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Idlib : aux limites de la coopération russo-turque

Igor Delanoë Igor Delanoë
13 février 2020
Le ton monte une nouvelle fois entre Ankara et Moscou au sujet d’Idlib. Les combats entre les forces loyalistes et les formations pro-turques appuyées par des troupes dépêchées par la Turquie à Idlib ont causé la mort de plus d’une douzaine de ses soldats à Ankara. L’offensive « Aube d’Idlib » lancée par Damas en avril dernier contre la province rebelle est entrée dans une nouvelle phase en décembre. Bénéficiant de l’appui de l’aviation et des forces spéciales russes, l’opération syrienne a déjà apporté ses fruits au régime syrien qui est parvenu à reprendre le contrôle de 45% de la région. Plus d’une vingtaine de villages et de bourgs ont été capturés par les troupes loyalistes dont l’avant-garde ne se trouverait plus désormais qu’à cinq kilomètres de la ville d’Idlib. Damas est surtout parvenue à saisir, le 11 février, le dernier tronçon de l’autoroute M-5 qui échappait encore à son contrôle. Il s’agit d’une prise importante qui permettra de rouvrir l’accès autoroutier direct entre Damas et Alep, coupé depuis 2012. Face aux succès militaires syriens et à la perte de ses soldats, Ankara a considérablement renforcé son dispositif militaire à Idlib. Elle y a dépêché ces derniers jours près de 5 000 hommes en renfort, ainsi que des véhicules blindés. Les derniers mouvements similaires de l’armée turque étaient précurseurs des opérations militaires « Bouclier de l’Euphrate », « Rameau d’olivier » et « Source de paix » lancées par Ankara en Syrie. La Turquie a en outre répondu systématiquement par le feu aux attaques que ses postes d’observation ont subi de la part des forces loyalistes. Disséminés le long de la ligne de contact entre les belligérants, ces postes d’observation turcs – en réalité de petits camps militaires comptant chacun 100 à 150 hommes – sont au nombre d’une douzaine. Toutefois, cinq d’entre eux se trouveraient aujourd’hui derrière les lignes syriennes.
Vu d’Ankara, la perte de ces soldats change la donne. La Turquie tient la Russie pour responsable de leur mort car, croit-on à Ankara, sans le consentement de Moscou, les Syriens n’auraient jamais osé s’en prendre frontalement aux forces turques. Le président Erdogan crie donc à la trahison russe et appelle Moscou à respecter ses engagements contractés lors de la signature du mémorandum de Sotchi, le 17 septembre 2018. Sauf que ni les Russes ni les Turcs ne respectent leurs obligations, et que la perception d’une trahison est largement partagée des deux côtés. Le Kremlin, moins verbeux et gesticulant, a pourtant régulièrement rappelé aux bons souvenirs de la Turquie sa promesse de « faire le tri » entre les éléments radicaux et les autres au sein des djihadistes retranchés à Idlib. Endossant de fait la stature de « parrain » responsable de la zone de désescalade d’Idlib, la Turquie n’a toutefois en réalité jamais pu ou su faire le distinguo entre les rebelles et les terroristes. Vu de Moscou, l’idée sous-jacente reste de circonscrire les rangs du Hayat Tahrir al-Cham (ex-front al-Nosra, affilié à Al-Qaeda), afin de mieux pouvoir ensuite l’éliminer. En outre, la Turquie a été dans l’incapacité de contribuer à la création de la zone démilitarisée de 15 à 20 km de large envisagée par le mémorandum de Sotchi. Tandis que les limites de l’influence turque sur le Hayat Tahrir al-Cham semblaient atteintes, la Russie a pour sa part continué d’accompagner la stratégie d’attrition de Damas qui a promis de reprendre chaque pouce de territoire perdu.
Face à l’envenimement de la situation, une délégation russe emmenée par l’envoyé spécial du Président russe pour la Syrie, Alexandre Lavrentiev, et par le vice-ministre des Affaires étrangères Sergueï Verchinine, s’est rendue dans la capitale turque le 10 février. Les discussions n’ont pas abouti, Ankara exigeant de Moscou qu’elle fasse le nécessaire pour que les forces loyalistes cessent leur offensive et se replient sur leurs positions ante. La Russie, pour sa part, a proposé à la Turquie de s’entendre sur un accord qui tienne compte des nouvelles réalités sur le terrain, ce à quoi Ankara s’oppose. Une nouvelle rencontre doit avoir lieu dans les prochains jours en Russie, tandis que les présidents russe et turc se sont entretenus au téléphone le 12 février pour rappeler leur attachement au mémorandum de Sotchi. La posture d’équilibre préférée par le Kremlin entre Damas et Ankara est de plus en plus mise au défi par la bataille d’Idlib. Quelles issues s’offrent aux Russes et aux Turcs aujourd’hui ? En toute hypothèse, la Russie pourrait difficilement rester les bras croisés si la Turquie venait à déclencher une opération contre les troupes de Damas. La maîtrise du ciel d’Idlib dont dispose Moscou grâce à ses systèmes anti-aériens S-400 complique par ailleurs les plans turcs d’offensive contre les lignes loyalistes. Enfin, la Russie aurait déjà préventivement bloqué pour 10 millions de dollars de tomates turques à leur entrée sur le territoire russe, laissant ainsi planer la menace de mesures de représailles économiques. Le scénario de l’escalade semble donc peu prometteur pour Ankara. En outre, ni l’un ni l’autre n’estiment avoir à gagner quoi que ce soit d’un télescopage de leurs forces au nom d’Idlib. La résilience de leur relation bilatérale ainsi que la flexibilité de leurs postures pourraient les conduire à adopter un nouvel accord qui devrait entériner la reprise de contrôle par le régime de l’autoroute M-5. Ce dernier serait en toute logique moins favorable à la Turquie et ne ferait – au mieux – que calmer le jeu avant une reprise des hostilités d’ici quelques mois. Laisser la pression monter à Idlib est aussi peut-être un moyen pour Moscou de tenter de provoquer des discussions directes entre Turcs et Syriens – Téhéran s’est d’ailleurs proposé comme médiateur –, tout autant que d’essayer de faire bouger les lignes à l’est de l’Euphrate où le contexte reste figé.
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