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France-Russie, Russie-Europe : Les horizons du partenariat

Sergueï Lavrov Sergueï Lavrov
27 mai 2013
Article de « France - Russie » - numéro spécial de la revue « Russia in global affairs »

Récemment, à l’invitation de son homologue russe Vladimir Poutine, le président français François Hollande s’est rendu en visite à Moscou. L’intensité des pourparlers entre les deux chefs d’État a confirmé le caractère particulier, privilégié des relations entre les deux pays.

Les relations franco-russes remontent à plusieurs siècles et connurent des périodes diverses : nos États furent parfois ennemis sur les champs de bataille, parfois alliés. Mais le plus important est que demeurent une sympathie sincère et un respect mutuel. On ne peut pas ne pas se souvenir de la fraternité d’armes qui s’est manifestée durant les catastrophes que furent les guerres ayant frappé le continent européen au siècle dernier, et du fait qu’en 2010, des soldats français ont participé au défilé de la Victoire sur la place Rouge lors des cérémonies commémoratives du 65ème anniversaire de la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Dans un contexte nouveau, alors que la confrontation idéologique a pris fin, la Russie et la France sont devenues des partenaires stratégiques. Il convient de noter qu’après sa réélection, au printemps 2012, le président Poutine a inclus Paris au programme de sa première visite à l’étranger.

Beaucoup a été fait ces derniers temps pour enrichir notre coopération de projets communs ambitieux, et ce dans différents domaines. L’année dernière, sur fond de problèmes économiques mondiaux et de phénomènes de crise dans la zone euro, le volume des échanges a toutefois baissé par rapport à 2011, où il avait atteint un montant record de 28,1 milliards de dollars. Nous nous devons donc non seulement de reproduire les résultats précédemment atteints mais aussi de les dépasser à brève échéance.

Nous saluons l’apport continu d’investissements français dans l’économie russe pour un volume cumulé supérieur à neuf milliards d’euros. Plus de quatre cent soixante-dix entreprises à capitaux français sont actives sur le marché russe, et ce dans presque toutes les branches de l’économie.

Nous collaborons activement dans le secteur énergétique, dans l’industrie aéronautique et automobile, dans les transports ferroviaires, dans de vastes projets d’infrastructures, dans l’industrie pharmaceutique, l’agro-alimentaire, et nous cherchons des débouchés communs sur les marchés de pays tiers. Le Programme conjoint de partenariat pour la modernisation signé en novembre 2011 est en cours de réalisation.

Parmi les projets communs les plus importants figurent la construction des gazoducs « Nord Stream » et « South Stream », le programme de lancement des fusées « Soyouz » depuis Kourou en Guyane, la conception en commun de l’avion de transport régional « Sukhoï Superjet-100 ». Les exemples sont nombreux, et les énumérer prendrait plusieurs pages.

Les relations franco-russes dans le domaine de la culture et de la science se développent activement grâce à un allègement significatif des procédures d’obtention des visas français de court séjour pour les Russes, ce à quoi nous répondons par la réciproque. En 2010, nous avons pu organiser les « Années croisées » de la Russie en France et de la France en Russie. Elles furent suivies des Saisons de la langue et de la littérature russes en France et de la langue et de la littérature françaises en Russie. Aujourd’hui, un nouveau projet est à l’ordre du jour : les Saisons du théâtre et du cinéma en 2013 et 2014.

Notre attention se porte en particulier sur l’action menée conjointement en faveur de la diffusion de la langue et de la culture du partenaire. En novembre dernier a été signé un accord visant à mettre des locaux supplémentaires à la disposition du Lycée français Alexandre Dumas à Moscou. Comme l’a assuré François Hollande, le projet de cathédrale et de centre culturel et spirituel russes quai Branly à Paris sera bientôt validé.

Il est évident que le potentiel de la coopération franco-russe est loin d’être exploité à son maximum ; ce point a été discuté par nos chefs d’État lors de leur rencontre à Moscou. Dans le même temps, il est clair qu’il n’est pas possible de penser l’avenir des relations franco-russes sans prendre en compte le contexte européen et mondial. Nous considérons la France comme un partenaire majeur en vue du renforcement des relations entre la Russie et l’Union européenne et en ce qui concerne la mise en place d’une architecture stable de sécurité euro-atlantique. Nous comptons aussi poursuivre le dialogue sur nos relations à long terme, en y incluant bien évidemment les autres pays de l’Union européenne.

Nous ne devons pas oublier dans quel monde nous vivons aujourd’hui. Le paysage géopolitique change littéralement à vue d’œil, une redistribution de l’équilibre des forces est en train de se produire, et ces processus s’accompagnent d’une recrudescence de l’instabilité dans les relations internationales. La zone de turbulences englobe tant l’économie que la politique. En conséquence de ces vastes changements qui, cela ne fait aucun doute, sont loin d’être achevés, l’Europe ne joue plus dans les affaires internationales le rôle central et décisif qu’elle avait l’habitude de jouer pendant les siècles passés. En même temps, il serait prématuré de considérer le « Vieux monde » comme quantité négligeable. Finalement, la place que l’Europe occupera dans le système multipolaire du XXIe siècle dépendra pour beaucoup de l’adéquation de la politique des États européens aux réalités internationales nouvelles.

L’Union européenne et la Russie sont les deux forces qui exercent une influence déterminante pour l’avenir du continent. Or, il est certainement temps aujourd’hui de se poser la question de savoir quels sont les horizons qui se présentent pour la coopération entre la Russie et l’Union européenne.

Dans mes rapports avec mes collègues européens, j’ai eu souvent l’occasion d’exprimer l’idée selon laquelle les relations Russie-Union européenne manquent de perspectives stratégiques. Certes, au cours des quinze années passées depuis l’entrée en vigueur de l’Accord de partenariat et de coopération, nous avons obtenu des résultats tangibles. Le volume des échanges et des investissements a augmenté, la Russie est un garant essentiel de la sécurité énergétique européenne puisqu’elle fournit environ un tiers du total des importations de gaz naturel des pays membres de l’UE. Une architecture institutionnelle à plusieurs étages a été érigée, qui consiste en des contacts politiques à tous les niveaux, en des échanges sectoriels et consultations entre experts.

Nos relations ont été soumises à rude épreuve avec la crise financière mondiale qui a douloureusement frappé la zone euro. Cependant, nous sommes parvenus, dans l’ensemble, à préserver une dynamique positive en ce qui concerne notre coopération dans le domaine des échanges et des investissements. Nous sommes convaincus que nos partenaires de l’UE surmonteront cette période difficile - je rappellerai à cet égard qu’environ 40% des réserves en devises de la Russie sont libellées en euros.

La Russie et l’Union européenne sont unies par leur proximité géographique, par leur complémentarité et l’interdépendance de leurs économies, par le caractère objectivement indivisible de la sécurité européenne et, ce qui n’est pas le moindre, par l’appartenance commune à la culture européenne, à la civilisation européenne dans son acception la plus large. Il va de soi que la réussite historique de la Russie est d’avoir étendu jusqu’aux rivages de l’océan Pacifique la zone de diffusion de la culture européenne.

Moscou ne voudrait pas que l’espace européen commun devienne un « grand échiquier ». Nous nous prononçons pour que ce territoire soit au contraire le lieu d’un grand partenariat historique. La concurrence internationale autour des ressources naturelles, des débouchés commerciaux et des sphères d’influence se fait plus âpre. Dans ce contexte, l’importance des ensembles régionaux culturels et civilisationnels se renforce, et l’un d’entre eux pourrait être, sans aucun doute, la Grande Europe. Aujourd’hui, alors que les exportations sont la principale source de croissance au sein de l’Union européenne, cette dernière est à la recherche de relais extérieurs susceptibles d’accélérer la sortie de crise et d’offrir aux producteurs européens des marchés nouveaux et étendus. La Russie, à son tour, poursuit ses efforts d’intégration au sein du système des échanges économiques mondiaux ; elle a décidé d’engager son économie sur la voie d’un développement basé sur l’innovation, de privilégier l’amélioration du climat des affaires et de son attractivité en termes d’investissements.

Le nouveau Concept de politique étrangère de la Russie entériné par le président Vladimir Poutine le 12 février 2013 fixe pour objectif stratégique la constitution d’un espace économique et humain s’étendant de l’Atlantique au Pacifique. Un partenariat à long terme entre la Russie et l’UE pourrait devenir un instrument global de synergie des efforts, de combinaison des avantages comparatifs des uns et des autres, de renforcement mutuel de la compétitivité. Il est bien évident que l’on ne pourra atteindre à un tel niveau de partenariat d’un seul coup. Cela ne sera possible que grâce à des initiatives cohérentes et soigneusement réfléchies. Il est cependant primordial de parvenir à une compréhension commune du vecteur de ce mouvement et de ses objectifs ultimes, ce qui permettrait d’élaborer de façon plus harmonieuse une interaction pratique tous azimuts.

Une telle vision de l’horizon stratégique Russie-UE pourrait résoudre de nombreuses questions, notamment celles relatives à la compatibilité entre les projets d’intégration européenne et eurasienne. L’intégration au sein de la « troïka » Russie-Biélorussie-Kazakhstan, qui est ouverte à d’autres partenaires, repose en effet sur les quatre mêmes libertés et principes de l’OMC qui régissent les processus d’intégration au sein de l’Union européenne. C’est pourquoi il est étrange que les dirigeants de la commission européenne déclarent, par exemple, que la participation de l’Ukraine à l’Union douanière eurasienne rendrait impossible la signature par Kiev d’un accord sur une zone de libre-échange avec l’Union européenne. D’ailleurs, au cours de ses négociations avec la Russie, Bruxelles insiste très fortement pour obtenir une libéralisation des échanges (dite « OMC plus »), et notre qualité de membre de l’Union douanière ne gêne personne. Il est important de se débarrasser des doubles standards et d’éviter la mise en place de barrières idéologiques sur la voie de l’élargissement et du développement de relations commerciales mutuellement avantageuses.

La Russie est intéressée à entretenir des relations stables et prévisibles avec l’UE, orientées vers un renforcement de la coopération dans le domaine de l’énergie, qui continue à jouer un rôle de ciment dans notre coopération et vise à la création, à terme, d’un complexe énergétique européen unique. Beaucoup dépend de la vitesse à laquelle nos partenaires à Bruxelles sauront renoncer à leurs approches unilatérales, qu’illustrent par exemple les tentatives visant à appliquer de façon rétroactive le « Troisième paquet énergie » de l’UE en violation des accords internationaux en vigueur.

L’instauration d’un régime de circulation sans visas constituerait un progrès réel en vue de la suppression des lignes de fracture en Europe. En ce qui concerne la Russie, nous sommes prêts à abolir les visas dès demain et à reléguer cette question dans l’Histoire.

Nous comprenons que nombre de personnalités politiques en Europe sont toujours sous l’emprise d’idées appartenant au passé – ils envisagent le monde et ses évolutions comme un jeu à somme nulle, qui non seulement présuppose de maintenir les anciennes lignes de démarcation mais en prévoit également la création de nouvelles plus à l’est. De la même manière, on observe des tentatives visant à introduire dans la réalité politique de l’espace post-soviétique des choix manichéens de type « ami-ennemi ».

Au cours des siècles, la Russie a participé activement au processus d’aménagement politique de l’Europe et de sa définition géopolitique. Il suffit de rappeler que dans les années 1930, la conclusion d’une alliance entre la Grande- Bretagne, la France et l’URSS aurait été suffisante pour arrêter la menace nazie. Aujourd’hui, nous sommes certes confrontés à des défis d’un caractère différent, mais cela n’affaiblit pas le sentiment ambiant d’insécurité, constat qui conduit des personnalités telles que Jacques Attali, par exemple, à comparer l’année 2013 à 1913. Un impétueux processus de mondialisation était également à l’œuvre à l’époque, de même qu’un développement rapide des économies et des flux migratoires sans précédent.

De la formulation d’une mission commune à la Russie et à l’Union européenne dépendent dans une large mesure les perspectives de construction d’une communauté euro-atlantique en matière de sécurité. Nous sommes évidemment prêts à continuer de chercher des modèles de coopération avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. On peut dire que deux facteurs ont aujourd’hui une signification-clé en matière de renforcement de la sécurité dans l’espace euro-atlantique : il s’agit, d’une part, de la volonté de la Russie et de l’OTAN de résoudre les problèmes hérités du passé ou nouvellement apparus dans cet espace ; d’autre part, de leur capacité à réagir collectivement aux risques extérieurs à l’espace euro-atlantique.

Ces vingt dernières années, le niveau de confrontation militaire en Europe a sérieusement diminué, le danger de conflits armés d’envergure sur le continent a pratiquement disparu, les doctrines militaires et la planification s’orientent de plus en plus vers les menaces et les défis mondiaux.

Nous sommes prêts à aller de l’avant avec l’OTAN sur la base d’une relation d’égal à égal, fondée sur la confiance et la prise en compte des intérêts de chacun. De telles opportunités existent. Si durant la première étape de son activité, le Conseil Russie-OTAN était principalement un mécanisme d’apaisement des motifs de préoccupation de part et d’autre dans le domaine militaire, ces dernières années, la coopération dans ce cadre se concentre de plus en plus sur la réponse à apporter aux nouveaux défis et dangers. Il s’agit tant de la riposte aux menaces en provenance d’Afghanistan que du développement de la coopération avec l’Alliance dans le domaine militaire, ainsi que de la lutte contre le terrorisme et la piraterie.

En même temps, les stéréotypes hérités de la « guerre froide » ont conservé une étonnante vigueur. Ils se manifestent dans la dérive – totalement injustifiée - visant à élargir encore l’OTAN à l’est, dans des déclarations sur l’importance croissante de la défense territoriale dans son acception traditionnelle, et dans les tentatives de l’Alliance de se prémunir unilatéralement de tous risques comme nous l’observons sur le dossier de la défense antimissile et dans le domaine de la cyber-sécurité. Nos partenaires de l’OTAN doivent bien comprendre que la création d’« oasis de sécurité » dans le monde interdépendant d’aujourd’hui est illusoire.

Il importe que l’Alliance atlantique n’emprunte pas une voie la conduisant à s’attribuer des fonctions qui relèvent du Conseil de sécurité de l’ONU, qu’elle ne tente pas de justifier ses projections de forces dans n’importe quelle région du monde par de simples décisions internes. Les résultats des opérations de l’OTAN menées jusqu’ici ne font que confirmer que, dans le monde d’aujourd’hui, la plupart des problèmes existants et des situations conflictuelles n’ont pas de solution militaire.

Le caractère de notre coopération avec l’OTAN dépendra du vecteur d’évolution de l’alliance, de la volonté de ses membres de garantir la suprématie du droit international, de prendre en compte les intérêts des autres acteurs et de respecter le principe de sécurité égale et indivisible.

Nous sommes convaincus que sur cette base, la Russie et les membres de l’Alliance pourront faire beaucoup en faveur du renforcement de la sécurité et de la stabilité, en évitant un glissement des relations internationales vers le chaos. Pour cela, il est indispensable que tous s’en tiennent à des règles simples et claires, telles que le refus de toute ingérence militaire sans mandat explicitement formulé par le Conseil de sécurité de l’ONU, le soutien des aspirations des peuples aux transformations démocratiques et à une vie meilleure sans que leur soient imposées de l’extérieur des échelles de valeur, un règlement pacifique des conflits par la voie du dialogue en cas de refus de coopérer d’une des parties. Nous n’avons pas transigé avec ces principes lorsque nous avons soutenu l’action de Paris au Mali visant à éliminer une menace terroriste et à créer les conditions d’un retour à l’ordre constitutionnel dans ce pays. Il convient aussi que nos partenaires s’en tiennent à une approche unique dans leur traitement des situations de crise, y compris en condamnant résolument le terrorisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations.

En 2015, nous célébrerons le 40ème anniversaire de l’Acte final du Traité d’Helsinki. Cet accord aura été un choix historique en faveur de la mise en place d’une coopération réellement européenne dans les domaines politique, économique et culturel, le début d’un mouvement de détente qui permit de mettre fin à la course aux armements. La tâche qui se présente à nous aujourd’hui n’est pas moins grande : elle est liée à la création d’une architecture nouvelle de sécurité indivisible et de coopération profonde, tournée vers l’avenir du continent européen. La Russie est prête à travailler sérieusement et de façon énergique à atteindre cet objectif avec la France et tous les autres partenaires de l’espace euro-atlantique.
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