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Syrie : que retenir des cinq ans d’intervention russe ?

Igor Delanoë Igor Delanoë
2 octobre 2020
Le 30 septembre 2015, les forces aérospatiales russes (VKS) réalisaient leurs premières frappes contre des objectifs désignés comme terroristes en Syrie. La campagne menée par Moscou dans la république arabe débutait ainsi après une première phase de déploiement discret des appareils sur la base aérienne de Hmeimim, près de Lattaquié. Cinq ans après son déclenchement, quel bilan tirer de l’opération militaire russe en Syrie ?

Il convient tout d’abord de rappeler que Moscou est intervenue directement dans le conflit afin de sauver un pouvoir syrien qui a alors perdu le contrôle de plus de 70% de son territoire et qui se trouve au bord de l’effondrement. Ce qui est aujourd’hui présentée par le Kremlin comme une opération anti-terroriste réussie avait ainsi pour objectif premier d’empêcher la disparition, perçue alors comme inéluctable, des structures étatiques syriennes. Aujourd’hui, Damas n’est plus menacée de tomber aux mains d’Al-Qaeda ni de celles de l’État islamique (EI), et l’État syrien, quelle que soit sa nature, a été préservé, ce qui était prioritaire pour le Kremlin. Même si elle n’a pu le faire dans le cadre d’une coopération avec la coalition internationale emmenée par Washington, Moscou considère qu’elle a néanmoins largement contribué à détruire ces groupes terroristes – et c’était là un autre objectif –, comme le rappelle le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou dans un article fleuve publié dans Krasnaya Zvezda à l’occasion des cinq ans d’intervention russe en Syrie. Parmi les buts fixés par Vladimir Poutine à ses troupes figurait celui d’empêcher le retour au pays des djihadistes russophones. Selon le ministère russe de la Défense, ce sont près de 4 500 ressortissants russes et de la Communauté des États indépendants ayant rejoint des groupes terroristes en Syrie qui ont à ce jour été neutralisés.

Au-delà de ces objectifs qui ont été atteints, que retire la Russie de son intervention militaire dans la république arabe ? À l’échelle globale, sa campagne syrienne a rehaussé la crédibilité géopolitique de Moscou et consolidé sa stature de puissance avec qui il faut compter. Le redressement de ses capacités militaires a permis à la Russie de non seulement atteindre ses buts lors de la phase active des opérations, mais encore de faire désormais figure d’acteur sécuritaire majeur au Moyen-Orient. Plus que jamais, le Kremlin se perçoit aujourd’hui comme une force d’équilibre et un garant de la stabilité régionale ; une puissance du statut quo. Sa capacité d’intervention au Levant est à ce propos garantie par la possession pour 50 ans de deux bases : Tartous pour la flotte, et Hmeimim pour les VKS. Ces emprises apparaissent comme les intérêts irréductibles de la Russie en Syrie, tant elles sont liées, au-delà d’aspects purement opérationnels, à son statut de grande puissance.

Deuxièmement, les forces armées russes ont accumulé une expérience inestimable au cours des opérations qu’elles ont menées. Les VKS ont réalisé près de 44 000 sorties aériennes, avec des pics à plus de 100 sorties par jour lors des batailles (Alep Est, Palmyre, Deir ez-Zor) qui ont émaillé la phase active de la campagne, du 30 septembre 2015 à mi-décembre 2017 (reprise de Deir ez-Zor à l’EI). Un maximum a été atteint le 20 novembre 2015, avec 139 sorties réalisées par les VKS. En moyenne, chaque appareil aura effectué 3 à 4 rotations par jour lorsque les combats furent les plus intenses, ce qui témoigne de la solidité de la chaîne logistique pour soutenir un tel rythme. Le ministère russe de la Défense a tenu à ce que la prise d’expérience soit la plus grande possible pour ses personnels et a largement fait tourner ses effectifs en Syrie : 90% des pilotes des VKS ont volé dans le ciel syrien, 60% des équipages de la marine ont connu un déploiement en Méditerranée orientale, plus de 50% des spécialistes de la défense anti-aérienne ont été déployés en Syrie, tandis que 98% des effectifs de la police militaire – les « bérets rouges » – ont été envoyés sur le théâtre syrien. Au cours de sa campagne, Moscou a fait en outre preuve d’une remarquable adaptabilité et de flexibilité militaire via la conclusion d’accords ad hoc avec la Turquie dans le nord de la Syrie, en négociant la réédition de dizaines de localités, et avec la création des « zones de désescalade » qui se sont révélées être une astucieuse mesure d’économie des forces. Contrairement à ce qu’avait prophétisé Barack Obama, la Syrie n’est pas devenue un bourbier pour la Russie qui ne s’y est jamais laissée attirer plus que de raison. Son dispositif militaire sur place a rarement excédée la cinquantaine d’appareils (avions et hélicoptères) et les 5 000 hommes. Le Kremlin souhaite à cet égard pouvoir conserver toute sa capacité de réaction dans l’hypothèse d’une escalade sur un autre théâtre (Ukraine) ou être en mesure de faire face à l’ouverture d’un autre front. Enfin, la Russie semble s’être adaptée à la durabilité d’un conflit de faible intensité en Syrie, quand bien même le potentiel d’escalade y demeure très élevé.

Au terme de cinq années d’intervention, le Kremlin fait cependant face à de nombreux défis en Syrie. Tout d’abord, la crise se situe dans une phase de conflit latent avec la persistance de nombreux points chauds : Idlib, la région de Deir ez-Zor, la région de Deraa… Même si Moscou a consenti des efforts pour réunir les conditions afin que la phase de transition politique soit lancée, le règlement de la crise demeure en suspend. Les discussions au sein du Comité constitutionnel patinent et le pouvoir syrien se montre plus intraitable que jamais. Les autres parrains du format d’Astana – la Turquie et l’Iran – entendent aussi défendre ce qu’ils estiment relever de leurs intérêts en Syrie, et toute la difficulté sera de terminer la guerre selon des termes favorables à Moscou, Ankara et Téhéran. Par défaut, le scénario de la fracturation de la Syrie en zones d’influence reste encore le plus plausible, tandis que celui de la reprise des hostilités à grande échelle paraît peu probable. La situation humanitaire dans le pays reste déplorable, avec des déficits en énergie, en médicaments, en céréales… ce qui constitue un obstacle supplémentaire pour le retour des réfugiés syriens. L’entrée en vigueur en juin dernier de l’acte César adopté par le États-Unis est de nature à accroître encore les tensions humanitaires dans la mesure où il introduit des sanctions secondaires sur la Syrie qui ruinent les efforts de Moscou pour y créer une nouvelle normalité. L’acte César est de plus susceptible de détruire le début de dynamique qui s’enclenchait avec la réouverture de leur représentation diplomatique par les Émirats arabes unis et le Bahreïn fin 2018, et alors que Moscou œuvrait au retour en grâce de Damas au sein de la Ligue arabe. À cet égard, la récente normalisation des relations entre Israël et des pétromonarchies du Golfe par l’entremise de Washington et aux fins de contrer l’influence iranienne dans la région, pourrait davantage compliquer la tâche de Moscou pour parvenir à un règlement politique en Syrie.

Source photo : www.kremlin.ru (Licence Creative Commons Attribution 4.0 International).
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