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Affaire Navalny : les étranges sanctions de l’Union européenne

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
16 octobre 2020
Le Journal officiel de l’Union européenne (UE) a rendu publiques, le 15 octobre, les sanctions décrétées contre la Russie par les États-membres à la suite de l’empoisonnement, le 20 août, de l’opposant Alexeï Navalny. Elles concernent six hauts responsables russes, ainsi qu’une personne morale – l’Institut d’État de recherche scientifique en chimie organique et de technologie (GosNIIOKhT). Ces mesures font référence à la Convention sur l’interdiction des armes chimiques, dont la Fédération de Russie est signataire. Au vu des déclarations en provenance de Berlin, Paris ou Bruxelles ces dernières semaines, elles ne constituent nullement une surprise. Leur détail se révèle en revanche assez étonnant. Le casting, tout d’abord. Le directeur du FSB, Alexandre Bortnikov, fait d’ores et déjà l’objet de sanctions au titre de la Crimée. Sergueï Meniaïlo, représentant plénipotentiaire de Vladimir Poutine dans le district fédéral de Sibérie, semble, lui, avoir été retenu selon un principe territorial (rappelons qu’Alexeï Navalny a été hospitalisé à Omsk). Pavel Popov et Alexeï Krivoroutchko, tous deux vice-ministres de la Défense, sont des « seconds couteaux » aux profils et aux sphères de compétences a priori assez éloignés de la direction d’actions clandestines : le premier vient du ministère des Situations d’urgence, la sécurité civile russe ; le second est notamment chargé du suivi des commandes d’armements et se spécialise dans les questions spatiales (il se murmurait même, depuis quelque temps, qu’il pourrait bientôt succéder à Dmitri Rogozine à la tête de Roskosmos). Last but not least, Andreï Iarine, chef de la direction de la politique intérieure au sein de l’administration présidentielle, et Sergueï Kirienko, son supérieur hiérarchique. En ce qui les concerne, est mis en avant – à juste titre – le harcèlement dont font l’objet Alexeï Navalny et ses compagnons ces dernières années. Les autres attendus (1), en revanche, sont pour le moins « tirés par les cheveux ». Ils dénotent une profonde ignorance des réalités russes et des jeux de pouvoir à Moscou – notamment des conflits récurrents entre l’administration présidentielle et les « Services ». L’inclusion de Sergueï Kirienko frappe singulièrement les esprits : Premier ministre de Boris Eltsine en 1998, membre fondateur – avec Boris Nemtsov – de l’Union des forces de droite, « repêché » par Vladimir Poutine – qui le nommera d’abord super-préfet dans le district de la Volga, puis patron de Rosatom, avant de lui confier le suivi de la politique intérieure au Kremlin après les législatives de 2016 – il a longtemps incarné l’aile modérée, politique, au fond « raisonnable » du régime russe. Gageons que les sanctions de l’UE auront valeur à ses yeux de titres de créances à Moscou. Notons au passage que l’UE n’a pas relevé – sans doute, là encore, par ignorance – que Kirienko a été, de 2001 à 2005, le représentant de la Russie pour le désarmement chimique, ce qui – à défaut de crédibilité – aurait ajouté de la cohérence au propos. L’impression qui se dégage du choix des six personnes physiques sanctionnées est que Bruxelles, en l’absence d’informations fiables sur ce qui s’est passé en Sibérie le 20 août, a décidé de « marquer le coup ». On a « pioché » pour ce faire, sans grand discernement, dans trois catégories : les militaires, les politiques et les « Services ». 
Faux-semblants et jeux de dupes ne s’arrêtent pas là. Contrairement à ce que l’on peut entendre à Moscou, la France et l’Allemagne n’ont pas décidé de prendre les devants dans ce dossier parce qu’elles étaient désireuses de conduire une quelconque croisade antirusse ; il s’agissait, à l’inverse, de canaliser les ardeurs des éternels partisans de la politique du « cordon sanitaire » et de préserver l’essentiel – le gazoduc Nord Stream 2 pour Berlin, et le dialogue politique relancé par Emmanuel Macron en 2019 pour Paris. À cet égard, si la rencontre au format dit « 2+2 », qui devait se tenir dans la capitale française le 14 septembre, a été reportée sine die, des discussions bilatérales sur la cybersécurité ont eu lieu quelques jours plus tôt en présence d’Andreï Kroutskikh, représentant spécial de Vladimir Poutine pour la coopération internationale dans le domaine de la sécurité de l’information. Et quelques jours plus tard, un proche conseiller du chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian priait à dîner de hauts responsables russes dans un salon discret d’un restaurant proche de la place Vendôme. Les présidents Macron et Poutine s’entretiennent, en outre, régulièrement au téléphone, le Haut-Karabagh leur fournissant un nouveau sujet de discussion et – enfin – un possible motif de convergences. Dans ce contexte, quelle peut être la réaction du Kremlin ? La suspension du dialogue avec l’UE évoquée ces derniers jours par le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov est envisageable, au moins pour quelques mois. Elle serait l’occasion de conjuguer marque de mauvaise humeur et signe de dédain pour une entité que Moscou juge fondamentalement incapable d’être un acteur souverain (la plupart de ses États-membres dépendent en effet des États-Unis pour leur sécurité et se satisfont pleinement de cette situation) et donc crédible sur la scène internationale, au-delà de quelques sujets économiques et techniques. L’inclusion de certaines personnalités européennes dans des listes de sanctions – qui existent déjà mais dont les « cibles » ne sont pas rendues publiques – est une autre option. 
Fondamentalement, l’état d’esprit qui règne à Moscou est proche de celui que l’on peut observer à Paris : l’objectif est de préserver – sans illusions – ce qui peut l’être en attendant – patiemment et sans optimisme excessif – des jours meilleurs. À court terme, la possible élection de Joe Biden à la Maison-Blanche et la succession d’Angela Merkel à la Chancellerie devraient cependant compliquer encore la donne pour Moscou. 1. « Dans ces circonstances, il est raisonnable de conclure que l'empoisonnement d'Alexeï Navalny n'a été possible qu'avec le consentement de l'administration présidentielle. Compte tenu du poste à responsabilités qu'il occupe au sein de cette administration, Sergei Kiriyenko est donc responsable d'avoir incité à l'empoisonnement d'Alexeï Navalny au moyen de l'agent neurotoxique Novitchok et d'avoir apporté un soutien aux personnes qui l'ont commis ou qui ont été impliquées dans cet empoisonnement, lequel constitue une utilisation d'armes chimiques au sens de la convention sur les armes chimiques. »
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