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« 3 questions à » Andreï Sizov sur le développement du secteur agricole russe

Andreï Sizov Andreï Sizov
4 mars 2021
Andreï Sizov, directeur du centre d’analyse SovEcon

1. Que pouvez-vous dire sur l’état actuel du secteur agricole russe (exportations, importations, potentiel des différents secteurs) ? À quel point est-il attractif pour les investisseurs ?



L'année 2020 a été une année record pour le secteur en termes d'exportations. La valeur des produits exportés s'élève à environ 30 milliards de dollars. Il s'agit d'une augmentation d'environ 20 % par rapport à 2019. Pour la première fois de son histoire, la Russie est devenue un exportateur net de denrées alimentaires en 2020. Si l'on évalue le volume des exportations russes, il faut les comparer à celui de la France (80 milliards de dollars), du Brésil (95 milliards de dollars) et des États-Unis (140 milliards de dollars). Il y a donc une marge de croissance.

La composition des exportations reste à peu près la même : la première place est occupée par les céréales, suivies du poisson, des huiles végétales, des farines et des oléagineux. Ces produits représentent la majeure partie des exportations russes. La France est le principal concurrent de la Russie sur le marché des céréales et du blé, suivie par l'Ukraine.

Les importations de produits agricoles ont fortement diminué au cours des dix dernières années, en particulier en 2014-2015 dans un contexte de dévaluation rapide. En général, cette tendance est due au fait que la production intérieure est en croissance active, alors que le marché intérieur ne croît pas mais au contraire se contracte, car, malheureusement, les revenus de la population chutent depuis des années. La part des importations diminue et il est de plus en plus difficile de se développer sur la base d'une substitution des importations. La part des importations reste cependant élevée pour les légumes et les fruits, ainsi que pour le lait. Ces secteurs devraient donc continuer à croître assez activement à moyen terme, en se substituant aux importations restantes.

Les céréales et les oléagineux sont potentiellement les secteurs les plus intéressants de l’agriculture russe pour les investisseurs. La Russie a montré qu'elle peut être très compétitive malgré les longues distances, les coûts élevés des infrastructures et le manque de soutien de l'État pour ce secteur particulier (la production végétale). Les terres agricoles sont très bon marché par rapport aux normes mondiales. Cependant, le problème demeure celui de la réglementation étatique qui est totalement imprévisible.

Les investisseurs peuvent être intéressés par des projets d'élevage ayant un potentiel d'exportation à moyen terme. Les exportations russes de produits de l'élevage (viande, volaille) se développent assez rapidement, et je pense que cela va se poursuivre dans un avenir proche, notamment en raison de taxes à l’exportation récemment introduites sur les céréales, dont les principaux bénéficiaires seront les éleveurs de bétail.

Depuis 2014, la part des sociétés multinationales dans les exportations russes de céréales a chuté à plusieurs reprises. Parmi les principaux acteurs du marché mondial, CHS a quitté la Russie et Bunge a fortement réduit son empreinte. Je ne pense donc pas que les conditions d'un afflux massif d'investissements étrangers soient réunies, en particulier pour ce qui concerne les entreprises d’Europe occidentale, en raison du risque que représente pour celles-ci le fait d'investir en Russie. Si l’on assiste à des investissements, ils viendront principalement d'Asie (Chine, Singapour, pays du Golfe persique).

2. Comment jugez-vous les mesures gouvernementales visant à soutenir le secteur agricole ?

L'agriculture est toujours l'un des rares secteurs en croissance de l'économie russe. Elle a cru de 1,5 % en 2020, ce qui n'est pas trop mal dans le contexte d’une baisse de 3,1 % du PIB. Il existe une croyance populaire selon laquelle cette croissance est due au soutien du gouvernement. Ce n'est pas tout à fait vrai, et dans certains cas, même pas du tout. Le budget de la politique agricole russe est assez modeste, en constante diminution, et s’élève à environ 260 milliards de roubles pour 2021. A l’échelle de l'économie russe, il s'agit d'un montant très faible.

En outre, nous avons récemment connu des coupes assez importantes dans le secteur qui, jusqu'à récemment, affichait la croissance la plus impressionnante, à savoir celui de la production végétale. En 2021, des droits à l'exportation ont été introduits sur les oléagineux (temporaires pour le moment) et sur toutes les grandes cultures (permanents à partir du 2 juin), qui représentent 90 % de la récolte russe. Ces taxes à l’exportation sont sans précédent : il n'existe aucun parallèle dans le monde et, jusqu'à récemment, l'Europe subventionnait ses exportations agricoles. Le système russe est encore plus strict qu'en Argentine qui depuis de nombreuses années taxe la production de ses agriculteurs au nom de la protection du marché intérieur, ce qui permet de résoudre divers problèmes fiscaux.

La Russie prévoit de prélever 70 % de la différence entre le prix à l'exportation du blé et 200 dollars par tonne. Si vous regardez la situation dans une perspective historique, la Russie n'a jamais eu de tels prélèvements jusqu'à présent. Il y a plus de 30 ans, la Russie était le plus grand importateur de céréales, et il y a 20 ans, elle n’était pas encore devenue un acteur du marché mondial des céréales. Dans la période qui a suivi, plusieurs restrictions ont été imposées aux exportateurs : en 2010, une interdiction complète des exportations d'août jusqu'à la fin de la saison, accompagnée d'autres interdictions à court terme, ainsi que des taxes à l’exportation pour les saisons 2014-2015 et 2015-2016 - bien que d’une sévérité relative et de nature temporaire. En outre, les prix des céréales n'ont pas augmenté à l’époque.

Les autorités promettent de restituer partiellement les fonds prélevés au secteur. Cependant, on estime que cela représentera au mieux quelques dizaines de pourcents de ces nouveaux prélèvements. Du fait de ces prélèvements, les prix du marché ont en effet chuté en-dessous des prix mondiaux, pour le bénéfice des secteurs consommateurs (éleveurs de bétail et minoteries). Ainsi, pour la saison en cours, sur les transferts de valeur au détriment des agriculteurs provoqués par ces nouveaux mécanismes, seuls 20 % iront à l'État sous forme de droits, qui seront en théorie redistribués par la suite, et 80 % seront de fait transférées aux secteurs consommateurs.

Étant donné que nous assistons probablement à un nouveau cycle de hausse des prix dans le monde sur tous les marchés de matières premières, y compris les marchés agricoles, les prix des ressources matérielles et techniques (engrais, produits phytosanitaires, machines) augmentent rapidement. La hausse des prix mondiaux est un facteur important également en cela que, sans elle, le producteur agricole russe ne serait peut-être pas soumis à ces taxes, il n'y aurait pas d'exemptions et il pourrait continuer à concurrencer relativement discrètement les agriculteurs d'autres pays. Et lorsque l'agriculteur russe se trouve pris en étau entre la hausse des coûts et des prix "ajustés", sa marge court le risque de s’évaporer. Ainsi, dès 2022, la situation de la récolte pourrait changer de manière radicale.

En général, tant que ces droits resteront en vigueur, il ne faut pas s'attendre à une croissance de la production agricole russe et, d'une manière générale, nous assisterons à une grave détérioration de la dynamique du secteur, car la production végétale représente environ la moitié de la production agricole.

Le consommateur final, au nom duquel ces mesures ont été introduites, ne remarquera en général rien. Le facteur clef de l'inflation alimentaire dans le pays n'est pas le prix des céréales ou des oléagineux, mais les processus inflationnistes généraux, le taux de change du rouble et les taux d’intérêt. D'ailleurs, l'Argentine, qui limite depuis une décennie l'exportation de produits agricoles avec des objectifs similaires, n'a pas obtenu de succès considérable dans la lutte contre l'inflation. Au cours des derniers mois, le taux d'inflation des denrées alimentaires a été d'environ 40 % en glissement annuel.

3. Le manque de capacités portuaires est-il un autre obstacle aux exportations de céréales ?

Lors de la saison 2017-2018, alors que la Russie a connu une récolte record, les capacités ont en effet fait défaut. En théorie, si les relations avec l'Ukraine n'avaient pas été dégradées à cette époque, il aurait été possible d'utiliser les ports ukrainiens, comme cela était le cas par le passé. Vu le contexte, une partie du grain n’a pu être exportée.

Toutefois, les capacités portuaires ne cessent d’augmenter, de sorte que ce facteur ne constitue pas un obstacle sérieux pour les exportations. 
En théorie, la Russie peut déjà exporter environ 60 millions de tonnes de céréales, soit plusieurs fois le volume des exportations de la saison en cours.
Compte tenu des nouvelles taxes à l’exportation, les investisseurs vont bien sûr commencer à geler en masse les projets de nouveaux terminaux. Cela crée des risques trop élevés, en particulier pour les projets d'infrastructure, qui peuvent mettre beaucoup de temps à être rentabilisés et pour lesquels il est d’autant plus important d’avoir des règles du jeu claires à long terme. 
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