Ru Ru

La diplomatie russe s’active dans le Golfe persique

Igor Delanoë Igor Delanoë
17 mars 2021
Décryptage et enjeux de la récente tournée de Sergueï Lavrov dans les pétromonarchies arabes

Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a réalisé une tournée de trois jours dans le Golfe persique. Débutée le 9 mars aux Émirats arabes unis où il a rencontré le prince héritier Mohammed ben Zayed Al Nahyane, elle s’est poursuivie le 10 en Arabie saoudite où la ministre russe a eu un entretien avec le prince héritier Mohammed ben Salmane, avant de s’achever le 11 mars à Doha, où il s’est entretenu avec l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani. Au cours de ce déplacement, Sergueï Lavrov aura aussi eu des échanges à Abou Dhabi avec Saad Hariri, le Président du Conseil des ministres libanais, et avec Mevlüt Çavuşoğlu, son homologue turc, à Doha. Cette tournée intervient après que les ministres des Affaires étrangères émirien, saoudien et qatarien ont visité la capitale russe en décembre et janvier derniers. Par ailleurs, le 15 mars, une délégation du Hezbollah emmenée par Mohammad Raad, représentant du parti chiite au Parlement libanais, arrivait à Moscou pour une visite de quatre jours au cours de laquelle elle doit se rendre non seulement au ministère des Affaires étrangères, mais aussi à la Douma et au Conseil de Sécurité. Enfin, le 17 mars, Sergueï Lavrov accueillait son homologue israélien Gabi Ashkenazi. Cette séquence moyen-orientale intervient alors que les relations se rafraîchissent entre Washington, d’une part, et les pétromonarchies arabes et Israël, d’autre part, sur fond de volonté américaine de réamorcer un dialogue avec les Iraniens au sujet de leur programme nucléaire. En outre, fin février, à quelques jours de la tournée de Sergueï Lavrov, les États-Unis accusaient Mohammed ben Salmane d’avoir commandité le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en octobre 2018, en Turquie.

Nombre d’observateurs ont avancé que parmi les questions figurant à l’agenda des discussions avec les pétromonarchies du Golfe se trouvaient l’accord OPEP+ et le règlement politique de la crise syrienne. Il est vrai qu’il y a tout juste un an débutait une funeste guerre des prix et des quotas de production de pétrole entre Moscou et Riyad qui faisait plonger le prix du baril dans la zone des $21 fin avril 2020, avant que quelques semaines plus tard l’accord OPEP+ ne soit finalement prorogé. Il aura fallu près d’un an pour que le cours du pétrole se rétablisse au niveau ante : début mars, il flirtait avec les $70, prix auquel il se trouvait en janvier 2020. Il est en réalité peu probable que Sergueï Lavrov dispose du poids nécessaire sur les dossiers énergétique et politique syrien. Le premier est supervisé par Alexandre Novak, ancien ministre de l’Énergie et vice-Premier ministre en charge de l’énergie. Le second est géré par l’Envoyé spécial de Vladimir Poutine pour la Syrie, Alexandre Lavrentiev, qui visitait Riyad la veille de l’arrivée de Sergueï Lavrov. L’objectif de son entretien avec Mohammed ben Salmane devait très certainement être de convaincre les Saoudiens de peser plus fortement sur les groupes d’opposition syriens et de jouer le jeu du Comité constitutionnel à Genève afin d’y contrebalancer l’influence de la Turquie.

Lors de sa tournée, Sergueï Lavrov a abordé trois grands dossiers avec chacun des pays arabes : à Abou Dhabi, il a été question de la sécurité dans le Golfe persique, à Riyad, des affaires, tandis qu’à Doha était institutionnalisé un nouveau format pour les questions humanitaires en Syrie. Le seul sujet transversal était celui du retour de la Syrie dans la Ligue arabe, en faveur duquel Moscou continue de plaider. Évoquée lors de chacune des étapes de Sergueï Lavrov, cette normalisation est perçue par le Kremlin comme un jalon incontournable sur la (longue) route vers la levée des sanctions internationales qui pèsent sur la Syrie.

À la différence de son voisin saoudien, Dubaï entretient une relation pragmatique avec l’Iran qui repose avant tout sur le vecteur économique. Aussi, ce n’est pas un hasard si la diplomatie russe a choisi l’étape émirienne pour remettre sur la table son projet de Concept de sécurité collective pour la zone du Golfe proposé à l’été 2019. Moscou persiste à pousser son texte – qui, de sources concordantes, a été plutôt bien accueilli par les pétromonarchies arabes – et estime que le changement de braquet américain sur l’Iran et la possible renégociation de l’accord sur le nucléaire iranien ouvrent une fenêtre de tir favorable pour promouvoir son initiative. Sergueï Lavrov a par ailleurs réitéré l’opposition russe à l’inclusion du programme balistique iranien et à celle de l’influence de Téhéran au Moyen-Orient dans les modalités de négociation d’un JCPOA revisité. Enfin, la vitalité des liens commerciaux entre la Russie et les Émirats arabes unis a été soulignée lors de la visite du diplomate russe. Les Émirats font en effet figure de principal partenaire commercial pour Moscou parmi les pétromonarchies arabes. Avec plus de $1,8 milliard d’échanges bilatéraux, 2019 fut la deuxième année la plus prospère pour les deux pays depuis l’établissement de leurs relations diplomatiques. Et avec près de $2 milliards échangés rien que sur les trois premiers trimestres de 2020, l’an passé s’annonce d’ores et déjà comme un fructueux millésime pour les relations commerciales russo-émiriennes.

C’est néanmoins avec l’Arabie saoudite que la plus forte progression des échanges commerciaux est enregistrée : le volume des échanges bilatéraux a été multiplié par quatre depuis 2016. Riyad et Moscou entendent atteindre le seuil des $5 milliards dans les prochaines années, un objectif qui paraît atteignable compte-tenu de la dynamique à l’œuvre. Les chances de gagner ce pari seront confortées par l’ouverture imminente d’une représentation commerciale russe en Arabie saoudite qui sera dirigée par Stanislas Iankovets qui co-présidait depuis plusieurs années le Conseil russo-arabe pour les Affaires. Il a été officiellement nommé Représentant commercial de la Russie au Royaume le 1er mars dernier. Le volume du commerce russo-saoudien, comme celui des échanges commerciaux russo-émiriens, dépasse désormais celui, annuel, des flux d’affaires entre la Russie et l’Iran, réduisant de plus en plus la relation russo-iranienne à sa nature essentiellement géopolitique.

L’étape de Doha aura servi à marquer le lancement d’un nouveau triangle, après celui d’Astana (Turquie, Iran et Russie), sur la Syrie : le trio Russie-Turquie-Qatar. Fonctionnant entre experts des trois pays depuis un an, il se réunira désormais au niveau des ministres des Affaires étrangères, avec un agenda tourné vers « l’allégement du fardeau humanitaire » en Syrie. La rencontre Lavrov-Çavuşoğlu aura ainsi servi à lancer un format qui, aux yeux des Russes, doit avant tout compenser les flottements émiro-saoudiens sur le dossier syrien. Déjà refroidis par la loi César entrée en vigueur en juin dernier, les Émirats arabes unis comme l’Arabie saoudite ne souhaitent en effet pas tendre davantage leurs liens avec la nouvelle administration américaine en s’engageant davantage économiquement et politiquement dans la république arabe. Ayant déjà démontré sa propension à tester de nouveau fora de discussion sur le conflit syrien (réunion d’Istanbul entre la Turquie, la Russie, la France et l’Allemagne en octobre 2018), Moscou s’est donc tournée vers la Qatar et la Turquie pour lancer le « format de Doha » qui aura vocation à aborder les questions humanitaires, celles liées à la reconstruction de la Syrie et au retour des réfugiés. Sergueï Lavrov a enfin mis à profit son déplacement au Qatar pour aborder la question de l’Afghanistan. Doha reste en effet une place majeure pour les pourparlers avec les talibans, et Moscou anticipe la frilosité de l’administration Biden à achever le retrait des soldats américains d’ici mai 2021, comme l’y engage pourtant l’accord de paix signé par l’administration Trump le 29 février 2020 avec les talibans. Moscou et Istanbul accueillent des conférences sur l’Afghanistan, respectivement les 18 et 27 mars (sous l’égide de l’ONU pour la conférence turque), ce qui tend à faire du dossier afghan un nouvel objet de compétition coopérative entre Russes et Turcs.

Le déplacement de Sergueï Lavrov confirme que la Russie s’est créée un accès au Golfe persique qui ne passe plus nécessairement par l’Iran, ni même par l’Irak. L’apaisement des tensions dans cette zone continue d’être perçu à Moscou comme pouvant être profondément bénéfique à plusieurs autres dossiers régionaux (Yémen, Syrie, Irak). Parvenir à y « placer » son projet de sécurité collective serait à l’évidence un succès diplomatique majeur pour le Kremlin. Entre intérêts d’affaires et géopolitique régionale, la tournée de Sergueï Lavrov confirme néanmoins que, loin de reposer sur une quelconque « grande stratégie », la politique russe au Moyen-Orient conserve une grande part de réactivité liée aux revirements de Washington.

Source photo : page Flickr du Ministère des Affaires Etrangères de la Fédération de Russie
Derniers blogs