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« 3 questions à » Clément Therme sur les relations entre la Russie et l'Iran

Clément Therme Clément Therme
18 novembre 2021
Clément Therme est chercheur associé à l’Institut universitaire européen de Florence et membre associé du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC) à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est aussi non-resident fellow à l’Institut Rasanah-IIIS.

1. Après le retrait américain, dans quelle mesure l'Afghanistan représente-t-il un champ de coopération pour Moscou et Téhéran ?

L’Iran et la Russie ont anticipé la victoire des talibans* en Afghanistan. Il n’en reste pas moins que cet avantage stratégique risque de se heurter à la déstabilisation que fait peser le nouveau régime de Kaboul sur la région. Depuis l’apparition de l’État islamique au Khorasan (EIK)** en 2015, Téhéran et Moscou partagent l’analyse selon laquelle les talibans seraient aujourd’hui moins dangereux que Daesh. Il s’agit en effet d’un mouvement islamo-nationaliste alors que l’EIK est composée de forces combattantes djihadistes transnationales. Cette analyse est partagée, voire dominante, depuis 2014 non seulement en Iran et en Russie mais aussi au sein des États d’Asie centrale en général, et au Tadjikistan persanophone en particulier. Pour autant, Douchanbé est la seule capitale centrasiatique à ne pas entretenir de dialogue avec le nouveau pouvoir taliban.

Ce rapprochement conjoncturel avec le nouveau pouvoir afghan est conforme avec l’intérêt partagé par Moscou et Téhéran de contrer l’extension de Daesh en Afghanistan et d’éviter une contagion de l’instabilité afghane à l’Asie centrale (Moscou) ou vers le territoire iranien (Téhéran). Les deux pays ont également opéré une tentative de rapprochement avec Islamabad qui correspond à la nouvelle réalité politique en Afghanistan. Cela est une rupture notable par rapport aux années 1990 où l’axe Moscou-Téhéran-New Dehli soutenait alors ouvertement l’opposition afghane aux talibans regroupée au sein de l’Alliance du Nord.

2. L'administration Biden souhaite ré-engager le dialogue avec Téhéran au sujet du nucléaire. Quelles pourraient être les conséquences pour les liens entre la Russie et l'Iran ?

Du point de vue du nouveau gouvernement iranien nommé après l’élection de Raïssi, les relations avec Moscou sont devenues de manière encore plus évidente une priorité de la politique étrangère iranienne. Pour contourner ou « neutraliser » les sanctions économiques de Washington, la nouvelle posture de Téhéran vise à renforcer les relations économiques au niveau régional mais aussi avec la Russie et l’Union eurasiatique. Il existe ainsi une volonté affichée du président Raïssi de finaliser dans les plus brefs délais le document global de coopération Iran-Russie qui définit un cadre pour leur partenariat pour les deux prochaines décennies.

Il existe désormais une dimension multilatérale aux relations bilatérales irano-russes. Ainsi, la désescalade sur le dossier nucléaire est une condition nécessaire à la réussite du processus d’adhésion de l’Iran à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) décidé à Douchanbé à l’automne 2021. Ce dernier est en effet tributaire de la sortie de l’Iran de la liste noire du Groupe d’Action financière (GAFI) et de la poursuite du processus de Vienne sur le nucléaire iranien afin d’éviter un retour des sanctions économiques internationales contre la République islamique. De nouvelles sanctions constitueraient en effet un frein au développement des relations commerciales irano-russes dans des domaines sensibles comme les secteurs militaires, le programme spatial iranien ou le nucléaire civil.

3. Un après la guerre dans le Haut-Karabagh, comment analysez-vous l'évolution de la relation russo-iranienne dans le Caucase du Sud ? Peut-on affirmer que la signature il y a quelques jours par la Russie d'un contrat au sujet de l'exploitation du super-gisement gazier iranien offshore de Chalous en mer Caspienne symbolise de plus grandes convergences ?

Pour l’Iran et la Russie, au-delà de la victoire militaire de Bakou, le phénomène le plus inquiétant est la nouvelle implantation turque dans une zone extérieure aux limites des frontières de l’Empire ottoman. Il ne s’agit donc pas d’une approche néo-ottomane de la politique étrangère turque, mais plutôt d’une réalisation de l’idéologie pan-turquiste. Cette nouvelle présence turque au Caucase du Sud pose aussi la question du transfert de combattants « mercenaires » du théâtre syrien vers l’espace caucasien. Cette présence militaire, si elle devait se pérenniser, pourrait pousser Téhéran et Moscou à une coopération sécuritaire renforcée pour éviter une extension de ce réseau de combattants pro-turcs vers d’autres régions de l’ancien espace soviétique voire vers l’Iran. Enfin, « l’astanisation » du processus diplomatique autour du conflit du Haut-Karabakh qui pourrait être perçue favorablement par la République islamique en raison de la marginalisation de l’Occident se construit autour d’un modèle distinct de la Syrie. Il s’agit plus au Caucase d’un binôme Turquie-Russie que d’un triangle géopolitique entre Téhéran, Ankara et Moscou.

S’agissant de l’annonce de la signature d’un contrat sur le champ gazier de Chalous, il existe un débat en Iran sur les intentions russes : s’agit-il de développer le potentiel énergétique iranien dans cette zone ou de contrôler d’éventuelles exportations de gaz iraniennes sur le long terme ? En dépit de cette nouvelle polémique en Iran***, il n’y a pas d’alternatives aux projets d’investissements russes tant que les sanctions américaines pesant sur les secteurs bancaires, gaziers et pétroliers iraniens ne sont pas levées.

* Le mouvement des talibans est interdit en Russie.

** Le groupe État islamique au Khorasan (EIK) est interdit en Russie.

*** https://www.iranintl.com/en/20211104936403
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