Igor Delanoë
12 juillet 2022
Alors que les flux commerciaux entre la Russie et l’Occident sont profondément perturbés, la région Afrique du Nord-Moyen-Orient (ANMO) pourrait bien tirer parti de la dégradation majeure et sans précédent des relations entre Russes et Occidentaux. Le volume des échanges entre la Russie et les pays de la zone (1) a atteint la somme record de $60,5 milliards en 2021, ce qui représente 7,7% du volume total du commerce extérieur russe pour l’année dernière (2). Certes, la région reste loin derrière l’Europe – le commerce russo-allemand pèse à lui seul $53 milliards en 2021 – et l’Asie – Russes et Chinois ont échangé pour $141,6 milliards l’an dernier – en termes de flux. Néanmoins, alors que le commerce extérieur de la Russie connaît en 2021 sa meilleure année depuis 2014 (respectivement $786,6 milliards d’import-export contre $784,4 milliards il y a huit ans), la part de la zone ANMO a progressé à volume égal entre ces deux millésimes : de 6,3% en 2014, il représente désormais 7,7%, soit une progression de presque 25%. Les chiffres de 2021 confirment en réalité une tendance : depuis la fin des années 2000, les échanges commerciaux entre la Russie et la région ANMO sont en constante progression (voir Graphique 1).
Graphique 1. Évolution de la part de la région Afrique du Nord – Moyen-Orient dans le commerce extérieur russe (2008 -2021). Volumes exprimés en million de dollars US.
Les locomotives sont connues : la Turquie, l’Algérie et l’Égypte. Après une convalescence de six années qui avait vu le commerce russo-turc s’établir dans une fourchette comprise entre $15 milliards et $26 milliards par an, celui-ci a renoué en 2021 avec les niveaux d’avant la brouille survenue entre Moscou et Ankara fin 2015, sur fond de guerre en Syrie. Avec $33,5 milliards d’échanges en 2021, leurs flux bilatéraux augmentent non seulement de 50% par rapport à 2020 (3), mais ils représentent aussi plus de 50% de ceux existant entre la Russie et la zone ANMO. Le commerce russo-algérien demeure relativement stable par rapport à 2020, dans la zone des $3 milliards. Enfin, les échanges commerciaux entre Moscou et Le Caire reculent pour la troisième année consécutive et s’établissent à $4,1 milliards en 2021 (-44% depuis 2018).
La surprise vient du golfe Persique. Avec l’Iran, le commerce bilatéral a franchi la barre symbolique des $4 milliards, ce qui fait de 2021 une année record pour les échanges russo-iraniens qui stagnaient depuis 2012 entre $1,2 milliard et $2,2 milliards par an. Reste à voir dans quelle mesure Russes et Iraniens sont susceptibles de maintenir la cadence. Sur ce point, le lancement du corridor « Nord-Sud » qui relie Saint-Pétersbourg à l’Inde via la mer Caspienne et l’Iran devrait contribuer à soutenir le commerce russo-iranien sans pour autant lui permettre d’atteindre l’objectif politique de $10 milliards visé par les conservateurs iraniens. Sur la rive opposée, rien ne semble pouvoir arrêter le commerce russo-émirien que même la pandémie n’avait pas affecté : les échanges bilatéraux sont en progression constante depuis 2016, avec un volume multiplié par 3,5 en six ans (de $1,2 milliard à $5,3 milliards en 2021). Les Émirats arabes unis demeurent de loin le premier partenaire commercial de la Russie parmi les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) (4), derrière l’Arabie saoudite. À l’image des flux commerciaux russo-émiriens, le commerce bilatéral entre Moscou et Riyad a constamment progressé depuis 2016. En six ans, il a été multiplié par 4,5, passant d’un peu moins de $500 millions en 2016 – année de la création de « l’OPEP+ » (5) – à 2,2 milliards en 2021. 2016 apparaît comme une année charnière pour la Russie et le CCG dont les échanges bilatéraux sont en augmentation continue : de $2,5 milliards il y a six ans, ils se sont hissés à $8,6 milliards en 2021, largement portés par le dynamisme du commerce russo-émirien et des flux russo-saoudiens (voir Graphique 2). Les relations commerciales Russie-CCG représentent aujourd’hui plus de 14% du commerce russe sur la zone ANMO.
Graphique 2. Évolution comparée du volume du commerce entre la Russie et l’Iran, et entre la Russie et les pays du CCG (2008 - 2021). Volumes exprimés en million de dollars US.
Le commerce extérieur de la Russie avec la région ANMO a fait non seulement preuve de résilience au cours des précédentes crises (Syrie, Covid), mais il s’est aussi consolidé. Cette expérience devrait lui fournir les bases nécessaires pour supporter le nouveau choc géopolitique du conflit en Ukraine et ses répercussions globales. La Turquie demeure le poids lourd incontesté de la zone. Tandis que les piliers traditionnels du commerce russe (Algérie, Égypte) semblent s’affaisser, de nouvelles locomotives sont apparues (Émirats arabes unis, Arabie saoudite). Au Maghreb, le commerce avec le Maroc – qui a rebondi à $1,6 milliard, soit la meilleure année depuis 2012 – fait du Royaume un partenaire commercial de la Russie à surveiller. Dans le Golfe, la signature de l’accord « OPEP+ » a apporté la substance politique qui semblait faire défaut aux relations entre Moscou et les pays du CCG. En toute hypothèse, compte tenu de ses fondements relativement robustes, le commerce entre la Russie et la région ANMO devrait bénéficier – au-delà de l’effet statistique – de la crise géopolitique entre Russes et Occidentaux.
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1. Nous intégrons dans cette région les pays suivants : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, Israël, Liban, Jordanie, Syrie, Turquie, Irak, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar, Koweït, Yémen, Oman, Bahreïn, Iran et Autorité palestinienne.
2. Calcul de l’auteur établi à partir de la base de données du Service fédéral des douanes russes. Les investissements ne sont pas pris en compte.
3. En 2021, la Turquie a principalement importé des céréales, du maïs, du charbon, du pétrole, des produits pétroliers dérivés et du gaz.
4. Le CCG regroupe l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar, Bahreïn, le Koweït et Oman.
5. Fin 2016, les pays membres de l’OPEP s’entendent avec les autres pays producteurs de pétrole non-membres du cartel, dont la Russie, pour coordonner et réduire la production de pétrole afin de soutenir le prix du brut. Cet accord – dénommé « OPEP+ » – est depuis reconduit et régulièrement revu.
Graphiques conçus par l’auteur à partir de l’exploitation des statistiques de la base de données du Service fédéral des douanes russes.