Ru Ru

Russie-Turquie : l’ombre de la Syrie en Ukraine

Igor Delanoë Igor Delanoë
24 août 2022
Le président turc Recep Tayyip Erdoğan continue de promouvoir la médiation de la Turquie pour tenter de mettre un terme au conflit entre la Russie et l’Ukraine. Après avoir rencontré Vladimir Poutine à Sotchi le 5 août, il s’est rendu le 18 août à Lvov où il s’est entretenu avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky et le secrétaire général de l’ONU, António Guterres. Recep Tayyip Erdoğan était notamment accompagné du chef du service de renseignement turc, Hakan Fidan, et du directeur de la désormais célèbre firme Bayraktar. Fort d’avoir accompagné la conclusion du deal (signé sous l’égide de l’ONU) sur les exportations de céréales d’Ukraine et de Russie entré en vigueur au début du mois d’août, le président turc souhaite tout autant capitaliser sur ce succès que pérenniser et développer ses relations bilatérales avec les deux belligérants. Si à Lvov l’entretien trilatéral n’a pas abouti à grand-chose si ce n’est à la signature d’un mémorandum turco-ukrainien sur la participation des entreprises turques à la reconstruction d’infrastructures en Ukraine, la rencontre entre Poutine et Erdogan à Sotchi a en revanche de quoi intriguer.

L’entretien entre les deux hommes a en effet duré près de quatre heures ; il n’a pourtant donné lieu qu’à un communiqué laconique sur l’état des relations entre les deux pays dont se félicitent les parties. Il est vrai que la guerre en Ukraine a donné un nouvel élan aux relations russo-turques : rien qu’en mars et avril derniers, près de 100 nouvelles sociétés à capitaux russes ont été créées en Turquie. De plus, selon TurkStat, les ressortissants russes se sont porté acquéreurs d’un peu moins de 7 000 appartements et propriétés en Turquie au 31 juillet – soit plus qu’en 2021 où il avaient acquis un peu plus de 5 300 biens immobiliers –, ce qui fait d’eux les premiers acheteurs étrangers d’actifs immobiliers dans le pays pour les 7 premiers mois de l’année. Le premier semestre 2022 s’est en outre conclu avec un volume d’échanges commerciaux record entre les deux pays. Celui-ci a atteint 30 milliards de dollars. À titre de comparaison, cela signifie que Russes et Turcs ont échangé sur les 6 premiers mois de l’année 2022 presqu’autant qu’en 2021 (33,5 milliards de dollars). Ces flux sont amenés à croître dans la mesure où les Turcs ont notamment assez largement compensé le boycott du pétrole russe décidé par les Européens en doublant leurs achats d’or noir auprès de la Russie (supérieurs à 200 000 barils/jours au lieu de 98 000 sur la même période en 2021). Autant dire que l’année 2022 risque d’être un excellent millésime pour la relation commerciale bilatérale.

Il aura fallu attendre quelques jours pour voir apparaître certains éléments que l’on peut raisonnablement considérer comme étant le fruit des discussions entre les deux hommes à Sotchi. Ainsi, alors que le salon de défense Armiya-2022 s’ouvrait dans la région de Moscou, le Service fédéral pour la coopération militaro-technique affirmait que la Russie et la Turquie avait signé un nouveau contrat portant sur la livraison par Moscou d’une deuxième division de systèmes S-400 à l’armée turque. Ce contrat inclurait le transfert de la production de certains composants sur le territoire turc. Des sources officielles turques ont rapidement commenté cette déclaration en cherchant à la modérer, sans pour autant la démentir. En septembre 2021, ce même contrat était encore présenté par les intéressés comme étant « proche de la signature ». Les choses se sont donc accélérées.

C’est toutefois du côté de la Syrie qu’il faut regarder pour constater une accélération des événements. Le Razoni, navire battant pavillon du Sierra-Leone, a ainsi quitté le port d’Odessa le 1er août dernier avec un premier chargement de 26 000 tonnes de céréales ukrainiennes, en accord avec le deal conclu par l’ONU avec les belligérants et avec le concours techniques de la Turquie pour sa mise en œuvre. Sauf que le bâtiment et sa cargaison sont arrivés non pas au Liban, comme prévu initialement, mais en Syrie, à Tartous. Ironie de l’histoire, la Syrie a non seulement reçu de la part de la Russie du blé saisi sur les territoires ukrainiens contrôlés par l’armée russe, mais Damas a aussi reconnu fin juin l’indépendance des deux républiques du Donbass. En outre, alors qu’Ankara frappait des positions kurdes dans le nord de la Syrie, les forces russes bombardaient des djihadistes pro-turcs dans la région d’Idlib, ce qui pourrait attester de la persistance de désaccords entre Russes et Turcs sur le périmètre géographique d’une possible nouvelle « opération spéciale » turque en Syrie.

Mais le plus important n’est probablement pas là. Le journal Türkiye, dans son édition du 9 août, citait une source officielle turque selon laquelle les présidents Erdogan et Assad pourraient « prochainement » s’entretenir par téléphone. Ce contact téléphonique, encore hypothétique, aurait été « suggéré » par Vladimir Poutine à Recep Tayyip Erdoğan lors de leur rencontre intervenue quelques jours plus tôt. Dans le prolongement de cette information, l’ancien ministre turc des Affaires étrangères Şükrü Sina Gürel, s’exprimant le 22 août sur la chaîne TV turque KRT, laissait entendre qu’Erdogan et Assad pourraient se rencontrer en marge du sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghaï qui se tient à Samarkand, en Ouzbékistan, les 15-16 septembre prochains. Entre temps, une délégation parlementaire turque emmenée par le parti Vatan (Parti patriote) doit se rendre à Damas. Si une telle rencontre intervenait, ce serait un véritable coup de tonnerre. Car depuis 2011, la Turquie a appelé au changement de régime à Damas avant de modérer sa position sans pour autant changer sur le fond. Or, il y a quelques jours, Recep Tayyip Erdoğan déclarait que « de nouveaux pas devaient être entrepris à l’égard de la Syrie ». Une telle rencontre entre les deux présidents, si elle intervenait, s’inscrirait dans la dynamique de normalisation des relations entreprise par Ankara auprès de ses voisins (Israël, Emirats arabes unis, Arabie saoudite et, dans une certaine mesure, Arménie) au cours des derniers mois. Elle ouvrirait en outre potentiellement la voie à un règlement diplomatique du conflit syrien. En contrepartie, le Kremlin jouera-t-il le jeu de la médiation turque jusqu’au bout et acceptera-t-il une rencontre entre les présidents Zelensky et Poutine en Turquie ? Ce qui est sûr, c’est qu’à ce stade, la logique des armes reste toujours privilégiée par les belligérants.

Source photo : www.tccb.gov.tr.
Derniers blogs