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Guerre en Ukraine, 1 an après : quel est l’état de la société russe ?

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
27 février 2023
Près d’un an après le lancement de l’offensive russe sur l’Ukraine, Vladimir Poutine a prononcé, mardi 21 février, son discours annuel à la nation. Le dirigeant russe a notamment assuré que son pays allait atteindre ses « objectifs ». Où en sont les objectifs militaires russes après un an de conflit ? Quid de l’état des forces armées du pays ? Comment se porte l’économie russe ? Quel a été l’impact de cette année de conflit sur l’opinion publique russe ? Le point avec Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe et chercheur associé à l’IRIS.

Lors de son discours annuel à la nation, le président russe a assuré que son pays allait atteindre ses « objectifs ». Après un an de conflit, où en sont les objectifs militaires russes ? Quid de l’état des forces armées du pays ?

Les objectifs de Moscou ne sont plus clairs. Pour mémoire, le 23 février 2022, Vladimir Poutine avait évoqué la protection des habitants du Donbass, la « démilitarisation » et la « dénazification » de l’Ukraine. Entre-temps, l’« opération spéciale » s’est transformée en véritable guerre. Une guerre désormais existentielle pour le pouvoir russe, ce qui n’était pas le cas il y a un an.

Paradoxalement, le conflit en Ukraine a été le grand absent de l’adresse annuelle du président russe à l’assemblée fédérale le 21 février. Certes, tout ou presque dans son propos y était conditionné : les sanctions, la confrontation avec « l’Occident collectif », la nécessaire unité du peuple. Mais Vladimir Poutine n’a apporté aucune précision sur les objectifs, le calendrier, l’issue de la crise. Pour le Kremlin, la guerre constitue une « nouvelle normalité » qui va de soi et dont on ne saurait interroger les causes ni les conséquences.

D’un point de vue strictement militaire, les Russes ont d’abord colmaté les brèches après les revers de septembre-octobre dans la région de Kharkov et le retrait – en bon ordre – de Kherson et de la rive droite du Dnepr. Ils ont repris l’initiative en décembre et semblent privilégier une stratégie de lent grignotage à une vaste offensive, plus risquée et dont ils n’ont peut-être pas (encore) les moyens. Ils poursuivent par ailleurs la destruction des infrastructures énergétiques et des industries de défense ukrainiennes. En d’autres termes, on assiste à une guerre d’usure dont nul ne croit qu’elle cessera avant l’automne, dans le meilleur des cas. Les cadences de production des usines d’armement, les équipements livrés par l’Iran et, peut-être bientôt par la Chine, ainsi que l’intégration des 300 000 mobilisés seront les facteurs clés côté russe.

Lors de son discours annuel, Vladimir Poutine a appelé les Russes à investir en Russie. Comment se porte l’économie russe après un an de conflit marqué par les multiples salves de sanctions ? A-t-elle été plus résiliente que prévu ?

L’économie russe a connu, l’an dernier, une récession située entre 2% et 2,5%. Ce n’est évidemment pas indolore – d’autant que la Russie sort d’une décennie perdue – mais on est très loin des scénarios apocalyptiques qui dominaient le narratif occidental au printemps dernier. La guerre économique totale promise par Bruno Le Maire a certes bien été lancée, mais elle n’a pas mis l’économie russe à genoux. Dans un premier temps, la Banque centrale de Russie a sauvé le rouble et stabilisé le système financier national. Puis le gouvernement a rapidement lancé un plan d’adaptation, en autorisant notamment les « importations parallèles » (c’est-à-dire sans l’aval du producteur), ce qui a permis d’éviter toute rupture d’approvisionnement en biens de consommation courante. On a ensuite observé, à partir de l’automne, une réorientation spectaculaire des flux pétroliers vers les marchés d’Asie et du « Grand sud », rendue possible – entre autres – par la constitution d’une « flotte fantôme » de tankers. Jusqu’ici essentiellement déclaratoire, à l’exception du secteur agricole, la politique de substitution d’importation devrait s’accélérer. D’ici 2030, de nouvelles infrastructures devraient voir le jour au sud (corridor vers l’Iran, le Pakistan et l’Inde) et l’est (nouveaux gazoducs vers la Chine, voies ferrées et terminaux sur le littoral pacifique, etc.) afin de compenser les pertes de trafic en Baltique notamment.

La Russie tient le choc et elle a sans doute les moyens d’un effort de guerre soutenu pendant 2 ou 3 ans (ce qui n’est pas forcément le cas de l’Ukraine, même avec le soutien des Occidentaux). Reste qu’elle devrait subir, à moyen terme, les conséquences de certaines sanctions technologiques et financières occidentales. Par ailleurs, le départ de plusieurs centaines de milliers de personnes – souvent jeunes et qualifiées – en mars puis à l’automne constitue une nouvelle saignée démographique, économique et créatrice. Beaucoup d’entre elles continuent de travailler à distance pour des sociétés russes et n’envisagent pas de rompre avec leur pays. Mais le temps ne joue pas en faveur d’un retour ni, d’ailleurs, le climat politique à Moscou.

Quel a été l’impact de cette année de conflit sur l’opinion publique russe ? Poutine est-il en difficulté sur la scène intérieure ?

Il y a eu, fin février-début mars, une phase de sidération très largement partagée et que j’ai pu observer au sein de mes équipes. Puis une « routinisation » de la guerre s’est installée. Beaucoup de Russes – ceux qui le pouvaient, c’est-à-dire ceux n’ayant pas de militaires dans leur famille ni de parents en Ukraine – ont décidé d’ignorer ce qu’il se passait en se retranchant dans la sphère privée, une stratégie au demeurant très pratiquée sur beaucoup d’autres sujets politiques ces 15 dernières années. La mobilisation partielle, décrétée par Vladimir Poutine fin septembre, a de nouveau suscité une vague d’inquiétude massive au sein de la société russe. Pour autant, son attitude n’a pas véritablement changé : environ 70% de la population soutiennent l’« opération militaire spéciale », environ 20% s’y déclarant opposés (des ordres de grandeur qui sont relevés par tous les instituts de sondage, y compris le Centre Levada, étiqueté « agent étranger » par les autorités russes).

Contrairement à ce que l’on peut parfois lire ou entendre à Paris, on est encore loin de la chute de la « Maison Russie ». Les élites – y compris économiques, qui ont pourtant beaucoup à perdre – restent soudées derrière le Kremlin. Pas vraiment par peur, mais plutôt parce qu’elles ont la claire conscience d’être sur le même bateau que Vladimir Poutine et son entourage immédiat. Les sanctions occidentales, qui ont frappé de façon indiscriminée des membres de l’élite et leurs familles ayant souvent un tropisme pro-occidental, ont renforcé ce phénomène : il y a désormais une très forte amertume, y compris chez des gens qui jusqu’ici faisaient la part des choses. Cela ravira tout autant les « durs » du régime russe que tous ceux qui, en Occident, rêvent d’une rupture définitive avec la Russie.
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