Alors que les affrontements durent depuis bientôt une semaine au Proche-Orient, le bilan humain s’annonce à ce jour déjà particulièrement élevé : 1 300 morts et 3 700 blessés côté israélien, tandis que côté palestinien, on compte 1 200 morts et 5 600 blessés suite aux représailles de l’État hébreu après le raid surprise mené par le Hamas samedi dernier en Israël. Quelles sont les conséquences de la nouvelle flambée de violence au Proche-Orient pour la Russie ? Moscou peut-elle escompter en retirer certains dividendes d’ordre géopolitique ? La réaction des responsables russes face à ce déchaînement de violence est apparue « équilibrée » : Moscou a exhorté les belligérants à conclure le plus rapidement possible un cessez-le-feu et a mis en garde contre toute extension régionale du conflit. S’exprimant sur le sujet mardi lors de sa rencontre avec le Premier ministre irakien, Vladimir Poutine a mis en cause les États-Unis et qualifié les événements au Proche-Orient de manifestation de « l’effondrement de la politique américaine » dans la région. Au moment où ces lignes sont écrites, le président russe ne s’est toujours pas entretenu par téléphone avec le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, avec qui il se dit qu’il entretient pourtant de bonnes relations.
Hasard du calendrier, Sergueï Lavrov recevait lundi à Moscou le secrétaire général de la Ligue arabe Ahmed Aboul Gheit. Les deux hommes ont appelé à un cessez-le-feu immédiat, tandis que l’envoyé spécial du président russe pour le Moyen-Orient et vice-ministre des Affaires étrangères Mikhaïl Bodganov assurait que Moscou était en contact avec toutes les parties, y compris avec les États arabes. Sur le terrain, l’ambassadeur de Russie en Israël Anatoli Viktorov s’est montré actif concernant l’identification des victimes et disparus russes. Le diplomate a cependant mis en garde hier contre le bilan humain pour les ressortissants binationaux qui serait, selon lui, en réalité bien plus lourd que celui annoncé (4 tués et 6 disparus). Rappelons que l’an dernier, 33 000 Russes ont obtenu un passeport israélien. Ils viennent s’ajouter aux centaines de milliers de ressortissants russes disposant déjà de la citoyenneté israélienne et installés dans l’État hébreu. S’exprimant mercredi dans le cadre d’une rencontre entre experts consacrée aux affrontements israélo-palestiniens, Anatoli Viktorov a condamné le « comportement du Hamas » ; une position qui tranche avec la retenue dont ont généralement fait preuve les autorités russes depuis samedi. Le sentiment général qui se dégage est néanmoins celui d’une « sympathie » témoignée par les responsables russes à l’égard des Palestiniens, mais pas du Hamas, qui frustrera assurément les autorités israéliennes. Israël a résisté aux pressions ukrainiennes et américaines incitant à livrer des armes à Kiev, tout en témoignant assez ouvertement de sa sympathie à l’égard de l’Ukraine, notamment sous le précédent gouvernement. Moscou serait-elle tentée de régler aujourd’hui certains comptes à peu de frais ?
Cette retenue russe peut s’explique surtout par le positionnement traditionnel de la Russie sur le dossier israélo-palestinien. En faveur de la solution à deux États, Moscou a fait savoir qu’elle était prête à reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël dès lors que Jérusalem-Est serait la capitale d’un futur État palestinien. Son équidistance lui a permis de développer une capacité de discussion avec toutes les parties au conflit — factions palestiniennes et Hamas compris —, ce qui place en théorie la Russie dans une position de médiation unique au sein du Quartet international pour le Proche-Orient (États-Unis, Russie, Union européenne et ONU). En théorie seulement, car Moscou n’est en réalité jamais parvenue à capitaliser sur cette posture unique par manque de moyens de persuasion afin de convaincre les Israéliens et les Palestiniens de conclure un accord de paix. Consciente de ses limites, la diplomatie russe a concentré ses efforts ces dernières années sur la réconciliation intra-palestinienne. La capitale russe a ainsi abrité ces dernières années plusieurs rencontres — infructueuses — entre groupes palestiniens. Autrement dit, il s’agit aujourd’hui pour Moscou de maintenir les canaux ouverts sans prendre ouvertement partie pour l’un ou pour l’autre.
Contrairement à certains points de vue exprimés en Occident, la Russie n’a pas intérêt à l’escalade du conflit. Toute implication du Hezbollah risquerait en effet de compromettre les positions russes en Syrie, or Moscou serait difficilement en mesure de projeter des moyens au Levant en raison des opérations en Ukraine. En revanche, les conséquences de cette flambée de violence peuvent, par incidence et dans une certaine mesure, faire le jeu de la Russie. Le raid du Hamas et ses conséquences contribuent de fait à l’attrition de l’intérêt général des Occidentaux pour l’Ukraine. Aux États-Unis, les Républicains se saisissent déjà du dossier pour exiger de l’administration démocrate une réponse ferme contre l’Iran, soupçonné d’avoir assisté le Hamas. S’ajoute à cela une problématique liée aux stocks de munitions que les États-Unis pourraient débloquer dans l’urgence en faveur de leur allié israélien au détriment de l’aide à l’Ukraine. Car, comme il fallait s’y attendre, les représailles israéliennes sur Gaza sont caractérisées par un déluge de feu, ce qui ne manquera d’ailleurs pas de mettre en évidence ce qui pourra être considéré comme un double standard dans la réaction des Occidentaux à l’égard de l’usage de la force. Ce « deux poids, deux mesures » sera immanquablement relevé par les opinions publiques régionales, ce qui confortera la position de retrait des gouvernements au Moyen-Orient et en Afrique du Nord à l’égard de la guerre en Ukraine. Enfin, ces affrontements ont fait ressurgir les tensions entre Turcs et Israéliens. Recep Tayyip Erdoğan — avec qui Vladimir Poutine s’est entretenu par téléphone mardi — a eu des mots très durs à l’égard d’Israël (qui, selon le président turc, ne se comporterait pas « comme un État ») et a dénoncé le « massacre d’innocents » à Gaza. Or, un des moteurs de la pénible réconciliation israélo-turque, qui a abouti à un échange d’ambassadeurs il y a moins d’un an, était le contexte en Méditerranée orientale. Les perspectives de coopération gazière et leur profond rejet commun de Bachar el-Assad constituaient des facteurs d’un rapprochement qui n’était pas nécessairement à l’avantage de la Russie.
Au final, la position de Moscou à l’égard de cette nouvelle flambée de violence est faussement ambivalente. Si la Russie semble manifester sa sympathie aux Palestiniens, elle n’a en revanche aucun intérêt à ce qu’Israël change de posture vis-à-vis de l’Ukraine, ni à ce que le conflit s’envenime.