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Deux ans après, que pensent les Russes de la guerre d’Ukraine ?

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
3 mars 2024
Deuxième chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF : https://www.rtbf.be/article/loeil-de-moscou-deux-ans-apres-que-pensent-les-russes-de-la-guerre-dukraine-11338524




A une dizaine de jours de l’élection présidentielle, le conflit ukrainien est à la fois omniprésent et invisible à Moscou. Il conditionne certes les grands choix économiques, politiques et stratégiques du pays ; la campagne d’affichage du ministère de la Défense pour le recrutement de contractuels reste d’ailleurs très active. Mais le sujet est pratiquement absent du débat public : le seul candidat qui s’exprimait ouvertement contre " l’opération militaire spéciale " – terme officiel qui désigne cette guerre qui ne dit pas son nom –, Boris Nadejdine, n’a finalement pas été autorisé à se présenter ; et, contrairement à ce que l’on a dit en Occident, Vladimir Poutine a à peine abordé le sujet le 29 février dans son discours annuel à la nation, reflétant en cela les ambivalences de la société russe.

Trois enquêtes d’opinion réalisées ces dernières semaines donnent une image assez précise de l’état d’esprit de la société russe sur la question ukrainienne. Le premier a été conduit début février par le VTsIOM, un institut de sondage public réputé proche du Kremlin. Il montre que 68% des répondants soutiennent l’intervention militaire (contre 65% à la même époque l’an dernier), 65% estimant que l’" opération spéciale " est plutôt un succès (soit 6 points de plus qu’en février 2023). Le deuxième sondage – beaucoup plus détaillé – est un travail du Centre Levada, une structure classée " agent étranger " par le ministère russe de la justice et ne pouvant donc être soupçonnée de complaisance envers le pouvoir. Plusieurs points de cette enquête retiennent l’attention. D’abord, que 58% des Russes suivent les événements liés à la guerre d’Ukraine (contre 40% qui disent s’y intéresser peu ou pas du tout). 77% des répondants disent soutenir l’action des forces armées russes, certes à des degrés divers (42% fermement, 35% plutôt). En même temps, le sondage du Centre Levada montre que 62% des répondants sont favorables à des pourparlers de paix (40% se prononçant contre). La poursuite ou non de la guerre met en évidence une spectaculaire fracture générationnelle : 27% seulement des 18-24 ans veulent continuer, tandis que les plus de 55 ans sont 48% à soutenir cette option. A la question " Considérez-vous que des gens comme vous ont une responsabilité morale dans la mort de civils et les destructions en Ukraine ? ", 62% répondent par la négative, 21% oui " dans une certaine mesure " et 10% " évidemment ". Enfin, 44% des répondants pensent que le conflit en Ukraine peut dégénérer en affrontement direct avec l’OTAN (proportion qui a probablement augmenté depuis les récentes déclarations du président français Emmanuel Macron).

Le dernier sondage a été réalisé par Russian field, un institut sociologique plus récent jugé sérieux aussi bien en Russie qu’en Occident. S’agissant de la durée attendue de l’" opération spéciale ", 44% pensent qu’elle s’étendra au-delà de 2024 (contre 17% qui jugent qu’elle durera encore moins d’un moins) ; 49% ne reviendraient pas sur la décision de déclencher la guerre s’ils en avaient la possibilité (contre 40%) ; 75% des répondants approuveraient Vladimir Poutine si demain ce dernier mettait un terme aux opérations militaires ; mais 33% seulement accepteraient la fin des hostilités si cela devait impliquer un retrait des territoires conquis par l’armée russe (contre 52% qui s’y disent opposés). Enfin, l’enquête de Russian fields confirme qu’une large majorité de Russes (60%) sont opposés à une deuxième vague de mobilisation.

Deux ans après le début de la guerre d’Ukraine, on constate donc que la société russe est, dans l’ensemble, moins va-t-en-guerre que ses élites politiques et médiatiques. Vladimir Poutine, qui – à la différence de son homologue ukrainien – a formulé les objectifs de son pays en des termes plutôt flous (" dénazification ", " démilitarisation ", etc.), dispose a priori de marges de manœuvre plus importantes. Mais un changement d’échelle dans l’effort de guerre – mobilisation ou, plus simplement, changement perceptible du mode et du niveau de vie pour une majorité de la population – aurait du mal à passer et créerait sans doute des turbulences pour le régime. En ce début d’année 2024, la Russie n’est évidemment pas une démocratie, mais ses dirigeants ne peuvent ignorer totalement ce que les citoyens pensent.

Photo kremlin.ru
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