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La Libye : « nouvelle » place d’armes russe ?

Igor Delanoë Igor Delanoë
3 juin 2024
Que fait la Russie en Libye ? Plusieurs informations émanant de sources locales diffusées sur les réseaux sociaux ces derniers mois attestent d’une montée en puissance de l’activité politico-diplomatique et surtout militaire russe en Libye. Alors que les combats font toujours rage en Ukraine, Moscou a entrepris de déployer des forces ainsi que du matériel militaire dans l’est et le sud de la Libye. Depuis février, ce sont au moins cinq rotations de ce qu’il convient d’appeler le « Libye Express » qui ont débarqué au port de Tobrouk hommes et matériels. Le « Libye Express » — en référence au « Syrie Express » — désigne cette route maritime entre le port syrien de Tartous, où la marine russe dispose d’une base navale, et celui libyen de Tobrouk, sous contrôle du maréchal Haftar. Les navires mobilisés pour ces convois — de grands bâtiments amphibies escortés par une corvette, mais aussi des bâtiments de transport et des tankers civils — proviennent des ports russes de la Baltique et du Nord à partir desquels ils sont déployés en Méditerranée, où ils intègrent le détachement naval russe. Selon certaines sources, pas moins de 1 800 combattants et formateurs auraient ainsi été transférés via la Syrie par la mer rien que sur la première moitié de mai, dont des éléments des forces spéciales prélevés sur le champ de bataille ukrainien. Ils sont venus s’ajouter aux milliers de contractuels de la « branche africaine » de l’ex-société Wagner qui ont été basculés en Libye entre février et mai. Des combattants syriens feraient aussi partie des effectifs débarqués. Du côté du matériel, des jeeps et des pickups, mais aussi des véhicules blindés (BTR-82) et selon toute vraisemblance, des chars T-72, seraient arrivés par Tobrouk ces derniers mois, de même que des lance-roquettes multiples Grad.

Ce corps expéditionnaire est ainsi composé d’effectifs russes arrivés d’Ukraine et de Syrie, et de personnels de l’ex-société Wagner reprise en main par le ministère russe de la Défense suite à la disparition de son fondateur, Evgueni Prigojine, en août dernier. Sa réorganisation, supervisée par le vice-ministre russe de la Défense, Iounous-Bek Evkourov, s’est traduite par l’apparition du « Corps africain » dont les hommes sont présents de la Libye à la République centrafricaine, du Soudan au Burkina Faso, en passant par le Sahel. Iounous-Bek Evkourov s’est, à ce propos, une nouvelle fois rendu en Libye le 31 mai dernier pour y rencontrer le maréchal Haftar ; il s’agit de son cinquième voyage dans le pays depuis le mois d’août 2023. Il se dit par ailleurs que le général Sourovikine, tombé en disgrâce suite à la mutinerie de Prigojine, figure dans le nouvel organigramme du « Corps africain ». Aperçu en Afrique du Nord à l’automne dernier, il aurait été vu il y a quelques jours en République centrafricaine. Une fois arrivés en Libye, une partie des effectifs russes ont été déployés sur une dizaine de sites (bases aériennes, ports…) en Cyrénaïque et dans le Fezzan, tandis que d’autres ont été envoyés notamment au Niger, avec qui la Russie renforce ses liens depuis le putsch intervenu l’an dernier. En Libye, le contingent du « Corps africain » assurerait la formation de ses nouvelles recrues ainsi que celle des troupes du maréchal Haftar. Des missions d’escorte de convois seraient aussi réalisées. Officiellement, ces tâches seraient toutefois menées au nom « d’une société militaire privée », et non pas en celui du ministère russe de la Défense.

Du côté de Tripoli, l’activité russe n’est pas en reste, même si elle emprunte une tout autre forme. Un nouvel ambassadeur y a été nommé fin décembre 2022 par Vladimir Poutine en la personne de Aïdar Aganine, un Tatar de Kazan. Sa nomination a coïncidé avec le retour de l’ambassade de Russie à Tripoli — l’ambassadeur a présenté ses lettres de créance en juin 2023 — après 9 ans d’absence. Depuis 2020, la représentation diplomatique russe en Libye opérait depuis l’ambassade de Russie à Tunis. Le diplomate et son équipe ont établi leurs quartiers dans l’hôtel Radisson Blu de Tripoli, en attendant l’ouverture d’une ambassade. Passé par les ambassades russes en Jordanie et aux États-Unis, ainsi qu’à la mission diplomatique à Ramallah, arabophone, Aïdar Aganine a dirigé RT Arabic au moment de son lancement en 2007. Il est membre du SVOP, le Conseil pour la Politique étrangère et de Défense, un organe public russe qui regroupe aussi bien des universitaires que des diplomates, des représentants de la société civile ou des hommes d’affaires, et dont la vocation est de « contribuer à l'élaboration et à la mise en œuvre des concepts stratégiques en vue du développement de la Russie, de sa politique étrangère et de sa défense ».

Outre l’obtention d’une nouvelle ambassade, l’une des premières missions de l’ambassadeur semble être de contribuer à la réactivation de la Commission intergouvernementale russo-libyenne pour la coopération économique et technico-scientifique. Le 13 mai, une délégation libyenne emmenée par le vice-président du Conseil présidentiel libyen Abdallah al-Lafi, qui était accompagné du chef d’état-major de l’armée libyenne, le lieutenant-général Mohammed al-Haddad, et du ministre des Affaires étrangères libyen, Taher al-Baour, s’est rendue à Moscou. Les pourparlers avec Sergueï Lavrov et l’Envoyé spécial du président russe pour l’Afrique et le Moyen-Orient, Mikhaïl Bogdanov, ont notamment porté sur la réactivation de cette commission. Des contacts ont aussi eu lieu à l’occasion de ce déplacement avec le ministère russe de la Défense. À travers la réactivation de cette instance, la Russie souhaite débloquer le déploiement de son agenda économique en Libye. Un autre objectif recherché est l’ouverture d’un consulat russe à Benghazi, ce à quoi les autorités de Tripoli ne sont pas encore prêtes à accéder.

En Cyrénaïque, les structures de force demeurent les principaux acteurs du dialogue russo-libyen. Le fils du maréchal Haftar, Khaled Haftar, s’est ainsi rendu à Moscou le 7 mai où il s’est entretenu avec Mikhaïl Bogdanov, sur fond de montée en puissance du dispositif militaire russe. Les autorités locales cherchent néanmoins aussi à développer l’agenda économique avec Moscou. Le ministre des Investissements du gouvernement de l’Est, Ali al-Saïdi, s’est ainsi rendu en mai à Kazan au forum international « Russie — Monde islamique » où il a appelé à la réactivation du contrat de construction du chemin de fer entre Misrata et Benghazi conclu en 2008 entre Moscou et Tripoli (2,4 milliards de dollars). Le ministre a également évoqué la possibilité pour l’énergéticien russe Tatneft de construire deux raffineries, à Tobrouk et à Benghazi. Tatneft, présente en Libye depuis 2005, y a réactivé ses opérations en 2021 dans le cadre d’un partenariat avec la National Oil Corporation (NOC) libyenne, et peut donc difficilement envisager une expansion de ses activités en Cyrénaïque sans risquer de compromettre celles déployées en Tripolitaine. L’hypothèse de l’établissement d’une base navale russe à Tobrouk fait de même l’objet de spéculations. Là aussi, comment obtenir une telle base sans faire voler en éclat les relations avec Tripoli ?

L’augmentation de l’activité russe en Libye ces derniers mois continue de se dérouler de manière bicéphale : suite à la disparition de Prigojine, le ministère de la Défense demeure le principal acteur côté russe dans la relation avec Tobrouk. Le ministère russe des Affaires étrangères et les parlementaires — Valentina Matvienko a reçu à Moscou en novembre Mohammed Takala, le président du Haut Conseil d’État libyen (la chambre haute du parlement en Libye) — sont à la manœuvre avec Tripoli. On relève toutefois des tentatives de part et d’autre d’élargir le jeu : le chef d’état-major libyen (Tripoli) a ainsi été reçu au ministère russe de la Défense, alors que les autorités de l’est du pays souhaitent toujours attirer des majors russes et réactiver les contrats de l’ère Kadhafi. On touche certainement ici à la limite de l’exercice dans la capacité de dialogue multidirectionnel de Moscou en Libye. En Cyrénaïque, l’établissement d’un agenda d’affaires est entravé par la volonté russe de préserver et développer ses liens avec Tripoli. À cet égard, le fait que la présence des nouveaux effectifs russes ne soit pas pleinement assumée constitue certainement une précaution élémentaire qui ne trompe personne prise par Moscou à l’égard de Tripoli. Un homme se dégage néanmoins dans le tableau des acteurs russes impliqués en Libye : Mikhaïl Bogdanov, qui rend compte directement au Kremlin, et qui a noué un dialogue avec les deux parties.

Le renforcement de l’empreinte militaire russe en Libye se déroule à contre-courant de la plupart des prévisions selon lesquelles, dans le contexte d’un conflit armé durable en Ukraine, la présence russe en Afrique serait appelée à se contracter. Or, non seulement cette empreinte ne s’est pas réduite, mais elle connaît une expansion, en dépit du « choc » occasionné par la disparition de Prigojine suivie de la reprise en main de Wagner par le ministère de la Défense. Les derniers déploiements sont ainsi intervenus dans le double contexte de la réorganisation de Wagner en « Corps africain » et de la stabilisation de la situation sur le front ukrainien où l’armée russe a repris l’initiative depuis cet hiver. Bien que le matériel et les effectifs mobilisés paraissent modestes compte tenu de la zone considérée (Libye, Sahel, Burkina Faso), la réattribution de ressources militaires vers l’Afrique traduit la confiance des autorités russes quant à l’évolution de la situation sur le front ukrainien et sur le théâtre syrien. Reste à savoir de quoi cette montée en puissance est-elle le nom : s’agit-il d’utiliser le corridor libyen pour injecter des effectifs dans le Sahel et y consolider des prises géopolitiques (Niger) ? Ou bien Moscou anticipe-t-elle de nouvelles violences intra-libyennes alors que le pays pourrait se trouver à l’aube d’un énième cycle électoral ? Il est probable que les deux scénarios sont envisagés à Moscou, ce qui requerra une grande fluidité et disponibilité des effectifs du nouveau « Corps africain ».

Source photo : Ministère russe des Affaires étrangères.
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