Huitième chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF :
https://www.rtbf.be/article/chronique-l-il-de-moscou-poutine-l-ukraine-et-la-fin-de-l-empire-11452231Pour les Occidentaux, l’affaire est entendue : la Russie est engagée, sous la férule de son président, dans un vaste projet néo-impérial. Les déclarations de
Vladimir Poutine sur la fin de l’URSS – qu’il présente régulièrement comme la
" plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle " – semblent, il est vrai, refléter le fond de sa pensée.
Les ingérences et les interventions de Moscou depuis 1991 – de la Transnistrie à l’Abkhazie, en passant par le Tadjikistan, le Haut-Karabakh et l’Ossétie du Sud – confortent ce raisonnement. L’annexion de la Crimée en 2014 et
l’intervention militaire lancée par le Kremlin en février 2022 contre Kiev ne laissent quant à elles guère de place au doute. Pourtant, une analyse plus fine nous invite à explorer une autre hypothèse : celle de
la guerre d’Ukraine comme ultime soubresaut de la décomposition de l’empire russo-soviétique et de l’émergence d’une nouvelle Russie, plus nationale et moins obsédée par les fantômes de son passé.
L’espace postsoviétique n’est plus
Un tiers de siècle après les accords de Bélovej (ndlr : traité de Minsk signé le 8 décembre 1991, actant la dislocation de l'URSS) et la
démission de Mikhail Gorbatchev, un constat s’impose parmi les spécialistes de la région : l’espace postsoviétique n’est plus.
Vu du Kremlin, l’ex-empire occupe certes encore une place à part, ce que traduisent les divers documents officiels (concept de politique étrangère, doctrine militaire, etc.) adoptés ces dernières années. Mais le reflux des communautés russes de "l’étranger proche" – un terme d’ailleurs tombé en désuétude depuis de longues années à Moscou – et la diversification des relations économiques extérieures – les pays de la CEI ne représentent plus que 15% des échanges commerciaux de la Russie – ont contribué à une certaine " banalisation " de cette région.
C’est particulièrement vrai du Caucase du Sud et de l’Asie centrale. La Russie y veille à la préservation de ses intérêts stratégiques, dans une logique de puissance post-impériale assez classique, mais avec de moins en moins d’affect et des enjeux identitaires quasiment nuls. Même au Kazakhstan, où les Russes représentent encore près de 15% de la population (contre 38% en 1989), Moscou semble avoir pris acte des évolutions récentes et avoir accepté de construire des relations interétatiques sur une base relativement dépassionnée.
L’enjeu de "l’après Loukachenko" en Biélorussie
Ces changements d’approche – somme toute rapides à l’échelle de l’Histoire et qui doivent être mis en perspective avec les ruptures impériales de la Grande-Bretagne et de la France (dont les possessions étaient cependant situées outre-mer) – ne sont pour l’instant pas observés avec ce qui constituait le " noyau slave " de l’URSS – la Biélorussie et l’Ukraine.
Mais là non plus, les choses ne sont pas pour autant figées. Si le Kremlin pousse, depuis la présidence de Boris Eltsine, en faveur d’une union avec Minsk, les résultats de cette intégration sont modestes.
Alexandre Loukachenko a toujours veillé à entraver la prise d’intérêts économiques russes dans son pays et à empêcher, par exemple, la mise en place d’une monnaie commune avec Moscou. S’il doit donner des gages dans le dossier ukrainien – rappelons que l’assaut militaire initial de la Russie a été lancé à partir du territoire biélorusse – il est un partenaire difficile dont le règne – qui dure depuis 1994 – aura vu l’affirmation d’une identité nationale peut-être aussi sous-estimée que celle s’étant produite dans la république soviétique d’Ukraine des années 1960-1970 sous les premiers secrétaires Shelest et Shcherbitsky.
Pour le Kremlin, l’objectif n’est plus de phagocyter la Biélorussie mais de faire en sorte que la succession de Loukachenko ne donne pas lieu à une remise en cause des orientations diplomatico-sécuritaires de Minsk. Les événements de l’été 2020 après la présidentielle contestée ont, à cet égard, constitué une alerte majeure.
Quelle est aujourd’hui la "carte mentale" de l’Ukraine chez Vladimir Poutine et au sein de la direction russe ? L’idée selon laquelle les Russes et les Ukrainiens ne feraient qu’une seule et même nation, qui était au cœur du discours (et des articles) du maître du Kremlin ces dernières années, est-elle toujours d’actualité ?
Si nul ne peut prétendre savoir ce que pense Vladimir Poutine, un éditorial du patron du quotidien Nezavissimaïa gazeta, Konstantin Remtchoukov – une voix informée et subtile dans un champ informationnel moscovite par ailleurs dévasté – retient l’attention. Selon lui, l’échec de "l’opération spéciale" russe devant Kiev en mars 2022 et la résistance des Ukrainiens – y compris russophones – ont conduit à de déchirantes révisions au Kremlin. La conquête ou la destruction de l’Ukraine en tant qu’Etat ne seraient plus considérées comme des options réalistes, la priorité étant accordée à la recherche d’un accord d’ensemble sur la sécurité européenne.
La Russie qui émergera de la guerre d’Ukraine sera différente
Dans un article publié en 1996 dans la revue Svobodnaïa mysl, le chercheur moscovite Dmitri Fourman écrivait que l’Ukraine serait un jour aussi "étrangère" à la Russie que d’autres anciennes provinces de l’empire comme la Pologne ou la Finlande.
Nous n’en sommes certes pas encore là, et – de l’avis général – Vladimir Poutine se considère comme investi d’une mission historique en Ukraine. Il ne quittera pas le pouvoir avant d’avoir clos ce dossier. Mais la Russie qui émergera de la guerre d’Ukraine sera différente – moins post-soviétique et plus post-impériale. Le départ de la direction politique actuelle – dont les représentants les plus éminents sont tous nés au début des années 1950 et ont fait carrière dans les organes de sécurité dès la fin des années 1970 – emportera avec lui le traumatisme de 1991 et une vision des "contours" de la Russie que ne semblent pas partager la plupart des représentants de la nouvelle génération au sein du pouvoir – sans même parler de la jeunesse du pays.
Ce qui voudrait dire, ainsi que le pense Konstantin Remtchoukov, que la Russie surmonterait le "théorème de Brzezinski" formulé par le stratège américain dans Le grand échiquier il y a près de 30 ans et cesserait enfin de considérer que sa puissance et sa grandeur sont directement liées à l’Ukraine.