La capitale du Tatarstan a accueilli le XVIème sommet des BRICS du 22 au 24 octobre. Cette réunion se tient alors que les combats font toujours rage en Ukraine et que le Proche-Orient est entré dans un nouveau cycle de violence à la suite des attaques du 7 octobre. La Russie accueillera en outre à Sotchi, les 9 et 10 novembre prochains, la première réunion des ministres des Affaires étrangères du Forum Russie-Afrique. Alors que la confrontation entre la Russie et l’Occident a vocation à durer, Moscou poursuit le développement de ses relations avec l’hémisphère sud. Son année à la présidence des BRICS lui a offert une tribune sans pareille pour promouvoir son agenda « post-occidental ».
La capitale tatare n’a pas été choisie au hasard. Promue depuis plusieurs années au rang de hub régional pour des rencontres internationales de haut niveau, comme les universiades en 2013 ou le Forum économique Russie-Monde islamique, dont la XVème édition s’est tenue en mai dernier, la ville de Kazan incarne la pluralité de la Russie. République musulmane prospère, le Tatarstan déploie depuis une dizaine d’années maintenant une diplomatie complémentaire qui s’inscrit dans les cadres fixés par le Kremlin. Le chef du Tatarstan — appelé raïs depuis l’an dernier —, Roustam Minnikhanov, s’est ainsi rendu à plusieurs reprises au Moyen-Orient pour des missions de diplomatie économique et parfois, en tant que messager du Kremlin. Tenir ce grand rendez-vous des BRICS à Kazan, et non à Sotchi — transformée en « capitale africaine » en 2019 —, ni à Saint-Pétersbourg, permet à la Russie de mettre en avant sa facette orientale, au sein de laquelle la composante islamique joue un rôle évident.
Kazan a accueilli une vingtaine de chefs d’État et de gouvernement tandis qu’une trentaine de pays ont participé à ce sommet des BRICS. Cette XVIème édition marque ainsi une rupture car elle illustre la notoriété acquise par les BRICS depuis 2022, catalysée par les conflits en Ukraine et au Proche-Orient. Près de trente pays étaient candidats pour coopérer avec ou intégrer les BRICS ; treize d’entre eux ont obtenu, à l’issue de ce sommet, le statut de partenaire (l’Algérie, la Biélorussie, la Bolivie, Cuba, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Malaisie, le Nigéria, l’Ouganda, l’Ouzbékistan, la Thaïlande, la Turquie et le Vietnam). Forum à l’agenda avant tout économique, les BRICS voient projetées sur eux des attentes d’ordre politique. L’image d’une coalition des récalcitrants à l’Occident s’est, depuis 2022, cristallisée autour d’eux. Il s’agit là d’une aubaine pour Moscou qui, dans sa confrontation sous le seuil du conflit avec la communauté euro-atlantique, mobilise un récit anti-occidental articulé autour de la multipolarité de l’ordre international, de la souveraineté, de la centralité des civilisations et des valeurs dites traditionnelles, qui trouve un certain écho auprès des pays du Sud. Le mode de fonctionnement transactionnel de l’enceinte des BRICS, où souveraineté et intérêts nationaux demeurent fondamentaux, s’intègre par ailleurs bien au logiciel russe.
Le défilé des chefs d’État et de gouvernement — les présidents chinois Xi Jinping, sud-africain Cyril Ramaphosa, égyptien Abdel Fattah al-Sissi, émirien Mohammed ben Zayed, le Premier ministre indien Narendra Modi et bien d’autres — ainsi que la présence du Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, démontrent encore une fois, si besoin en était, que la Russie est loin d’être aussi isolée que le prétend l’Occident. Si les BRICS ont historiquement pris garde à ne pas investir le champ politique — exception faite d’une critique de l’intervention militaire en Libye en 2011 —, cette tendance connaît des évolutions. Vladimir Poutine a ainsi invité le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, à venir assister au sommet d’octobre. Ce geste s’inscrit dans la continuité des critiques exprimées par les membres des BRICS à l’égard d’Israël depuis le 7 octobre, ce qui a placé l’Inde dans une situation inconfortable. Pour Moscou, cette année passée à la présidence des BRICS lui a offert une tribune sans pareille pour promouvoir un récit articulé autour de l’avènement d’un ordre mondial multipolaire post-occidental et structurer sa relation avec la « majorité mondiale ».
L’ampleur inédite des sanctions adoptées par l’Occident contre la Russie et le gel de près de 300 milliards de dollars d’avoirs russes ont conduit les BRICS à aller au-delà du stade de la prise de conscience quant à leur potentielle vulnérabilité à l’égard d’un système financier dont les clefs sont tenues par les Occidentaux. La Russie réalise aujourd’hui près de 40% de ses échanges commerciaux avec les BRICS et 43% de son commerce extérieur en roubles, tandis que ses échanges avec la Chine (240 milliards de dollars en 2023) sont libellés à 95% en devises nationales. La création d’un système de paiement international reposant sur un étalon monétaire numérique et la blockchain reste la piste la plus crédible. Baptisé BRICS Bridge, ce système — l’analogue du SWIFT utilisé par la plupart des banques aujourd’hui — repose sur la numérisation des actifs financiers détenus par les banques centrales des pays partenaires. La création d’un tel système constituera toutefois un test pour les BRICS qui demeurent très attachés au principe de souveraineté. D’autres projets ont été évoqués ces derniers mois en vue de structurer la relation économique : la création d’une autorité fiscale commune, celle d’un tribunal pour l’arbitrage des litiges économiques entre pays membres, ou encore l’idée d’une bourse aux céréales. Ce projet de créer un « OPEP du grain » au sein des BRICS, qui comptent un producteur de rang mondial, la Russie, mais aussi le Brésil, et de grands consommateurs comme la Chine et l’Afrique du Sud, laisse cependant de côté d’autres pays exportateurs majeurs comme le Canada ou la France. En outre, les pays des BRICS ont également convenu d'étudier la possibilité d'établir une infrastructure indépendante de règlement et de dépôt transfrontaliers baptisée BRICS Clear. Enfin, les BRICS avancent dans l’élaboration d’un système de carte de paiement dénommé BRICS Pay, présenté lors du sommet de Kazan. La carte BRICS Pay doit permettre de régler des paiements en devise nationale via l’utilisation d’un QR-code en débitant un portefeuille électronique alimenté via une application éponyme, en y rattachant une carte bancaire Visa, Mastercard ou Mir.
La déclaration finale du sommet de Kazan comporte 43 pages et 134 points qui illustrent le processus de politisation du groupe des BRICS mais aussi ses contradictions internes. Dans les points 30 et 31, les BRICS expriment ainsi leur « vive inquiétude » à l’égard de la situation à Gaza et au Sud-Liban, et condamnent les attaques israéliennes contre les infrastructures et le personnel humanitaires. Sur l’Ukraine, le point 36 rappelle assez prosaïquement les principes de la Charte des Nations Unies et la nécessité de régler le conflit de manière pacifique. Lors du sommet de Kazan, Vladimir Poutine a rappelé que le document d’Istanbul ainsi que l’initiative sino-brésilienne pourraient servir de bases pour un futur règlement de la crise. Il subsiste néanmoins des ombres au tableau de ce sommet. L’absence de Mohammed ben Salmane, le Premier ministre saoudien et prince héritier de l’Arabie saoudite — représentée lors du sommet par son ministre des Affaires étrangères — constitue probablement la plus grosse déception pour les BRICS et pour Vladimir Poutine. Bien qu’ayant formellement intégré le club au 1er janvier 2024, l’Arabie saoudite y dispose en réalité d’un statut intermédiaire. Cette prudence s’explique par la volonté de Riyad de ne pas antagoniser son partenaire américain en avançant trop dans l’intégration d’une structure à la coloration de plus en plus anti-occidentale. À cet égard, l’Inde, membre fondateur, ne tient pas non plus à ce que l’agenda ou l’élargissement des BRICS accentue le portage anti-occidental du groupe, dans la mesure où New Delhi tient à son multi-alignement. Ni les Chinois, ni les Indiens, ni les Golfiens ne sont pas non plus très favorables à l’idée de dédollarisation accélérée des échanges internationaux promue activement par les Russes et par les Iraniens. Enfin, l’Inde rejette l’idée du yuan comme monnaie de réserve des BRICS.
Source photo : kremlin.ru.