Andrei Kortunov, Expert auprès du Club de discussion de Valdaï
1. Moscou attend-elle encore quelque chose de sa relation avec Washington ? L'arrivée de la nouvelle administration américaine est-elle susceptible de débloquer la relation bilatérale ?
Les premières réactions à Moscou face à la victoire de Donald Trump sont caractérisées par un optimisme très prudent. La politique américaine à l'égard de la Russie a toujours été bipartite. L’« État profond » — inamovible — joue un rôle important dans l'élaboration et dans la mise en œuvre de cette politique. Les affaires internationales sont non seulement le fait du pouvoir exécutif, mais aussi celui du pouvoir législatif, et de nombreuses décisions prises à la Maison-Blanche peuvent être retravaillées au Capitole. Il est également clair que la forte inertie politique et bureaucratique de la puissance dominante du monde occidental retarde inévitablement tout changement dans sa politique étrangère. En outre, le premier mandat de Donald Trump a montré que ce dernier n'était pas un politicien « prorusse » : c'est sous sa présidence que les États-Unis se sont activement opposés au projet Nord Stream 2 et qu’ils ont commencé à se servir de manière systématique d’un large panel de sanctions économiques contre Moscou.
Néanmoins, l’arrivée de Trump nourrit certains espoirs. Tout d’abord parce qu'il n'est pas enclin à diviser le monde entre « démocrates » et « autocrates », et parce qu’il ne s'est jamais permis d’utiliser une rhétorique insultante à l'égard de Vladimir Poutine. Au contraire, pendant sa campagne électorale, Trump a souligné à plusieurs reprises être intéressé par le rétablissement du dialogue avec Moscou et vouloir parvenir à un accord sur des questions controversées. A minima, on peut prévoir que ce dialogue sera entamé, alors qu’il était pratiquement inexistant ces dernières années. Cependant, le dialogue à lui seul n'implique pas nécessairement un rapprochement des positions des deux pays sur les sujets où elles diffèrent actuellement.
2. Faut-il s'attendre à un changement de la position américaine concernant l'Ukraine et à d'éventuelles négociations sur la cessation des hostilités ?
La position des États-Unis concernant l'Ukraine changera d'une manière ou d'une autre, mais ces changements ne se produiront pas immédiatement. Les affirmations de Trump selon lesquelles il est en mesure de mettre fin au conflit rapidement — selon ses dires, dans les 24 heures — doivent être prises dans le contexte de la campagne électorale. Il est clair que l'administration sortante de Joe Biden fera tout ce qui est en son pouvoir pour retarder autant que possible d’éventuels changements dans l’approche américaine à l’égard du conflit ; en particulier, les volumes d’aide militaire alloués à Kiev seront prochainement augmentés. Dans le même temps, on peut cependant supposer que le contrôle exercé par les États-Unis sur l'utilisation de l'aide américaine sera renforcé et que les tentatives amorcées pour faire porter aux alliés européens la responsabilité principale de l’aide à l'Ukraine deviendront plus énergiques.
Trump a l'intention de jouer son propre rôle dans le règlement du conflit, sans se baser sur un « plan de Zelensky » et en prenant en compte le fait que les intérêts de l’Ukraine et ceux des États-Unis peuvent différer considérablement. Ceci constitue une différence avec Biden qui était prêt à suivre de manière générale la stratégie de Kiev, en accord avec la position de Volodymyr Zelensky sur les questions principales touchant à la conduite des hostilités et aux conditions d’un accord avec Moscou. De plus, si cela s’avérait nécessaire, Trump est prêt à exercer une pression politique sur Kiev, ce qui était exclu avec l’administration Biden. Cependant, la position de Trump sur le règlement du conflit entre la Russie et l’Ukraine reste pour le moment extrêmement floue. De plus, il est difficile d’évaluer à quel point l’implication active des États-Unis constituerait un facteur de nature à précipiter un règlement du conflit.
3. Joe Biden et Vladimir Poutine avaient prolongé de cinq ans la durée du traité New START en février 2021. Compte tenu du fait que les négociations sur un nouveau texte doivent avoir lieu sous la nouvelle administration américaine, un autre traité pourrait-il voir le jour après février 2026 ?
Les clauses du traité New START ne mentionnent pas la possibilité d’une nouvelle reconduction du texte. Nous pouvons donc envisager non pas le maintien du traité New START mais son remplacement par un nouveau traité bilatéral après février 2026. Ou, du moins, que les parties le respectent tacitement une fois celui-ci expiré. Toutefois, le prolongement du format bilatéral traditionnel sur le contrôle des armes stratégiques dans le contexte actuel semble hautement improbable. Premièrement, les parties ont des priorités différentes : la Russie reste focalisée sur la question du contrôle de toutes les armes stratégiques (nucléaires et non nucléaires) tandis que les États-Unis préféreraient se concentrer sur toutes les armes nucléaires (stratégiques et non stratégiques). De sérieux problèmes subsistent en matière de vérification, et d'inclusion de nouveaux systèmes d'armes aux technologies disruptives dans les accords. Deuxièmement, Donald Trump s’est toujours montré sceptique quant au contrôle des armements, et considère que les États-Unis sont en mesure de gagner toute course aux armements grâce à leurs supériorités technologique et économique décisives, et cela aux dépens de tous les adversaires possibles, y compris de la Russie. Troisièmement, les nouveaux accords de contrôle des armements stratégiques doivent d’une manière ou d’une autre tenir compte de la Chine, dont le potentiel s’accroît, ainsi que de la France et du Royaume-Uni. Pour le moment, les « pays nucléaires tiers » ne se montrent pas prêts à s’associer au contrôle bilatéral russo-américain des armements. Tout cela rend extrêmement improbable la signature d’un nouveau traité qui remplacerait le New START. À court terme, il sera certainement plus approprié de parler non pas tant de maîtrise des armes stratégiques, mais plutôt de renforcement stratégique de la stabilité internationale par le biais de mesures concertées pour réduire le risque de conflit nucléaire accidentel et involontaire.