Ru Ru

Russie – Occident : l’escalade jusqu’où ?

Igor Delanoë Igor Delanoë
3 décembre 2024
L’administration Biden a autorisé le 18 novembre les Ukrainiens à employer les missiles de longue portée ATACMS contre le territoire russe. Dès le lendemain, un dépôt de munitions situé dans la région de Briansk était touché par ces missiles américains. Le même jour, la nouvelle version des « Fondements de la politique d’État de la Fédération de Russie dans le domaine de la dissuasion nucléaire » – texte plus communément appelé la Doctrine nucléaire – était publiée. Elle annule et remplace le précédent texte qui datait de juin 2020. Le 20 novembre, c’était au tour d’un domaine historique situé dans la région de Koursk, et présenté par Kiev comme un centre de commandement, d’être frappé par une dizaine (voire une douzaine) de missiles Storm Shadow. Jeudi 21 novembre, un missile balistique russe de type inconnu s’abattait sur l’usine Yuzhmash de Dniepropetrovsk. Une allocution de Vladimir Poutine d’une petite dizaine de minutes s’en suivait dans laquelle le président russe menaçait les pays occidentaux qui fournissent des armes de longue portée à l’Ukraine de potentielles représailles. Enfin, lundi 25 novembre, un aérodrome près de Koursk était manifestement tapissé de bombes à sous-munitions délivrées par une nouvelle frappe de missiles ATACMS. Cette séquence de quelques jours illustre l’engrenage dans lequel se trouvent aujourd’hui Russes, Ukrainiens et Occidentaux, et qui se traduit sur le terrain par une escalade militaire.

Les tirs dans la profondeur du territoire russe et l’accroissement du risque face à la cobelligérante

La décision américaine fait suite à de nombreuses demandes formulées par les Ukrainiens qui ont cependant déjà employé à de nombreuses reprises en 2023 et 2024 les missiles SCALP et Storm Shadow contre la Crimée. Si l’administration Biden décide de lever ces restrictions maintenant, c’est aussi bien pour aider les troupes ukrainiennes en difficulté sur le front, que pour frapper les soldats nord-coréens supposément arrivés à proximité de la zone des combats, et pour entraver la politique de la future administration Trump à l’égard du règlement du conflit. L’emploi de ces munitions contre le territoire russe « canonique » suppose toutefois une implication accrue des Américains dans le conflit : le renseignement permettant d’identifier les cibles, les dossiers de cible, la préparation de la munition, puis son guidage jusqu’au point d’impact sont tous d’origine américaine. Il en va de même pour l’emploi des missiles de croisière à longue portée.

Au demeurant, l’utilisation de ces missiles n’est pas de nature à changer la donne sur le champ de bataille où l’armée ukrainienne fait face à des difficultés structurelles.

La nouvelle doctrine nucléaire russe : un abaissement du seuil d’emploi

C’est dans ce contexte que paraît la nouvelle doctrine nucléaire russe. Le Kremlin, qui en avait distillé certains éléments en septembre, a choisi de publier le texte au moment où la pérennité du soutien américain à l’Ukraine est interrogée par la victoire de Donald Trump. Elle intervient alors qu’une certaine attente s’est créée depuis plusieurs mois en Russie, au sein de la communauté des experts et parmi l’aile dure de l’establishment russe, concernant une réponse plus ferme, voire de nature nucléaire, à l’égard de l’engagement de moins en moins feutré des Occidentaux aux côtés de l’Ukraine. La publication de ce texte vise ainsi à recrédibiliser la posture de dissuasion russe après plus de deux ans de mise en garde et de signalement nucléaire qui ont pu être de nature à « banaliser » le sujet au sein des capitales occidentales. Le facteur nucléaire ne pouvant être ignoré par les Occidentaux, il a certainement agi comme un inhibiteur auprès des soutiens de Kiev et contribué à retarder la montée en gamme du matériel livré aux Ukrainiens depuis le 24 février 2022.

Il convient de ne pas oublier que ce texte revêt avant tout une dimension déclaratoire, même s’il paraît bien plus précis dans sa formulation que ne peut l’être l’équivalent américain. On constate la disparition de certains articles par rapport à la version précédente. C’est le cas de celui sur l’engagement à respecter les traités internationaux sur le contrôle des armements pris par la Russie. Ceci reflète l’érosion du système hérité de la période de la guerre froide. Washington s’est retiré du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (en août 2019, sous la première administration Donald Trump, au motif que la Russie avait enfreint le document), tandis que Moscou a suspendu sa participation au traité New START en février 2023 et a retiré sa ratification du Traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires (en novembre 2023). De nouveaux articles sont apparus dans ce texte, notamment ceux mentionnant la Biélorussie où sont entreposées des armes nucléaires tactiques russes depuis fin 2023.

Parmi les principales évolutions figurent l’élargissement de l’assiette des cibles et celui des conditions pouvant provoquer l’emploi d’une arme nucléaire. Sont désormais visés non seulement les États, blocs et alliances considérant la Russie comme ennemie et dotés d’armes nucléaires et/ou d’armes de destruction massive, mais aussi les États non dotés de ces capacités ouvrant néanmoins leurs espaces et offrant leurs ressources en vue de réaliser des actes jugés « agressifs » contre la Russie. Il s’agit du cas de figure de la formation de ce que les stratèges russes appellent une « place d’armes », ce qui, vu de Moscou, correspond au cas de l’Ukraine. Cette garantie négative avait toutefois été formulée dès 1995, sans être pour autant inscrite dans un document doctrinal. À cette provision s’ajoute une clause de responsabilité collective en vertu de laquelle une attaque contre la Russie ou ses alliés menée par un État non doté membre d’une coalition, d’un bloc ou d’une alliance militaire sera considérée par Moscou comme une agression collective. La troisième évolution porte sur les circonstances pouvant conduire à l’emploi d’une arme nucléaire : en lieu et place d’une attaque susceptible de porter atteinte à l’existence même de l’État, le nouveau texte évoque « une menace critique à la souveraineté et/ou à l’intégrité territoriale » de la Russie ou de la Biélorussie. Relevons enfin que la tentative d’isoler la Russie des voies de communication ou la mise en œuvre d’une attaque contre une infrastructure critique civile provoquant une catastrophe écologique sont évoquées dans le texte comme des menaces militaires potentielles pouvant tomber sous le coup de la posture de dissuasion nucléaire. Ces scénarios font référence aux projets de certains pays dits « inamicaux » (Grande-Bretagne, Danemark notamment) de chercher à bloquer l’accès aux routes maritimes pour la « flotte fantôme » de pétroliers russes. Le second point est en lien avec les attaques de drones réalisées contre la centrale nucléaire de Zaporojie, par exemple (dont l’origine n’a jamais été publiquement attribuée par l’AIEA).

La nouvelle doctrine nucléaire met en évidence un élargissement des circonstances pouvant conduire le Kremlin à recourir à l’arme atomique (cinq points contre quatre dans le texte de 2020), ainsi qu’une identification élargie des dangers et menaces militaires susceptibles d’être « neutralisés » par la posture de dissuasion nucléaire de la Russie. Cet abaissement du seuil d’emploi, qui était attendu, s’explique par l’érosion des capacités conventionnelles de l’armée russe en lien avec « l’opération spéciale », ainsi que par la nécessité de recomposer ces capacités une fois les combats en Ukraine terminés. Ces lignes sont toutefois à apprécier à la lumière des développements intervenus sur le champ de bataille depuis février 2022 : prise de contrôle d’une partie de la région de Koursk par l’armée ukrainienne, attaques massives de drones contre la capitale russe, attaques de missiles de croisière contre la Crimée. Dans un entretien accordé au journal Russia in Global Affairs et publié le 25 novembre, le politologue Sergueï Karaganov, qui milite en faveur de la « réintroduction de la peur » par l’atome chez les Occidentaux, évoque certes « un changement radical dans la bonne direction » concernant la nouvelle doctrine nucléaire, mais affirme immédiatement qu’il est « trop tôt pour se réjouir ». Autrement dit, comme souvent avec Vladimir Poutine, ce texte, certainement préparé sous la houlette du Conseil de sécurité de la Fédération, est un compromis entre les différents cercles d’influence.

Avant d’en arriver à l’emploi d’une arme nucléaire…

L’emploi d’une arme nucléaire dans le cadre d’une escalade du conflit en Ukraine demeure en théorie plausible. Le passage de l’emploi de moyens conventionnels sur le champ de bataille à celui de munitions atomiques est à ce propos conceptuellement plus aisé à réaliser dans la pensée stratégique russe qu’il ne l’est en Occident. Cependant, ce scénario est actuellement peu probable. L’armée russe a en effet l’initiative sur le champ de bataille depuis l’échec de la contre-offensive ukrainienne, et elle met sous pression les défenses ukrainiennes, notamment dans le Donbass. Par ailleurs, d’autres échelons restent à gravir avant d’arriver à l’emploi par la Russie d’une arme nucléaire dans le cadre du conflit en Ukraine, emploi dont le Kremlin sait pertinemment qu’il lui aliénerait le soutien de puissances du Sud, dont l’Inde et la Chine. Des frappes contre la Rada ou le palais de Volodymyr Zelensky, la rupture de câbles sous-marins de communication, le transfert de missiles anti-surface aux Houthis qui s’en serviront contre des bâtiments de guerre occidentaux constituent autant de potentielles représailles russes. Enfin, le tir de démonstration réalisé par la Russie contre Dniepropetrovsk avec Orechnik, un missile balistique manifestement à portée intermédiaire disposant d’une capacité duale et de têtes hypersoniques, tend à démontrer que Moscou a encore élargi sa palette de capacités. Ce tir a aussi permis au Kremlin de reprendre le contrôle de l’escalade, après le feu vert de Washington concernant les ATACMS. Ce missile rentre dans le cadre de ce que les Russes appellent la dissuasion stratégique non-nucléaire (évoquée dans la doctrine militaire de 2014). Il démontre enfin que, au-delà de l’Ukraine, les Russes se préparent à une confrontation durable avec « l’Occident collectif » et à une remise à plat des règles du jeu stratégique dans l’hémisphère occidental.

La possibilité d’un dialogue stratégique

Parallèlement à ce signalement nucléaire et aux menaces à l’endroit des Occidentaux, la Russie envoie des signaux qui attestent qu’elle reste preneuse d’un dialogue stratégique avec les Américains. Un nouvel ambassadeur de Russie doit être nommé, probablement en la personne d’Alexandre Dartchiev, actuel directeur du département de l’Amérique du Nord au ministère russe des Affaires étrangères et ancien ambassadeur de Russie au Canada. Moscou devrait demander l’agrément à la nouvelle administration américaine après le 20 janvier. Donald Trump pourrait bien revenir sur la déclaration de l’administration Biden qui affirmait vouloir « infliger une défaite stratégique à la Russie » en Ukraine – un irritant évoqué par Vladimir Poutine dès le début de son allocution télévisée du 21 novembre. Enfin, le président russe a mentionné lors de ses récentes prises de parole une architecture de sécurité eurasiatique. Bien que les contours de ce concept n’aient pas été détaillés, ce signal indique que Moscou continue bien de raisonner en termes de gestion du voisinage avec la communauté euro-atlantique, mais selon des modalités qui appellent à être refondées une fois le conflit éteint en Ukraine. Ces modalités sont, du point de vue de Moscou, certainement proches de celles évoquées dans les textes soumis en 2021 sous forme d’ultimatums à Washington et à l’OTAN.






Derniers blogs