Igor Delanoë, Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe
1. Pourquoi la Russie n’est-elle pas intervenue pour sauver Bachar el-Assad et son régime ?
L’armée russe est accaparée depuis février 2022 par le champ de bataille ukrainien qui reste la priorité absolue du Kremlin. Le contingent russe comptait jusqu’à un peu moins de 5 000 hommes au plus fort de l’implication militaire de la Russie en Syrie. Cette force a été très largement redéployée vers l’Ukraine depuis 2022, au point que la présence armée russe en Syrie s’apparente aujourd’hui plus à une mission de police militaire. En outre, contrairement à 2015, il n’existe plus la force supplétive que représentait Wagner, dont le personnel se trouve en Afrique depuis la mutinerie de 2023 et la disparition d’Evgueni Prigojine. Enfin, au cours de la phase active de la guerre en Syrie, l’essentiel des forces terrestres était fourni par les proxys iraniens. Or, le Hezbollah a été considérablement affaibli par un an de confrontations avec Israël après les attaques du 7 octobre 2023. De son côté, l’Iran a subi de nombreux revers régionaux depuis l’élimination par les Américains en janvier 2020 du chef du Corps des Gardiens de la révolution, Qassem Soleimani, considéré comme l’architecte de « l’axe de la résistance ».
Si l’aviation russe a bien réalisé des frappes contre les terroristes ces derniers jours, celles-ci étaient bien plus timides en comparaison des frappes des années 2015-2020. Le renversement de Bachar el-Assad ne faisait d’ailleurs pas nécessairement partie du projet initial. La Turquie, grande gagnante de cette séquence, a probablement été elle-même prise de court par le succès de l’attaque djihadiste. Face à la déroute des forces loyalistes, la Russie a été d’autant moins incitée à intervenir.
2. Quelles sont les conséquences de la chute de Bachar el-Assad pour la Russie en Syrie ?
Le cœur des intérêts de la Russie en Syrie a toujours été constitué des bases navale de Tartous et aérienne de Hmeimim. Aujourd’hui, la pérennité de ces installations est menacée, même si les terroristes ont fait comprendre qu’ils ne considéraient pas, à ce stade, la présence russe comme une présence ennemie. Même si Moscou parvient à conserver ses emprises, et en attendant de voir ce qu’il advient politiquement de la Syrie, la Turquie, qui finance, arme et entraîne une partie des groupes djihadistes, dispose désormais d’un formidable levier sur la Russie. Ces bases sont exposées à des frappes et à des attaques, et cela encore plus qu’elles ne l’étaient à la fin des années 2010, quand des drones partis d’Idlib les prenaient pour cibles. Moscou, qui a établi des canaux de communication avec les djihadistes, devrait chercher à formaliser davantage sa relation avec eux, un peu sur le modèle de celle nouée avec les Talibans en Afghanistan. Les signaux seront à guetter dans les prochains jours, à commencer par l’adoucissement des éléments de langage, et l’abandon possible du terme « terroriste » pour désigner le Hayat Tahir al-Sham.
L’effondrement du régime de Bachar el-Assad porte par ailleurs un coup à l’image de la Russie. Son intervention militaire réussie en 2015 lui avait permis de réinvestir la scène stratégique moyen-orientale et nord-africaine. La Syrie était alors devenue un marqueur de la puissance russe retrouvée.
Enfin, les groupes djihadistes ont mis la main sur le matériel militaire abandonné par l’armée syrienne : des dizaines de chars et de véhicules blindés, de nombreuses pièces d’artillerie et des systèmes de défense anti-aérienne de fabrication soviétique ou russe, dont l’Ukraine aurait bien besoin. Or, le Hayat Tahir al-Sham et ses associés auront besoin rapidement d’argent…
3. Au-delà de la Syrie, quelles peuvent être les conséquences de l’effondrement du pouvoir syrien sur les positions régionales de la Russie ?
Tartous et Hmeimim permettent à la Russie de maintenir une présence permanente et continue dans les eaux méditerranéennes, au large de la péninsule arabique et en Afrique. Hmeimim est un hub aérien pour la logistique russe vers l’Afrique et l’Amérique du Sud. Si Moscou perdait ses bases, sa chaîne logistique serait menacée, ce qui aurait des conséquences sur son empreinte sécuritaire en Afrique. Même si la Russie parvenait à conserver ces bases syriennes, il faudra s’attendre à ce qu’elle redouble d’efforts pour trouver une autre option. Les possibilités offertes par la Libye et le Soudan seront considérées sous un nouveau jour. L’Érythrée pourrait aussi remonter dans les priorités africaines de Moscou. En lieu et place de bases à proprement parler, la Russie pourrait s’appuyer sur des formules plus flexibles dans un premier temps, en obtenant l'accès à des ports et à des aérodromes en Afrique du Nord et de l’Est, sans pour autant disposer des infrastructures à son gré.