La chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF :
https://www.rtbf.be/article/chronique-l-il-de-moscou-l-economie-russe-apres-la-guerre-le-deluge-11477755
En cette fin 2024 et alors que la guerre d’Ukraine dure depuis plus de 1000 jours, les évaluations divergent sur l’état réel de l’économie russe. Sans surprise, le Kremlin met en avant la croissance – attendue à près de 4% cette année –, la stabilité budgétaire – le déficit est contenu à 1,7% du PIB – et les revenus réels de la population – en hausse de près de 10% au 1er octobre par rapport à 2023.
Mais, ces dernières semaines, d’autres signaux, plus inquiétants pour Moscou, se sont multipliés : inflation à près de 9%, relèvement du taux directeur de la Banque centrale – actuellement à 21% et qui pourrait passer à 23% prochainement –, effritement du rouble – le dollar a dépassé la barre symbolique des 100.
Où en est-on vraiment aujourd’hui et les Occidentaux ont-ils raison de miser sur de fortes turbulences à venir ?
Avec le recul, il frappant de voir à quel point la résilience de l’économie russe a été sous-estimée. La plupart des observateurs s’attendaient à un cataclysme en 2022, avec une récession supérieure à 10%. Elle a été finalement limitée à 2%. La croissance est revenue dès 2023 et s’est accélérée depuis.
De façon générale, les Occidentaux se sont longtemps auto-intoxiqués avec les clichés – il est vrai repris ad nauseam dans les médias – sur "l
e PIB de la Russie, comparable à celui de l’Espagne". Ce n’est pas faux au taux de change, mais les chiffres du FMI et de la Banque mondiale exprimés en parité de pouvoir d’achat – d’un maniement certes délicat mais beaucoup plus pertinent lorsque l’on veut faire des comparaisons internationales – donnent des ordres de grandeurs très différents : l’économie russe apparaît dans ces classements au 4e rang, devant le Japon et l’Allemagne.
À cela s’ajoutent un très faible endettement (moins de 20% pour la dette de l’État), une base industrielle plutôt préservée malgré le grand choc des années 1990 et mobilisée dès l’été 2022 par le gouvernement, ainsi qu’une grande capacité d’adaptation – on le voit notamment en ce qui concerne les circuits logistiques et financiers mis en place pour contrecarrer les sanctions occidentales.
Fondamentalement, une majorité de Russes vit mieux aujourd’hui qu’avant le 24 février 2022, ce qui explique au demeurant beaucoup de choses sur le plan politique intérieur.
Pour autant, la situation actuelle est anormale à maints égards. L’impulsion budgétaire crée des distorsions, alimente l’inflation, tandis que le ministère de la Défense et l’industrie se disputent – à coups de soldes et de salaires très élevés – des ressources humaines limitées (que le Covid en 2020-2021 puis l’émigration consécutive au 24 février 2022 ont aggravées, même si la moitié au moins des quelque 700 00 Russes ayant quitté le pays sont rentrés).
Les ménages et les entreprises doivent faire face au renchérissement du crédit (en Russie, il n’existe pas vraiment d’emprunts à taux fixes puisque les banques répercutent immédiatement la hausse du loyer de l’argent). Le secteur de la construction, qui portait la croissance, est à l’arrêt, tandis que de nombreuses PME vont avoir de gros problèmes dans les mois à venir.
Quant aux sanctions occidentales, si elles n’ont pas mis l’économie russe à genoux, elles causent néanmoins de sérieux problèmes. C’est d’ores et déjà visible dans des secteurs tels que l’aéronautique (une trentaine d’Airbus Néo sont à l’arrêt en raison de problèmes de maintenance) ou le GNL (le grand projet Arctic-2 et celui de Mourmansk ont été gelés).
Même les banques de pays dits "amicaux" comme la Chine, la Turquie ou les Émirats arabes unis sont désormais très prudentes par crainte de sanctions secondaires américaines. Il y a également des effets de plus long terme, les sanctions étant un "poison lent". La Russie met en place des stratégies de "substitution d’importation" et vise à une souveraineté technologique, non sans succès dans certains domaines (agriculture notamment), mais cela prendra du temps.
Le scénario le plus probable est que la Russie traverse sans problème majeur les 18 prochains mois. Le Kremlin devrait pouvoir continuer à financer son effort de guerre et à assumer ses obligations – notamment sociales – envers la population jusqu’aux législatives de l’automne 2026. Les difficultés pourraient apparaître une fois le conflit en Ukraine terminé.
Comment le pouvoir gérera-t-il l’atterrissage des industries de défense et, surtout, avec des anciens contractuels et des personnes démobilisées ? Qui prendra le relais en termes d’investissements ? Quelle stratégie de modernisation technologique et avec quels partenaires étrangers ?
Il est probable que les dirigeants russes mesurent l’ampleur des défis à l’horizon 2030, un cap qui pourrait par ailleurs coïncider avec la succession de Vladimir Poutine. Mais ils sont, pour l’heure, accaparés par leur objectif de court terme – l’emporter en Ukraine. Ils aviseront ensuite, en naviguant à vue et en comptant sur les facultés d’adaptation de la population et du pays. Une approche qui, pour l’instant, ne leur a pas si mal réussi.