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Syrie : quel avenir pour les bases russes ?

Igor Delanoë Igor Delanoë
18 décembre 2024
Après l’effondrement spectaculaire du régime de Bachar el-Assad, la Russie sera-t-elle en mesure de conserver ses bases en Syrie ? Celles-ci – la base navale de Tartous, et celle, aérienne, de Hmeimim – constituent le cœur des intérêts du Kremlin dans le pays. Elles jouent un rôle majeur dans la projection d’influence et de forces de la Russie vers le continent africain, et elles permettent au détachement naval russe d’assurer une présence continue en Méditerranée depuis la fin des années 2000.

Anatomie d’une chute

L’essentiel du contingent russe présent en Syrie – un peu moins de 5 000 hommes au plus fort de l’intervention militaire de la Russie – a été redéployé vers l’Ukraine après février 2022. Sa voilure, ramenée à quelques centaines d’hommes tout au plus, permettait à ce contingent de remplir des missions de police militaire et de force d’interposition dans un contexte local. Disséminés dans des postes d’observation le long des lignes de friction entre belligérants (groupes terroristes, forces loyalistes, Kurdes et groupes djihadistes pro-turcs), ces hommes avaient, par leur simple présence et la visibilité de leur drapeau, une fonction dissuasive qui a pu permettre localement de prévenir des situations d’escalade. Par comparaison, Ankara dispose de plus de 10 000 hommes en Syrie, sans compter ses supplétifs de l’armée nationale syrienne. Moscou, qui a conservé un détachement aérien à Hmeimim – une vingtaine d’appareils – ainsi qu’une demi-douzaine de bâtiments à Tartous, les a engagés pour soutenir, timidement, les troupes loyalistes lors de l’assaut du Hayat Tahrir al-Cham (HTS). Toutefois, contrairement à 2015-2016, l’Iran n’a pas été en mesure de fournir les forces au sol. Après plus d’un an de confrontation avec Israël, le Hezbollah, largement redéployé vers le Liban, est exsangue. Autre supplétif disparu : Wagner, qui fournissait un encadrement indispensable à des unités loyalistes et un appui en premier échelon, n’est plus depuis la mutinerie de 2023.

Des bases russes en sursis ?

L’effondrement du régime syrien porte un coup à la réputation de la Russie dont le succès de l’intervention militaire en Syrie était devenu un marqueur de la puissance retrouvée. Réinstituée au rang d’acteur de premier plan sur la scène stratégique moyen-orientale et nord-africaine dès 2015-2016, la Russie a pu depuis projeter ses ambitions vers l’Afrique. Or, l’arrivée des nouvelles autorités à Damas remet en question la pérennité de ces bases et menace la logistique russe qu’elles permettent vers l’Afrique. Dans un entretien accordé à plusieurs médias arabes le 14 décembre, le leader du HTS laisse entrevoir l’état d’esprit des nouvelles autorités qui semblent ne pas considérer avec hostilité la présence russe. À ce stade, les discussions entre Moscou et les nouvelles autorités se déroulent de manière pragmatique. Une partie du contingent russe – près de 400 hommes – a abandonné mi-décembre les postes d’observation et bases situés à l’intérieur du pays pour se regrouper à Hmeimim. Le dispositif de l’ambassade de Russie à Damas a été manifestement allégé.

Le Kremlin dispose de quelques atouts dans son jeu : en quête de reconnaissance internationale et de respectabilité, le HTS pourrait être tenté de ménager les intérêts de la Russie en vue d’établir des relations officielles avec Moscou. Les Russes vont certainement faire miroiter aux nouvelles autorités syriennes l’annulation de la classification du HTS comme groupe terroriste, ce à quoi a appelé le leader de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, le 16 décembre. Un modus vivendi pragmatique similaire à celui instauré entre les Russes et les Talibans (même si la Russie ne dispose pas de bases en Afghanistan) pourrait être établi avec les nouvelles autorités syriennes. En outre, par l’action de son centre de médiation situé à Hmeimim, Moscou a acquis au fil des ans une certaine expérience en matière de dialogue interconfessionnel et interethnique. Si ces atouts ne garantissent en rien le résultat, à savoir le maintien de ses bases en Syrie pour la Russie, ils constituent des éléments de nature à l’y aider lors des négociations. Cependant, l’Union européenne a déjà fait savoir que la fermeture de Tartous et Hmeimim constituait un préalable à l’établissement de relations avec les nouvelles autorités et à la levée des sanctions contre la Syrie. A contrario, certains acteurs régionaux, comme les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et Israël, peuvent se montrer intéressés par la persistance de l’empreinte militaire russe en Syrie, perçue comme un contrepoids à la Turquie, grande gagnante de cette séquence.

Si la Russie parvient à préserver ses bases, ce sera le fruit d’un compromis avec les nouvelles autorités et avec la Turquie. Les Russes n’ont nullement besoin d’y entretenir un contingent pléthorique ; la fonction de ces bases demeure en premier lieu logistique. Vu de Moscou, le scénario maximum, qui paraît aujourd’hui peu probable, serait de se retrouver de facto en position de garant de sécurité du pays côtier syrien – tout comme les Américains ont de facto établi un protectorat sur une partie de la rive orientale de l’Euphrate avec moins de 1 000 hommes –, ce qui permettrait de cimenter Tartous et Hmeimim au sein d’un hinterland politiquement favorable, où vivent les minorités chrétiennes et alaouite. Ce scénario suppose néanmoins une fragmentation de la Syrie en zones d’influence.

Parallèlement, Moscou devrait chercher des options alternatives pour son dispositif aéronaval syrien en cas d’échec des pourparlers ou de nouveau retournement de situation dont la région est coutumière. Celles-ci sont maigres : en Libye, la Russie loue déjà auprès du maréchal Haftar des terrains pour son aviation. Néanmoins, les 2 à 3h de vol supplémentaires nécessaires pour rejoindre le sol libyen depuis la Russie par rapport à Hmeimim constituent une contrainte pour le transport de matériel lourd. En outre, Washington a fait de l’établissement d’un point d’appui naval russe dans le pays une ligne rouge. Au Soudan en proie à la guerre civile, le projet de base navale à Port-Soudan est dans les limbes depuis sa publication fin 2020. Toutefois, les pourparlers avec Khartoum à son sujet ont repris cet été.

Quels enseignements retirer de cette séquence ?

Le renversement de Bachar el-Assad a permis aux Russes et aux Iraniens de mesurer les limites respectives de leur aide à un régime pourtant allié, ce qui est de nature à alimenter une perception croisée de faiblesse. La Russie et l’Iran devraient chercher à davantage diversifier leurs partenariats régionaux, alors même que la nouvelle version de leur accord bilatéral stratégique global n’est toujours pas signée. Les capitales africaines qui se sont engagées dans un partenariat sécuritaire avec Moscou doivent aussi s’interroger sur la robustesse des garanties russes, surtout si Tartous et Hmeimim venaient à fermer. Enfin, en Russie même, on constate que geler un conflit en vue d’entériner un nouveau statu quo territorial ne peut être une fin en soi, et n’est en tout cas pas tenable à moyen terme si cette nouvelle réalité n’est pas adossée à une solution politique.


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