Introduction
La terre russe n’était pas faite pour le football. Trop froide, trop vaste, trop peu tournée vers les loisirs, lorsque le ballon rond y a rebondi pour la première fois vers la fin des années 1870, une quinzaine d’années après l’abolition du servage, en 1861. D’où un calendrier aujourd’hui encore en décalage avec le reste de l’Europe et une réticence des clubs de Russie occidentale à accueillir en Première Ligue une équipe comme le Luch Energia Vladivostok, en raison des sept fuseaux horaires qui la séparent de Moscou. Mais qu’importe, bientôt, la passion pour le ballon rond allait s’emparer de l’âme des Russes et le football devenir leur sport préféré (1).
D’emblée, voilà qui ne plaît guère ni au pouvoir tsariste, très réticent à l’idée de rassemblements populaires non-encadrés et sur la base de valeurs qui lui sont étrangères, ni aux bolcheviks, après 1917. Ces derniers vont encourager le sport, collectif entre autres, mais considèrent que sa version moderne est une émanation de l’idéologie bourgeoise, de cette Angleterre berceau du capitalisme et du football. Mais la passion est si forte que le pouvoir doit s’en accommoder, presque autant que le football s’est adapté à la férule des « tsars rouges ». L’histoire du ballon rond sous l’URSS a pris des airs de match entre le peuple et le Kremlin. Bien malin celui qui peut dire qui l’a emporté ! Dès la fin des années 1930, les bolcheviks, cédant à la pression populaire, mais aussi poussés par leur irrépressible désir de se comparer à l’Occident et de s’en faire reconnaître, abandonnent leurs rêves de sport en phase avec leur idéologie et suivent les pas de la bourgeoisie, notamment en matière de football (2). Voilà le terreau sur lequel le football russe s’est développé. Que reste-t-il aujourd’hui de cette histoire ?
Au niveau intérieur, le « match » peuple – Kremlin a perdu de son sens. À vrai dire, il s’était déjà progressivement effrité au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Comme partout ailleurs dans le monde, mais avec les spécificités d’un régime autoritaire, le pouvoir russe s’emploie à utiliser à son profit la passion footballistique, si caractéristique de notre époque, lorsque cela lui est utile. Il tente notamment de la combiner à la passion « nationale » et à celle de la grandeur et de la puissance de la Russie. Mais la médiocrité des résultats enregistrés par les clubs russes en compromet l’instrumentalisation politique. Le pouvoir russe, sous Vladimir Poutine, se contente donc surtout de récupération par-ci, de mobilisation des ressources footballistiques par-là.
Sur le plan de la politique étrangère, le sport, en particulier le football, est mis à contribution pour servir les grandes ambitions du pays, dans la continuité de l’usage qu’en faisait le pouvoir soviétique. Quelle différence avec les autres pays, nous demandera-t-on ? Même les démocraties jouent à ce jeu. Sans doute, mais la Russie, comme l’URSS avant elle, le fait pour des raisons qui lui sont propres et qui tiennent à la nature de son régime, à son caractère de « puissance pauvre » et à sa question identitaire récurrente, le pays ne pouvant se définir autrement que par rapport à l’Occident (3). Pour toutes ces raisons, comme toujours depuis Staline, la Russie actuelle se doit d’aller sur le terrain symbolique du sport. L’organisation d’événements sportifs globaux revêt à ce titre une importance toute particulière. Celle du Mondial de football, qui doit se dérouler du 14 juin au 15 juillet 2018, constitue le point d’orgue des ambitions russes en la matière.
Histoire d’un match entre le Kremlin et le peuple
Ce sont les Anglais qui ont apporté le ballon rond sur la terre russe. Celui-ci y est donc entré par les ports, comme ailleurs dans le monde, à Saint-Pétersbourg d’abord, à Odessa ensuite. Dans un premier temps, seuls les Anglais pratiquent le football, dans les usines où ils ont investi. C’est l’époque où, sur le tard, l’empire russe s’industrialise, se modernise, s’urbanise… et découvre les loisirs sur fond de philosophie hygiéniste. Bientôt, les aristocrates russes tapent dans la balle. Des clubs multisports très « british » apparaissent, où l’on pratique hockey sur glace, lutte, cyclisme... Encore quelques années, et ils sont rejoints par la classe montante des marchands, comptables et autres ingénieurs.
Le ballon rond s’enfonce dans la terre russe et arrive au tournant du XXe siècle à Moscou (4). Les paysans devenus prolétaires se contentent d’abord de regarder les messieurs courir après la balle. Ces derniers, pas plus que le pouvoir tsariste, ne sont pas disposés à les laisser entrer sur le terrain. Ainsi naît le « diki futbol » (« football sauvage »), joué dans les cours d’immeubles, le long des voies ferrées, aux abords des cimetières. Cependant, le talent de certains ouvriers fait que peu à peu les équipes se mélangent socialement.
Voilà le « milieu » socio-historique dans lequel s’épanouit le football russe. C’est celui des quatre frères Starostine, sortes de pères de ce sport appelé à un si grand avenir, nés entre 1902 et 1909 dans une famille alors tout juste arrivée de Pskov à Moscou. Nikolaï et ses frères se prennent aussitôt de passion pour le ballon rond. Malgré la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique, la guerre civile, ils persévèrent en développant un incroyable sens de la débrouille – sens qui trouve dans la NEP (Nouvelle politique économique, 1921-1929) des conditions propices entre capitalisme et bolchevisme. Ils apprennent à dénicher de l’argent, en ces temps de rareté où celui-ci se met à circuler sous d’autres formes, à imaginer des combines pour contourner les interdits politico-moraux du pouvoir rouge, comme le rejet du professionnalisme (5).
Passé le temps de la NEP, les dirigeants bolcheviques sont à nouveau tout à leur idéologie. Ils imposent leur vision du sport : la fizkoultoura, qui vise à développer un esprit sain (idéologiquement) dans un corps sain. Pas question de laisser prospérer les valeurs bourgeoises du rekordmantsvo (goût des records) ou du tchempiontsvo (goût pour la victoire). Mais ces rêveries font long feu. Elles ne résistent ni à la passion pour le sport d’un homo qui ne sera jamais sovieticus, ni à l’envie de se mesurer aux meilleures équipes du monde comme les Anglais d’Arsenal ou le Racing Club de Paris. Cette envie, le pouvoir se résoudra à l’exploiter pour « prouver » de façon symbolique, à travers les succès sportifs, la supériorité de son projet politique.
Staline formule ainsi cette ambition : « Nous affrontons la bourgeoisie sur le plan économique et politique, et ce non sans succès ! (…) Pourquoi ne pas l’affronter dans le sport ? » (6). C’est dans ce contexte qu’il est décidé, au cours de l’été 1937, d’accueillir une sélection basque. La tournée marque un virage à cent quatre-vingts degrés dans l’histoire du football soviétique, en même temps que l’époque en représente un pour la diplomatie de Staline, qui s’abouche finalement avec l’Occident. Après bien des hésitations, par peur de voir les clubs soviétiques humiliés, le Kremlin accueille les Basques qui sillonnent alors l’Europe pour plaider la cause des républicains dans la guerre civile espagnole. La tournée se solde par six défaites des Soviétiques, un match nul et une victoire aussi douteux l’un que l’autre (7).
Cette débâcle permet néanmoins l’adoption du schéma de jeu qui fait le succès des onze d’Europe de l’Ouest : la formation en « WM », basée sur le dynamisme. C’est alors que le Spartak Moscou, fondé en 1935 par les Starostine et seul club à avoir décroché une victoire contre les Basques, devient « l’équipe du peuple » (8). Sponsorisé par les coopératives alimentaires et les Jeunesses communistes, le club dame le pion au Dynamo de Moscou, club du NKVD (police politique). Cela vaudra aux Starostine d’être expédiés au Goulag cinq ans plus tard, tandis que nombre de supporters expriment, l’air de rien, leur opinion politique à travers leur soutien à telle équipe plutôt qu’à telle autre, la rivalité historique Spartak-Dynamo se déroulant autant dans les tribunes que dans les couloirs du Kremlin (9).
Pour battre les formations bourgeoises, on joue comme elles. En football aussi, les Russes sont obsédés par la comparaison avec l’Occident. Le problème taraude les dirigeants du football rouge depuis quelques années, d’où la création en 1936 d’un championnat soviétique afin d’améliorer le niveau. La « guerre froide » se jouera aussi sur ce terrain symbolique, en hockey sur glace, en athlétisme notamment, en football, le onze d’URSS remportant d’ailleurs les Jeux olympiques (JO) de Melbourne en 1956, puis la première Coupe d’Europe des Nations, en 1960. Certains joueurs deviennent des stars mondiales, comme le gardien de but Lev Iachine.
Puissance et sport
Que reste-t-il aujourd’hui de cette histoire ? L’identité des clubs s’est fanée. Le Spartak reste toutefois « l’équipe du peuple », bien que financée par l’entreprise pétrolière Lukoil, et le club préféré des voix critiques du régime. Le Dynamo, lui, végète dans le ventre mou de la Première Ligue, après une descente en deuxième division. Les batailles idéologiques autour de la nature du sport sont mortes et enterrées. La Russie du football est passée au capitalisme avec l’effondrement de l’URSS (10). Aujourd’hui, malgré la médiocrité du niveau, la passion demeure, mais à son étiage, la Première Ligue russe se classant toutefois au septième rang des championnats européens en termes de revenus (11).
Si Vladimir Poutine est un sportif, il n’est pas un grand fan de football. Il s’adonne plutôt au hockey sur glace, au judo ou à la plongée sous-marine qu’il pratique volontiers devant les caméras pour façonner son image d’homme viril et de président en bonne santé. Il n’a cependant pas hésité à mettre le football au service de sa politique, celui-ci étant extraordinairement populaire et pouvant par conséquent se révéler un outil politique potentiellement puissant. Nous étions deux milliards devant le poste de télévision lors des finales des dernières Coupes du monde. Or, Vladimir Poutine raisonne d’abord en termes de géopolitique.
Ce qui compte avant tout pour le président, c’est la puissance de l’État russe. Mais, un peu comme Staline, il a conscience des faiblesses de son pays, « puissance pauvre » (12). Il exprime en permanence le besoin de le mesurer à l’étalon de la puissance qu’est l’Occident, États-Unis en tête. Or, pour compenser ces faiblesses structurelles, la symbolique, l’image et la confrontation avec l’Occident sont partie intégrante de la stratégie de Vladimir Poutine comme de celles des précédents maîtres du Kremlin.
Mais en prenant en charge les destinées de la Russie, le président a hérité d’un secteur sportif en ruine. Dans les années 1990, trois mille cinq cents entraîneurs et sept mille athlètes de haut niveau quittent le pays (13). Les résultats sportifs nationaux sont en chute libre. Les premiers JO qui suivent l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, ceux de l’hiver 2002 de Salt Lake City, sont catastrophiques. La délégation russe s’y fait remarquer davantage par les scandales de dopage et de corruption dont elle fait l’objet, que par ses exploits sportifs. Lors de la réception des athlètes à leur retour des États-Unis, le président les félicite, tout en annonçant un grand projet de réforme du sport russe. Celle-ci ira de l’éducation à la gestion des fédérations sportives, en passant par le financement des clubs. C’est comme cela qu’apparaît la notion de « Rossia – sportivnaïa derjava » (« la Russie, une puissance sportive »). Le mot « derjava » (« puissance ») en dit long sur les liens entre sport et politique ; il s’agit du terme employé pour désigner la puissance de l’empire des Tsars.
Pour le football, c’est l’heure de la mobilisation générale. Les oligarques paient leur fortune d’origine douteuse en services rendus au Kremlin, et les entreprises d’État sont sollicitées pour remettre les clubs à flot. Gazprom devient le sponsor du Zénith Saint-Pétersbourg, RZD (la compagnie des chemins de fer russes) redouble d’efforts sur le plan financier en faveur du Lokomotiv Moscou, Roman Abramovitch prend en charge le CSKA Moscou (ancien club de l’Armée rouge) (14), avant que celui-ci ne passe de main en main, de la banque VTB à la compagnie aérienne Aeroflot, puis à l’électricien Rosseti, actuel propriétaire. Les succès de ces sponsorings sont divers, souvent décevants, notamment parce que les oligarques ont rarement de l’intérêt pour un sport finalement peu rentable en Russie. Dans ce domaine aussi Vladimir Poutine fait plutôt confiance aux entreprises d’État, aux mains d’hommes qui lui sont loyaux. Mais avec la crise économique qui frappe le pays (effondrement des cours du pétrole, sanctions occidentales), le système montre ses limites, le Kremlin envisageant en 2016 d’interdire aux entreprises d’État du secteur énergétique de sponsoriser le sport.
Ces échecs ont amené Vladimir Poutine à encourager, ces dernières années, l’adoption d’un nouveau modèle économico-sportif pour le football national. Il semble pousser les clubs à miser sur leur « académie », leur centre de formation. L’exemple est donné par le FC Krasnodar (parmi les quatre premiers du championnat depuis 2014), fondé en 2008 par l’homme d’affaires Sergueï Galitski, qui a conçu un projet patient visant à constituer un effectif de joueurs formés au maximum au club et à en faire une source autonome de revenus par la revente d’une partie des talents engendrés par son académie. Mais Krasnodar demeure une exception et le championnat russe fait toujours triste figure.
Organiser des evenements sportifs planetaires
Avec des résultats aussi mitigés en clubs qu’en sélection nationale – même si l’on compte quelques succès comme la victoire en Ligue Europa du CSKA Moscou en 2005 et celle du Zénith Saint-Pétersbourg en 2008 –, le Kremlin mise davantage sur l’organisation d’événements sportifs planétaires pour servir ses ambitions et son désir de puissance, exercer son « soft power » et façonner son « nation branding ». Côté football, le porte-drapeau de la Russie sera donc d’abord la démonstration de sa capacité à organiser de telles manifestations. La vingt-et-unième Coupe du monde de football qui se tiendra dans l’immense Fédération au cours de l’été 2018 est le point d’orgue de cette politique.
Celle-ci doit être replacée au milieu des autres compétitions accueillies par la Russie, « nation qui a organisé le plus grand nombre d’événements sportifs internationaux majeurs au cours de la dernière décennie » (15). Pour les mêmes raisons de fond, de promotion de l’image du pays et de sa vision géopolitique, le géant gazier russe Gazprom est désormais sponsor de la FIFA. Les précédentes compétitions auront, en quelque sorte, fait figure de répétitions pour le Mondial. Tel a été le cas en juillet 2013 lorsque la Russie a accueilli à Kazan, capitale du Tatarstan, les XXVIIe Universiades d’été (Jeux étudiants). Puis ce fut le tour des JO d’hiver de Sotchi au début de l’année 2014, un événement qui était déjà en soi vecteur d’enjeux géopolitiques.
À Sotchi, ces enjeux sont ceux d’un pays en quête de reconnaissance sur une scène internationale dominée par les Occidentaux, quand bien même cette hégémonie tend à s’éroder. Cette idée, au départ, ne s’est pas imposée d’elle-même : c’est Vladimir Potanine, oligarque de l’ère Eltsine et propriétaire de Norilsk Nickel, qui aurait progressivement convaincu le chef de l’État de se lancer dans la candidature de Sotchi. L’organisation des JO de Sotchi revêtait plusieurs intérêts aux yeux des autorités russes. Il s’agissait d’abord de présenter une Russie moderne, ainsi qu’en témoignent l’esthétique futuriste choisie pour le stade olympique Ficht, le « Grand Palais des Glaces » en forme de goutte d’eau, et les spectacles d’ouverture et de clôture de ces Jeux. Mais c’était aussi l’occasion pour Moscou de légitimer aux yeux du monde la présence et la politique russes sur les terres rebelles du Caucase, deux cents ans après leur conquête par les troupes du tsar et surtout, quelques années après la fin de la seconde guerre de Tchétchénie. C’est pour « régler la question du Caucase », à savoir le séparatisme tchétchène, que Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir en 1999, relançant peu après un conflit qui se révélera très meurtrier et handicapera terriblement le chef de l’État russe sur la scène internationale (16). Si ces Jeux sont bien organisés, la fête sera néanmoins gâchée par la crise ukrainienne, puis par la révélation quelques mois plus tard du dopage des athlètes russes, confirmant à quel point le sport est partie intégrante de la politique du Kremlin.
L’organisation du Mondial 2018 constitue le summum du potentiel de visibilité planétaire. Moscou n’a pas ménagé sa peine, en termes de lobbying, pour convaincre les instances de la FIFA de lui confier l’organisation du tournoi (17). Certes, comme pour les JO de Sotchi, il s’agit de « dire » que le pays est respectable et mérite sa place parmi les grandes nations, qu’il est moderne (d’où le logo officiel de la compétition évoquant le rôle pionnier de la Russie dans la conquête de l’espace), accueillant, et que, partant, sa vision du monde et ses valeurs doivent être prises en compte dans les grandes décisions internationales.
Le choix des onze villes hôtes est un indice des intentions profondes du Kremlin. « Si certains choix, tels que Moscou, Saint-Pétersbourg, Kazan et Sotchi sont sans surprise en raison de l’identité sportive, économique et culturelle de ces lieux et de leur puissance réelle ou symbolique, d’autres semblent répondre à des représentations géopolitiques régulièrement mises en avant par le pouvoir russe à l’international », note Lukas Aubin (18).
Ainsi, Saransk, capitale de la République de Mordovie, dont l’équipe joue en troisième division, aurait été choisie pour mettre en avant le caractère multi-ethnique de la Fédération de Russie, la région étant composée à 40% de Mordves et à 53% de Russes. Le couple Ekaterinbourg-Kaliningrad symboliserait quant à lui la première Coupe du monde intercontinentale de l’histoire (Asie-Europe). Le choix de Kaliningrad, « exclave » russe au cœur de l’Union européenne (UE), relèverait aussi du marquage géopolitique vis-à-vis d’une Europe avec laquelle Moscou est en délicatesse. Rostov-sur-le-Don et Sotchi, situées à proximité de zones de conflits de nature postcoloniale, pointent « le caractère militaire que prend parfois la puissance russe », tandis que « Volgograd, Samara et Nijni-Novgorod symboliseraient une Russie plus industrielle et soviétique » (19).
Football et geopolitique de l’interieur
Cette géopolitique n’est pas qu’une problématique de politique étrangère. Elle s’articule à une géopolitique intérieure d’autant plus importante que la Fédération de Russie est l’héritière de l’Empire des tsars et que nombre de ses quatre-vingt-cinq « sujets » sont des républiques peuplées majoritairement de non-Russes. Celles-ci se trouvent souvent dans une quête identitaire qui les conduit à chercher leur place, parfois de façon conflictuelle, dans une Fédération qui se veut une « maison commune », mais dont l’appellation de « Russie » trahit les ambiguïtés.
Aujourd’hui, dans cette Fédération marquée par la peur de l’éclatement après les demandes d’indépendance de certains « sujets » – ce qui a conduit notamment aux deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2009) –, certains clubs sont partie intégrante des stratégies politiques à l’intérieur de la Russie, de la part des autorités tant fédérales que républicaines. Cela vaut notamment pour trois des seize clubs de Première Ligue, issus de républiques « musulmanes » travaillées par les questions identitaires.
L’exemple le plus sensible est celui de l’Akhmat Grozny, en Tchétchénie. Les deux guerres d’indépendance ont coûté la vie à plus de 15% de la population tchétchène et les griefs envers Moscou demeurent profonds. Mais du fait de l’inversion du rapport de force et de l’instauration d’un régime pro-russe à Grozny en 2000, une paix fragile s’est installée dans la petite république du Caucase du Nord. L’actuel président de la République de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, se trouve donc aujourd’hui obligé de donner des gages de loyauté à Moscou tout en flattant le sentiment national tchétchène. Le club de football porte-drapeau de la république, le Terek, rebaptisé Akhmat Grozny en 2017 d’après le prénom du père de l’actuel chef tchétchène, joue un rôle important dans cette politique pour le moins délicate.
De gros moyens sont déployés pour faire de Grozny l’un des meilleurs clubs de Première Ligue, alors que Ramzan Kadyrov préside lui-même aux destinées de l’équipe de 2004 à 2011. Il s’est agi d’abord de s’attacher les services de vedettes étrangères, dont le célèbre entraîneur et ex-star de la sélection néerlandaise Ruud Gullit. Mais, face à l’échec d’une telle approche, il a été décidé de miser sur la formation de joueurs locaux. Le club reste au cœur de l’attention du pouvoir tchétchène qui souhaite que la république se fasse remarquer positivement chaque week-end sur les terrains en Russie – et en compétition européenne si possible –, ce qui est une façon de réinscrire la Tchétchénie dans la géographie de la Fédération. Cela constitue également un moyen de drainer la jeunesse vers le stade plutôt que vers les mosquées interdites (salafistes), au point de forcer les étudiants à assister aux matchs de l’équipe première.
La problématique est différente dans la république voisine du Daghestan, avec son club phare de l’Anji Makhatchkala. Là, du fait de l’extrême diversité ethnique, il n’y a jamais eu de velléités indépendantistes. Néanmoins, des pans entiers de la jeunesse sont attirés par les versions radicales de l’islam, en raison de la crise socioéconomique que connaît la république depuis vingt-cinq ans. C’est ce qui aurait poussé le Kremlin à encourager le milliardaire Souleïman Kerimov, natif du Daghestan, à racheter le FC Anji en 2011. Là aussi, il s’agit d’attirer la jeunesse vers le stade et de redonner un sentiment de fierté locale. Mais autant Souleïman Kerimov a mis les moyens au départ, dépensant des fortunes pour engager des vedettes comme Samuel Eto’o ou Roberto Carlos qui attiraient trente mille spectateurs à chaque match à domicile, autant il s’est vite retiré (2016) du fait de difficultés financières personnelles et de résultats sportifs qu’en bon oligarque postsoviétique il espérait plus rapides.
Le troisième exemple est celui du Rubin Kazan, porte-drapeau du Tatarstan, république qui en 1990 a pris au mot Boris Eltsine, après que celui-ci a encouragé les « sujets » de la Fédération à prendre « autant de souveraineté » que possible. Les nationalistes tatars ont rêvé d’indépendance avant de devoir se contenter d’un vaste degré d’autonomie assuré par la signature d’un traité avec Moscou en 1994 (20). Là encore, le projet de bâtir un grand club prend son sens dans la problématique des relations entre république et Fédération.
Le Rubin Kazan n’a fait son entrée dans l’élite du football « russe » qu’en 2003, du seul fait de la volonté du président de la République. Depuis ses débuts en Première Ligue, le club est dirigé et financé plus ou moins directement par la présidence tatarstanaise. Aujourd’hui, son sponsor est la TAIF (Tatar-American Investments and Finance Company), qui contrôle 96% de l’industrie chimique, pétrochimique et de raffinage du Tatarstan, dont le principal actionnaire est Radik Chaïmiev, le fils du premier président de la République du Tatarstan. Il dépense beaucoup pour s’offrir les services de vedettes russes et étrangères. Cette approche a certes apporté deux titres de champion (2008 et 2009), mais aussi débouché sur des hauts et des bas, au gré des différents sponsors qui se sont succédé. De là est venue l’idée de concentrer le contrôle du club entre les seules mains de la TAIF, comme cela a été fait avec succès dans le cas de Tatneft (l’entreprise pétrolière régionale) pour le club de hockey sur glace Ak Bars Kazan.
Controler les « ultras »
Si la question des clubs des républiques animées d’un fort sentiment identitaire et/ou qui se trouvent à des degrés divers en confrontation avec le projet politique de la Fédération de Russie s’inscrit dans une problématique de géopolitique intérieure, elle peut aussi être perçue comme une simple affaire de gestion de certaines franges de la population du pays. La Russie ne fait pas un usage systématique du sport en général, et du football en particulier, en vue de contrôler la société « russe », comme cela pouvait être le cas au temps de l’URSS ou sous des régimes comme celui de l’Italie mussolinienne.
Il en ressort une instrumentalisation du football au cas par cas. Celui-ci est mis à contribution par le pouvoir politique pour gérer les relations délicates qu’il peut avoir avec certains pans spécifiques de la société, tels que la jeunesse des républiques dont nous venons de parler ou, et c’est le seul exemple, les clubs de supporters « ultras » des équipes russes. Ces derniers sont presque tous le réceptacle d’une idéologie nationaliste parfois raciste (21) envers les Caucasiens et les joueurs de couleur, et débordent souvent le Kremlin par sa droite. Ce phénomène a abouti à une politique d’encadrement des « viraj » (tribunes réservées aux ultras) des clubs de la Fédération de Russie. Elle consiste à contrôler et contenir les faits et gestes des « ultras » dans des limites acceptables pour le pouvoir, mais aussi éventuellement à les utiliser pour servir certaines causes politiques (assister les mouvements de jeunesse créés par le pouvoir, organiser des contre-manifestations contre l’opposition, etc.).
Les relations entre le pouvoir russe et cette mouvance semblent en partie fondées sur une certaine méfiance du premier à l’égard de la seconde, comme si le nationalisme était la seule idéologie susceptible de le défier, et ce bien que la Russie poutinienne s’inscrive largement dans ce courant de pensée. « Les relations du Kremlin et des ultras sont un jeu où chacun utilise l’autre, chacun ayant ses cartes plus ou moins fortes dans les mains, sachant que c’est surtout le pouvoir politique qui a les atouts mais qui peut se révéler redevable envers les groupes de supporters radicaux. C’est ce que l’on appelle le “nationalisme géré” », constate Ronan Evain, spécialiste du supportérisme russe. Le pouvoir fait des « ultras » russes de potentiels soutiens du régime, notamment dans la confrontation avec des groupes porteurs d’autres idéologies ou de critiques envers le Kremlin (on pense surtout aux contestations d’ordre « démocratique », celle d’Alexeï Navalny notamment).
Mais le Kremlin leur fait aussi des concessions, comme lorsque Egor Sviridov, membre de la formation « ultra » du Spartak (« la Fratria »), a été tué le 6 décembre 2010 dans une rixe avec un groupe de Caucasiens. S’en sont suivis quatre jours d’émeutes anti-immigrés autour du Manège, au pied du Kremlin, auxquelles ont pris part six mille « ultras » du Spartak et nationalistes de toute obédience. Pour calmer les choses, Vladimir Poutine, alors Premier ministre, a accepté de recevoir les leaders de ces groupes, qui l’ont convaincu de les accompagner sur la tombe du défunt supporter. Au-delà de l’agressivité de ses compères de stade, sa mort posait la question de la concorde ethnique au sein de la Fédération de Russie, voire celle de la nature de l’État russe (État-nation ou multiethnique ?).
Cette collusion avec le pouvoir ne plaît pas toujours dans les milieux « ultras ». Ces derniers sont nés au moment de l’effondrement de l’URSS, porteurs d’un désir de garder leurs distances vis-à-vis du pouvoir. À Saint-Pétersbourg par exemple, ville natale du président Poutine, nombre d’ « ultras » des débuts ont déserté le « viraj » depuis que Gazprom est devenu le sponsor du Zénith, en 2005. Ledit « viraj » est passé progressivement sous le contrôle des nouveaux dirigeants du club, ses membres faisant à la fois l’objet d’une certaine surveillance (on passe ainsi un entretien avec des agents de la sécurité du Zénith avant d’en faire partie) et étant invités à se comporter « comme il faut », notamment par une politique d’abonnements à tarifs particulièrement bas (autour de cent euros pour la saison).
Pour conclure
Le football a fait l’objet d’une immense passion en Russie, peu après que les Anglais y ont introduit le ballon rond, vers la fin des années 1870. Le pouvoir tsariste, puis les bolcheviks, ont tenté d’en limiter l’ampleur. Puis, les dirigeants rouges, qui avaient prévu une place pour le sport dans le monde qu’ils voulaient construire, se sont employés à canaliser cette passion qui trouvait ses origines dans la société capitaliste et bourgeoise. Mais face à ce qu’un journaliste des Izvestia a qualifié en 1939 de « sphère magique », le Kremlin a fini par se résoudre à laisser ses clubs et la sbornaïa (sélection nationale) aller sur le terrain du football bourgeois, adoptant même son système de jeu. Dans le match qui a opposé le pouvoir rouge au peuple, peut-être ce dernier l’a-t-il emporté.
Mais si le Kremlin a accepté de concéder cette défaite, c’est parce que dès les années 1930, il entendait aller sur le terrain symbolique du sport pour « prouver » à l’Occident la prétendue supériorité de son projet politique. Le football et le sport en général sont pour Moscou, bien avant la « guerre froide », un outil crucial pour compenser l’écart entre le désir et la réalité de la puissance du pays. À bien des égards, la situation reste la même aujourd’hui. La Russie est certes une puissance, mais la réalité de son économie, de ses avancées technologiques et de son influence dans le monde reste bien en-deçà de ses aspirations, ce qui a conduit Vladimir Poutine à chercher à faire de son pays « une puissance sportive ». C’est plutôt un échec en football et il est logique que Moscou mise aujourd’hui davantage sur sa capacité à organiser un événement planétaire, comme le Mondial 2018, que sur les succès de ses clubs et de sa sélection nationale.
Le Kremlin attend beaucoup de cette Coupe du monde. Au-delà de l’image que la Russie entend donner d’elle-même, à savoir celle d’un pays moderne et capable, il est avant tout question de l’acceptation sur la scène internationale de son modèle politique, autoritaire et conservateur, donc de sa puissance future. Jusqu’à présent, la Russie a accueilli ou pris part à ce genre d’événements, les yeux rivés sur l’Occident, comme s’il s’était d’abord agi de « parler » aux Occidentaux. Sera-ce le cas cette fois encore ? La nature de son message et ses destinataires pourrait être un précieux indice pour comprendre comment la Russie se perçoit aujourd’hui dans le monde multipolaire que Vladimir Poutine travaille à faire émerger depuis son arrivée au pouvoir, il y a dix-huit ans.
On peut aussi penser que l’avenir du sport russe dépend beaucoup des dividendes politiques que la Russie obtiendra de l’organisation de ce Mondial, le plus grand événement sportif jamais organisé par le pays. Là encore, il conviendra de guetter les signaux quant à la direction qu’entend emprunter la Russie sur le plan sportif au lendemain du Mondial. Le modèle économico-sportif du football russe inventé dans les années 1990 et 2000, où les oligarques étaient sollicités pour faire du pays une « puissance sportive », a échoué. Quel football et, d’une façon plus générale, quel sport la Russie de l’après-Mondial va-t-elle promouvoir ? Selon quel modèle de gouvernance ? Quelles seront les valeurs mises en avant ? Autant de questions dont les réponses émergeront sans doute au cours du nouveau mandat présidentiel de Vladimir Poutine.