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Note №12, « La politique de l’innovation en Russie : tendances, difficultés, perspectives »

Irina Dejina Irina Dejina
17 février 2016
Introduction

Depuis 2012 et le début du troisième mandat présidentiel de Vladimir Poutine, la Russie s’est fixée de nouvelles priorités en matière de politique de l’innovation. Parallèlement, la situation macroéconomique et géostratégique ont évolué sensiblement, ce qui a indéniablement affecté la sphère de l’innovation. La période considérée (2012-2016) a débuté par une refonte des structures qui coordonnent son développement et en déterminent les priorités stratégiques. Le 18 juin 2012, V. Poutine signait ainsi le décret n° 878 « Sur le Conseil présidentiel pour la modernisation de l’économie et le développement de l’innovation en Russie », qui supprimait et venait remplacer la Commission présidentielle pour la modernisation de l’économie et le développement innovant en Russie. Un peu plus tard, en août 2012, c’était au tour de la Commission gouvernementale pour les hautes technologies et l’innovation d’être dissoute. Cette réduction du nombre de structures chargées du développement de l’innovation en Russie a été justifiée par la volonté d’éviter les doublons. Parallèlement, dans le discours de V. Poutine sur la politique budgétaire pour la période 2013-2015, ainsi que dans son adresse annuelle à l’Assemblée fédérale, le terme « innovation » n’a pas été utilisé une seule fois ; et, en août 2012, le ministère du Développement économique annonçait que le gouvernement avait l’intention de réduire les dépenses consacrées aux innovations au cours des deux années à venir. Ces événements successifs auraient pu être interprétés comme le début d’une baisse d’intérêt pour la sphère des innovations, mais les mesures du gouvernement adoptées par la suite ont prouvé que ce n’était pas le cas. En réalité, ces décisions annonçaient une révision de l’approche des pouvoirs publics visant à renforcer l’activité d’innovation et à choisir des priorités thématiques et fonctionnelles.

1. Developpement de la sphère de l’innovation du point de vue macroéconomique

L’aggravation de la conjoncture macroéconomique a mis à mal le volontarisme du gouvernement russe en matière d’innovation. Dès 2013, les sorties de capitaux hors de Russie se sont accrues, de même que la chute de la production dans les secteurs de l’industrie manufacturière. Les difficultés liées à la forte dépendance des secteurs clés de l’économie nationale vis-à-vis des technologies étrangères (1) se sont ensuite fait sentir. Les petites entreprises n’ont pas été épargnées par cette conjoncture défavorable, avec le doublement des cotisations en 2013 et la complexification en 2014 des procédures d’enregistrement des sociétés : allongement des délais, alourdissement de la procédure d’autorisation, certification obligatoire, etc. Les plus petites entreprises voient dans l’augmentation des inspections de surveillance et de contrôle ainsi que dans les taux d’intérêt élevés du crédit autant de facteurs de dégradation du climat des affaires. Parallèlement, les mécanismes visant à stimuler la coopération entre grandes et petites entreprises, tel l’outsourcing d’une partie des tâches de conception des produits de haute technologie et l’achat de la production des grandes entreprises chez les petites entreprises, n’ont pas fonctionné.

Selon un récent sondage mené auprès de grandes entreprises russes (2), les principaux obstacles au développement de l’innovation diffèrent entre les secteurs public et privé. Dans le secteur public, les difficultés sont liées aux cadres : il s’agit du manque de compétences et de savoir-faire en matière de recherche et d’introduction de nouvelles solutions (cité par 42% des entreprises publiques interrogées) et de la réception majoritairement négative des directeurs et spécialistes face aux innovations (39%). Dans le secteur privé, ces obstacles sont davantage liés au manque de financements et aux pesanteurs administratives (mentionnés par 37% des entreprises interrogées).

Par ailleurs, la conjoncture économique a relégué l’innovation à un second plan aux yeux des entreprises. Dans l’ensemble, les grandes entreprises ont alloué à l’innovation des budgets équivalents à ceux de l’année précédente. Ce qui, compte tenu de l’inflation, correspond à une baisse des financements…

En Russie, le marché du capital risque (venture capital ou VC) est instable : à l’envolée de 2013 a succédé la chute de 2014. Le nombre de transactions effectuées à un stade précoce sur le marché a augmenté de 65% en 2013. Le volume des transactions réalisées par des business angels s’est accru de 70%. Moins de 5% des investissements disponibles sur le marché ont été réalisés au stade seed. Enfin, si plus de 70% des investissements sont accordés à des projets en ligne, il s’agit de commerce électronique et non d’inventions prometteuses.

En 2014, le volume des investissements dans l’industrie du capital-risque a diminué, et l’apport de ressources privées a été réduit de plus de moitié : les fondations corporatives ont baissé de 61% leur soutien aux projets. Fin novembre, l’exode des investisseurs étrangers et russes vers les marchés internationaux était déjà perceptible. Deux raisons à cela : d’une part, la faible demande intérieure pour l’innovation – demande que n’ont d’ailleurs pas su stimuler les programmes de développement avec la participation de l’État, ni l’introduction de mesures de « contrainte à l’innovation » – ; de l’autre, l’accélération de la « sortie » du marché russe de l’innovation, c’est-à-dire leur revente aux grandes entreprises de hautes technologies, liée au désinvestissement des entreprises occidentales.

Enfin, l’introduction des sanctions économiques en 2014 a eu un impact sur la politique russe de l’innovation. En théorie, les domaines de la science et de l’innovation auraient pourtant dû échapper aux sanctions. Les objectifs et les missions de reformatage et d’élargissement de la R&D supposent même une intensification de la coopération internationale, notamment dans la mise en œuvre des orientations scientifiques et technologiques prioritaires. Mais c’était sans compter sur la dégradation des relations politiques entre la Russie et les pays en pointe dans les domaines scientifique et technologique.

Si les sanctions, début 2014, avaient provisoirement réduit les contacts entre scientifiques russes et américains – qui collaborent principalement sur des projets réalisés au sein de laboratoires nationaux relevant de la NASA ou du Département de l’énergie –, à l’automne, en revanche, leur impact a revêtu un caractère davantage larvé. Des problèmes sont apparus concernant les contrats conclus avec les entreprises occidentales fournissant des appareils et des équipements scientifiques. Des compagnies étrangères bien implantées, qui s’apprêtaient à lancer leur production de composants, se sont mises à quitter les techno-parcs russes. Ainsi, les sanctions ont commencé à s’étendre non seulement aux technologies duales, mais aussi aux projets internationaux de recherche scientifique. A terme, les sanctions entraveront le développement des nouvelles technologies en Russie. En effet, pratiquement tous les secteurs russes de haute technologie dépendent largement des importations, depuis la livraison de réactifs chimiques jusqu’à celle de composants pour systèmes intégrés.

Les statistiques officielles – dont seules celles allant jusqu’à 2013 sont publiées – reflètent ces problèmes croissants. Le poids spécifique des entreprises spécialisées dans l’innovation est demeuré extrêmement faible : il n’a pas augmenté pour les entreprises exerçant dans le secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC), et s’est même légèrement réduit pour les entreprises de production, d’extraction et de raffinage, ainsi que parmi les petites entreprises (voir tableau 1). Selon ces indicateurs, la Russie accuse un retard significatif non seulement sur les pays développés, mais aussi sur les pays de l’ex-camp socialiste, où le niveau des activités d’innovation des entreprises est largement supérieur (3).
Dans les activités extractives et de raffinage, selon les données de 2013, le nombre d’entreprises acheteuses de produits de haute technologie a dépassé de près de 13 fois celui des entreprises productrices. Parmi les diverses formes de technologies innovantes dans l’extraction et le raffinage, on a vu dominer, confirmant la tendance des années précédentes, l’achat de machines et d’équipements. Les dépenses pour ces derniers représentent 59,1% des dépenses totales pour l’innovation en 2013. Le deuxième secteur d’innovation par ordre d’importance a été celui des activités de R&D (20,4%).

Les innovations dans le secteur des technologies de l’information se sont développées rapidement. Dans ce cas précis, l’influence des sanctions a permis de stimuler l’activité de développement, notamment du fait de la brutale augmentation des coûts de l’approvisionnement en génie logiciel.

2. Création de connexions dans le système de l’innovation : plateformes technologiques et clusters d’innovation

Si le système de l’innovation en Russie s’est doté, depuis la fin de l’URSS, de toutes les structures dignes des pays développés, il reste d’une efficacité relative. Outre la faible consommation de produits de hautes technologies par les entreprises privées, le manque d’interaction entre les principaux acteurs innovants constitue un problème majeur. Le gouvernement russe a tenté d’y répondre en lançant en 2011 les plateformes technologiques sur le modèle de l’UE, et en 2012 les clusters d’innovation, inspirés de précédents européens et asiatiques.

Les plateformes technologiques (PT) ont été conçues comme un instrument de communication entre l’État fédéral, la science et le monde des affaires, tout en leur laissant une large autonomie en matière de gestion. Les organisations de tous types et de toutes tailles ont été invitées à y prendre part – depuis les entreprises jusqu’aux associations professionnelles –, mais ce sont les structures publiques qui ont manifesté le plus vif intérêt pour les plateformes technologiques : entreprises semi-publiques, instituts de recherche, grandes écoles. Elles y ont vu au départ une nouvelle source d’aides. Mais le développement des plateformes technologiques s’est assez vite essoufflé, en raison de l’absence d’un soutien fort de l’Etat fédéral. Parallèlement, on leur a confié un rôle d’« experts collectifs » dans leurs domaines de compétences technologiques respectifs. En 2012, le ministère du Développement économique et le ministère de l’Education et de la Science (MES) ont annoncé recueillir des propositions émanant des plateformes technologiques afin de mettre en place des programmes fédéraux ciblés, où lesdits ministères seront commanditaires. Mais les rares propositions présentées n’ont pas été à la hauteur, car mal prescrites, avec des incohérences entre les délais et les résultats. Par exemple, les plateformes technologiques n’avaient pratiquement aucune expérience en matière de fixation des objectifs ni d’élaboration de feuilles de route, pas plus qu’elles n’avaient les moyens de payer les consultants spécialisés qui auraient pu les aider à effectuer ces travaux.

La faiblesse partielle du potentiel des 35 plateformes technologiques existantes à ce jour – dont seulement une sur cinq fonctionnerait avec efficacité selon le MES – se confirme à l’international par leur modeste insertion dans les réseaux et partenariats. Pourtant, des raisons incitent à l’optimisme. Ainsi, des plateformes technologiques sont parvenues à mettre en place des systèmes d’expertise, et deux tiers d’entre elles – un taux assez élevé (4) –, ont annoncé que le pouvoir exécutif a retenu les propositions et estimations établies par leurs spécialistes.

Quant aux clusters d’innovation, ils se sont développés suivant une autre logique. Les clusters sont généralement considérés comme des investissements à risque et de long terme, assortis d’une très faible marge d’erreur (la moindre erreur peut coûter très cher). En outre, la moitié des financements des clusters d’innovation sont publics, ce qui complique leur autofinancement. De fait, on considère généralement qu’il est plus efficace de mettre en valeur et de soutenir des clusters déjà existants plutôt que d’en créer de nouveaux.

En Russie, on a soutenu les projets de création de clusters d’innovation, en leur allouant des financements bien plus élevés que ceux consacrés aux plateformes technologiques. Sur 100 propositions, 25 projets de développement de clusters territoriaux ont été approuvés, et 14 d’entre eux ont bénéficié de subventions publiques. Bien qu’elle se soit dans une large mesure appuyée sur l’expérience étrangère, la politique russe des clusters d’innovation a rapidement revêtu au moins trois traits spécifiques. D’une part, une formulation des objectifs et des problèmes à résoudre moins précise et concrète. D’autre part, une plus faible participation des petites entreprises dans les clusters d’innovation (5). Enfin, un délai de 5 ans pour les garanties publiques (contre 7-8 ans à l’étranger).

En 2014, une évaluation des performances des infrastructures innovantes en Russie les a jugées globalement satisfaisantes. Les dépenses des participants des clusters d’innovation pour la branche R&D sont passées de 72,9 milliards de roubles en 2012 à 85,4 milliards de roubles en 2014 (base 2012). Pour autant, les estimations quantitatives ont leurs limites : le seul paramètre des dépenses ne suffit pas à avérer l’efficacité d’une politique.

Le développement des clusters reflète toute une série de problèmes systémiques inhérents à la sphère de l’innovation en Russie, problèmes qu’il est difficile d’éviter au niveau local. Ainsi, les spécialistes de l’Observatoire russe des clusters relèvent que les clusters russes ne regroupent qu’un petit nombre d’organisations privées et de petites et moyennes entreprises, et qu’il n’existe qu’une faible concurrence au sein de chacun d’entre eux. De fait, l’expérience du développement des clusters montre que le premier défi de la politique russe de l’innovation doit être de faire évoluer le climat des affaires et de créer des conditions favorables au développement des petites et moyennes entreprises. Les clusters peuvent légèrement corriger et accélérer les processus de développement technologique, mais ils demeurent un instrument secondaire, et il est peu probable qu’ils soient capables, à eux seuls, de transformer la sphère de l’innovation dans son ensemble.

3. Réussites et problèmes des instituts de développement (Russian Venture Company, Rosnano, Fondation Skolkovo)

L’objectif de la politique de l’innovation vise en particulier à garantir la complémentarité des acteurs, notamment celle des instituts de développement. En 2012, une série de structures spécialisées dans l’innovation, les sciences et les techniques ont vu le jour, notamment la Russian Venture Company (RVC), la corporation russe des nanotechnologies (Rosnano), le centre Skolkovo et la Fondation d’aide au développement des petites entreprises. Disposant à l’origine de leur propre agenda - RVC pour le développement du secteur du capital-risque, Rosnano pour le soutien au développement des nanotechnologies - ces instituts ont peu à peu diversifié leurs activités respectives dont certaines ont fini par se chevaucher.

Ainsi, Rosnano, RVC et le centre Skolkovo dispensent tous des enseignements tout en consacrant une part de plus en plus grande de leur activité à la recherche, tandis qu’ils contribuent aussi à l’élaboration de stratégies et de concepts, ainsi qu’à l’amélioration de la régulation normative et juridique. RVC consacre par exemple 90% de son activité à l’organisation de conférences et à l’appui à l’analyse du marché du capital-risque, et ne fonctionne qu’à 10% comme un fonds, ce qui était pourtant sa mission d’origine.

Les instituts de développement sont l’objet d’une attention particulière de la part du public dans la mesure où les résultats qu’ils produisent sont peu visibles à court terme, et à ce titre, l’activité de Rosnano, du centre Skolkovo et de RVC est l’objet de discussions et de débats contradictoires permanents. Ainsi, en 2013, un contrôle de la Chambre des comptes sur l’activité de Rosnano a révélé l’existence de disfonctionnements et de négligences, entrainant le licenciement de 60% des cadres de la compagnie, tandis que la direction admettait publiquement que des erreurs avaient été commises du fait d’une mauvaise gestion. Les procédures de veille fixées par la documentation de Rosnano excluaient ainsi la révélation des mauvaises pratiques en matière d’affectation des fonds (6). De même, des ressources budgétaires ont été investies dans des projets pourtant déficitaires et des erreurs ont été commises dans des estimations de marchés, ce qui n’a toutefois pas empêché le salaire des employés de la compagnie d’être multiplié par neuf au cours des cinq dernières années.

Dans le même temps, le volume des exportations de production nanotechnologique a atteint 214 milliards de roubles en 2014, et 57 usines ou nouvelles capacités de production ont été mises en fonctionnement en 2015. La direction de Rosnano visait d’avoir injecté fin 2015 près de 300 milliards de roubles dans la nano-production via les entreprises figurant dans son portefeuille. Le gouvernement envisage en outre la possibilité de prolonger le financement de Rosnano sur la période 2016-2020, grâce à des subventions budgétaires et à des garanties publiques en matière d’assurance-crédit.

L’avenir de la fondation Skolkovo paraît moins assuré. Les problèmes s’accumulent en premier lieu du fait des sanctions, et des difficultés qu’elles entraînent pour faire inviter des scientifiques, des spécialistes et des entreprises étrangères à rejoindre des projets. Par ailleurs, le ministère des Finances a proposé de réduire les dépenses consacrées à Skolkovo dans le cadre de coupes budgétaires.

En 2015, un nouveau projet a émergé, rappelant dans la forme celui de la fondation Skolkovo : il s’agit de la vallée technologique de l’université d’État de Moscou (MGU). Réalisé dans un contexte de vives critiques adressées à Skolkovo, ce projet implique la construction de locaux résidentiels et scientifiques dans les environs de MGU, ainsi que la participation de ressources émanant des grandes entreprises, et a suscité des réticences et des débats. Evoqué pour la première fois en 2013, la mise en œuvre de ce projet ne devrait toutefois commencer qu’en 2016. Le volume du financement que l’on prévoit de lui attribuer n’est nulle part mentionné, mais selon les sources, il oscillerait entre 110 milliards et de 150 milliards de roubles, sachant que 65% de cette somme doit aller au développement et à la construction de laboratoires à MGU. On table également sur la contribution de grandes entreprises au financement de ce projet, afin d’aider MGU à réunir l’ensemble des fonds nécessaires. Un schéma similaire avait été suivi lors des premières étapes de la formation de Skoltekh (l’institut de science et de technologie de Skolkovo) ; pourtant, le gouvernement était ensuite revenu sur cette approche, estimant qu’il était contreproductif de faire endosser par le secteur privé ce type de mécénats. Avec ce nouveau projet, l’histoire semble se répéter, mais les résultats pourraient être différents, étant donné que le président Poutine s’est adressé en personne aux entrepreneurs pour leur demander de soutenir MGU (7).

4. L’initiative technologique nationale : un nouvel instrument de développement de l’innovation

Deux nouveaux concepts et instruments pour le développement de l’innovation en Russie ont été élaborés fin 2014 : les « projets de redressement national » et l’Initiative technologique nationale (ITN).

Les « projets de redressement national » comportent des programmes complexes et multisectoriels avec des projets interdépendants visant à moderniser les secteurs de base de l’économie à travers un renouvellement technologique. Ces projets devraient engendrer des retombées économiques majeures sur une période de 10 à 15 ans. Le processus de sélection et les approches adoptées dans l’identification de ces « projets de redressement national » renvoient à des mécanismes déjà employés. Leur principale nouveauté réside dans les paramètres utilisés pour décrire les résultats économiques espérés à l’issue de la modernisation. Il s’agit plus précisément des indices de croissance du PIB, des exportations, de la substitution aux importations, de la garantie de la souveraineté technologique, de l’accroissement de l’espérance de vie de la population et de la baisse du niveau de pollution de l’environnement. Ces paramètres servent par ailleurs de critères de sélection pour les technologies prometteuses. Ainsi, il s’agit d’une nouvelle tentative pour perfectionner les mécanismes de sélection des technologies et leur transfert vers les marchés, tentative qui suppose la formation de nouveaux programmes.

Toutefois, ce concept est passé au second plan fin 2014, cédant la place à une nouvelle orientation : l’ITN. La formule d’« Initiative technologique nationale » a été prononcée pour la première fois par V. Poutine dans son discours devant l’Assemblée fédérale en décembre 2014. Il annonçait alors le début de la mise en œuvre de l’ITN, précisant qu’elle devait contribuer à définir les priorités et les objectifs de développement pour les 10 à 15 prochaines années. Malgré l’apparente ressemblance avec les « projets de redressement national », l’objectif fixé est plus vaste : il s’agit d’élaborer un instrument capable de faire la jonction entre les objectifs globaux de développement économique du pays, les priorités technologiques et les mécanismes de mise en œuvre.

Une série de propositions pour définir le concept de l’ITN et ses composants a déjà été préparée. La conception la plus largement débattue a été celle mise en avant par l’Agence des initiatives stratégiques (AIS), qui répond actuellement de la prospective et de l’élaboration des « feuilles de route ». L’Académie russe des sciences (8), le ministère russe de l’Education et de la science ainsi que le Conseil d’experts auprès du gouvernement russe (9) ont également présenté leur vision de l’ITN.

Pour l’AIS, l’ITN doit, en premier lieu, former de nouveaux marchés de consommation organisés en réseau. L’objectif est que d’ici 10 à 20 ans le volume de ces marchés dépasse les 100 milliards de dollars, avec une Russie qui occuperait une place respectable (10).

Quatre paramètres interdépendants ont été conçus pour permettre une identification précise de ces marchés : « marchés », « technologies », « infrastructure » et « instituts ». Pour accéder aux marchés d’avenir, il faut non seulement des solutions systémiques permettant d’identifier les technologies-clés, des changements indispensables dans le domaine des normes et règlementations techniques, mais aussi des cadres et des mesures de développement financier.

La sélection et l’identification emploient diverses méthodes, notamment la prospective et l’établissement de feuilles de route. Une sélection de neuf marchés d’avenir a déjà été faite par environ 700 experts dès le lancement de l’analyse prospective en mai 2015. Ces marchés se divisent en trois groupes : les marchés liés à la sécurité nationale et à la garantie des ressources intérieures (marchés de la nourriture, de l’énergie et de la sécurité) ; les marchés liés au développement du système des transports (transport automobile, aérien et maritime/fluvial) ; les marchés où s’opère actuellement un renouvellement révolutionnaire des technologies (marchés de la santé « électronique », des nouvelles finances et des neuro-communications) (11). Une approche semblable, avec une sélection prédéterminée des secteurs, avait déjà été adoptée en 2009, quand le président D. Medvedev avait annoncé le choix de cinq « vecteurs stratégiques de modernisation » du pays qui, par la suite, avaient servi de base au projet Skolkovo et aux clusters créés en son sein. Dans le cas de l’ITN, le choix précis de ces neuf marchés a été fait sur la base de deux critères : les perspectives de développement dans le contexte global et la présence en Russie d’entreprises (ou de personnes) capables de devenir des leaders, d’assurer le développement de ces branches d’activité et leur entrée sur de nouveaux marchés. L’ITN sera considérée comme un succès dès lors que l’on verra apparaître des entreprises russes leaders sur les marchés mondiaux des technologies entre 2025 et 2035.

Il convient d’ores et déjà de souligner une série de points positifs dans l’approche adoptée pour la réalisation de l’ITN : l’importance accordée à la transition vers la responsabilité personnelle ; l’accent mis sur les liens horizontaux ; et, enfin, le système restant ouvert, la possibilité de prolonger le débat sur les marchés prometteurs jusqu’en 2016. Dans le même temps, l’approche choisie pour la création et la réalisation de l’ITN fait dépendre son succès de toute une série de paramètres difficilement prévisibles :

1. D’une prévision juste de l’avenir, soit l’art de trouver la composition et la combinaison optimale des groupes d’experts.

2. De la possibilité d’identifier des leaders véritablement brillants et charismatiques.

3. De la capacité à mettre en place les mécanismes de sa réalisation et à occuper les marchés de niche mentionnés.

La notion d’ITN recouvre à la fois la sélection et les mécanismes de réalisation des priorités technologiques. Elle prend également en compte les grandes tendances mondiales. Il est donc important de comprendre en quoi consistent les dynamiques de développement des mécanismes responsables de la réalisation des priorités à l’étranger. Ainsi, il est possible de dégager quelques caractéristiques-clés communes à ces mécanismes, malgré leur diversité :

1. Les priorités institutionnelles se réalisent par le biais de programmes coordonnés, pouvant prendre la forme d’« initiatives », voire de projets d’infrastructure.

Aux États-Unis, les « priorités nationales » sont mises en œuvre par le biais d’initiatives annoncées par le Président puis coordonnées par plusieurs départements. En Grande-Bretagne, les priorités scientifiques et technologiques nationales sont mises en œuvre au moyen de « centres-catapultes », constituées sur la base des universités ou des réseaux d’universités. Au niveau de l’Union européenne, parallèlement aux programmes-cadres, un des mécanismes dominants est celui des plateformes technologiques centrées sur des thématiques actuelles. Si elles fonctionnent correctement, elles se transforment alors en « initiatives technologiques communes » où les grandes entreprises privées sont amenées à jouer un rôle prépondérant.

2. Les priorités nationales se réalisent avec le concours des universités, des entreprises privées, et parfois de divers instituts financiers. Dans le même temps, l’accent mis sur les activités conjointes varie du stade initial de la recherche aux étapes plus tardives, proches de la commercialisation. Cela apporte une motivation supplémentaire aux entreprises privées pour participer aux programmes (initiatives) annoncés par le gouvernement.

3. Les gouvernements établissent les ratios et les formes du cofinancement de projets. D’ordinaire, la participation publique ne dépasse pas la moitié du budget total du projet.

4. Les délais des garanties publiques de l’État sont de minimum 5 à 7 ans, avec une possibilité de prolongation. Les conditions du cofinancement peuvent être ajustées au regard des conclusions d’une veille constante.

La Russie est le théâtre d’un vif débat sur les mécanismes et les possibilités de création de « projets collaboratifs », qui supposent une participation active des entreprises de toute taille. Le débat de fond sur l’ITN et la confirmation de « feuilles de route » pour les trois premiers marchés (aviation, automobile et construction navale) ont permis de préciser les contours de la gestion de l’ITN. La RVC assumera le rôle de bureau de projets de l’ITN. Le ministère russe de l’Education et de la science a demandé à ce que lui soit confiée la coordination du travail scientifique de recherche ainsi qu’une partie du travail technologique qui sera réalisé au moment de l’établissement des « feuilles de route ».

En outre, lors d’une réunion en juin 2015 du présidium du Conseil présidentiel pour la modernisation de l’économie et le développement de l’innovation en Russie, le ministère russe de l’Education et de la science a proposé trois orientations scientifiques et technologiques prioritaires : les technologies de production avant-gardistes, les technologies quantiques et la photonique. Celles-ci pourront être soutenues dans le cadre de l’ITN, comme garantes de l’entrée sur de nouveaux marchés. Ces technologies avaient été promues dès 2013-2014, soit avant la création de l’ITN. On peut donc considérer l’ITN comme un nouveau projet « créateur de système », c’est-à-dire ayant le potentiel de réunir des listes de priorités auparavant relativement isolées les unes des autres.

S’ils sont bien gérés, les « projets nationaux moteurs » et l’ITN seront synchronisés ; dans le cas contraire, ils feront doublon. La synchronisation est un processus toujours difficile, étant donné qu’un groupe d’intérêts particulier est attaché à chaque projet. Dans ces conditions, alors qu’il faut s’attendre à une réduction significative du budget consacré à l’activité scientifique, technologique et d’innovation (12), il semble inopportun d’initier une multitude de projets prioritaires. Si, à l’heure actuelle, la priorité principale est l’entrée sur les nouveaux marchés, le choix des technologies et des mesures de soutien aux recherches scientifiques qui leur sont consacrées doit s’effectuer précisément dans le cadre de cette conception. Néanmoins, cela n’empêche pas d’étudier, au sein de cette dernière, des projets plus prometteurs, de redressement national pouvant générer de meilleures retombées économiques.

Conclusion

Durant ces trois dernières années, deux tendances contradictoires ont émergé concernant la politique russe de l’innovation : d’une part, une réduction des capacités de l’État à financer l’innovation et, de l’autre, une augmentation des mesures d’ordre prioritaire, à la réalisation desquelles l’État devrait participer.

Les mesures déjà en vigueur n’ont pas été abolies, même si l’on assiste à un certain reformatage des structures de coordination de niveau fédéral. Dans le même temps, on travaille activement à l’élaboration de nouvelles approches, qui supposent une participation directe de l’Etat (tant à travers les instituts de développement que le soutien aux technologies et aux orientations prioritaires).

Il est désormais évident que le cap a été mis sur la recherche et la conquête de nouveaux marchés. Autrement dit, il y a actuellement une tentative visant à se détourner de l’approche technocratique, qui a dominé de longues années, et passer de la proposition de technologies à l’identification de secteurs porteurs.

Les perspectives de développement de l’innovation en Russie dépendent du choix fait par le gouvernement en matière de priorités, et de la capacité à trouver des projets non clinquants et prestigieux, mais plutôt utiles à la société et susceptibles de produire un impact significatif. Le deuxième facteur influant sur ces perspectives est la possibilité de développer la coopération internationale non seulement dans le domaine de la science, mais aussi dans la mise au point de nouvelles technologies jusqu’au stade pré-concurrentiel.

*** 

1. Ainsi, même dans le secteur de l’extraction pétrolière – une branche sur laquelle s’appuie largement le développement de l’économie russe –, la participation des entreprises de services pétroliers étrangères dans les projets russes liés au forage horizontal atteignait 56 % avant l’introduction des sanctions, et 93 % dans le secteur des technologies de fracturation hydraulique. Source : V. Inozemtsev, « Kak poloutchilos, tchto Rossii ne noujna naouka » [Comment se fait-il que la Russie n’ait pas besoin de la science], Slon.ru, 10/06/2015.

2. Mené de septembre à décembre 2014 auprès de 54 représentants de 49 grandes entreprises, ainsi que 20 experts du marché du capital-risque. Source « Korporativnye ventchournye investitsii v Rossii: sostoïanie i perspektivy (2014-2015) » [Les investissements corporatifs en capital-risque en Russie : état et perspectives], Club des directeurs du secteur de la science et des innovations, 2014.

3. « Indikatory innovatsionnoï deïatelnosti : 2015 » [Indicateurs de l’activité d’innovation : 2015], Recueil de statistiques, Haute École d’économie, 2015, p. 300.

4. Selon les résultats d’un sondage mené auprès de 22 organisations de coordination des PT par la Fondation russe du développement technologique, à l’issue d’un congrès des plateformes technologiques organisé à Pouchtchino les 2 et 3 juillet 2013.

5. I. Dejina, « Tekhnologuitcheskie platformy i innovatsionnye klastery: vmeste ili vroz ? » [Plateformes technologiques et clusters d’innovation : travailler conjointement ou séparément ?] – M. : Edition de l’institut Gaïdar, 2013, p. 51.

6. A. Volobouïev, « Nanotchistka. Za tchto Anatoli Tchoubaïs ouvolil dve treti menedjerov ”Rosnano” » [La nano-épuration, ou pourquoi Anatoly Tchoubaïs a-t-il licencié deux tiers des cadres de Rosnano], Lenta.ru, 25/05/2015.

7. T. Melikyane, « Zolotye Vorobievy gory. Poutine predlojil milliarderam solidarno pomotch MGU » [Les monts aux moineaux dorés. Poutine a proposé aux milliardaires d’aider la MGU de façon solidaire], Lenta.ru, 28/05/2015.

8. Bases de l’Initiative technologique nationale, Académie russe des Sciences, Centre d’information et d’analyse « Naouka », version du 22/05/2015, p. 7.

9. Projet de concept d’élaboration et de réalisation de l’Initiative technologique nationale, Conseil d’experts auprès du gouvernement de la FR, 16 mars 2015.

10. D. Peskov : « Nas ojidaïet korennaïa perestroïka osnovnykh otrasleï » [Une perestroïka en profondeur des secteurs de base nous attend], Kommersant, 01/04/2015.

11. « L’Initiative technologique nationale : questions « gênantes » et réponses franches », données Foresight-flot, 12-16 mai 2015, AIS, Rusventure, Fondation d’aide aux petites entreprises dans la sphère scientifique et technique, p. 5.

12. En particulier, il est prévu en 2016 de réduire les dépenses de 28,9% dans le cadre du programme gouvernemental « Développement de la science et des technologies pour la période 2013-2020 », de 31,4% dans l’industrie pharmaceutique et médicale et de 61,6% dans la construction navale. Source : P. Netreba. « Komou otrejout 16% » [On va les couper de 16%], RBC, 21/05/2015, p. 9.
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