Le projet retenu met en scène les thèmes chers au « roman national » qui s’écrit aujourd’hui en Russie : un grand pays à l’histoire ininterrompue, qui s’appuie sur les valeurs traditionnelles (foi orthodoxe en tête), sur l’héroïsme et les sacrifices de ses enfants. On y trouve avant tout un gigantesque drapeau national (en bronze coloré), qui sert de fond à des hauts-reliefs représentant des scènes de bataille, une infirmière soutenant un blessé et une scène de départ au front, avec les femmes et les enfants faisant des adieux aux hommes sous la bénédiction d’un prêtre orthodoxe. Le drapeau incarne la continuité de l’État russe à travers les époques et au-delà des régimes politiques ; grâce à l’usage de ce symbole familier, on cherche à réduire la distance entre le spectateur et l’expérience de cette guerre méconnue, à provoquer une identification avec sa mémoire.
Les thèmes de l’héroïsme et de la gloire militaire, indissociablez des représentations officielles de la guerre en Russie, sont également présents sur ce monument, notamment à travers la représentation des attaques (de la cavalerie et à la baïonnette) et du général Broussilov, l’un des rares chefs militaires de cette guerre qu’on pourrait qualifier de populaire. Ce thème prend cependant ici des accents singuliers, l’issue catastrophique du conflit obligeant à nuancer les propos symboliques et à chercher des images qui permettraient de traiter de la défaite sans renoncer aux leçons de patriotisme. Comme dans nombre d’autres projets consacrés à ce conflit, la solution est trouvée dans les notions de sacrifice et de devoir à l’égard de la Patrie, devoir rempli malgré les vicissitudes politiques. Pour l’incarner, le sculpteur fait reproduire le départ au front, et surtout complète le « drapeau » par la statue isolée d’un soldat. Symbole de la loyauté des combattants ordinaires, ce soldat, selon l’auteur « …n’a pas perdu la guerre. Il a juste reçu l’ordre de rentrer. » (15) Dans le même entretien, le sculpteur soulignait qu’il ne s’agissait pas de proposer un portrait « solennel », mais d’incarner les épreuves traversées avec honneur. C’est sans doute dans le même souci de rendre ce personnage – malgré sa taille (environ 5 m), – plus humain, plus proche du spectateur, que le projet initial prévoyait de placer la statue presque à même du sol. Or, dans la version finale du monument, elle est dressée sur un piédestal de plus de 6 à 7 mètres de haut. Autre changement, le monument dédié initialement « Aux héros et soldats russes tombés durant la Première Guerre mondiale » comporte, dans la version finale, une inscription : « Aux héros de la Première Guerre mondiale ».
b) A la recherche des héros
Ainsi, dans ce projet éminemment politique, la glorification de l’héroïsme et la référence à l’État, traduites dans un langage monumental aux forts accents soviétiques, ont vite pris le dessus sur l’idée de la commémoration de tous les morts et d’un « devoir de mémoire », pourtant si souvent invoqué.
D’autres productions mémorielles de natures variées : monuments, expositions, films – portent souvent des traces de cette tradition étatique, héroïque, monumentale, mais aussi de l’existence de tendances divergentes, parfois opposées, qui conduisent notamment à rechercher un langage moins solennel, une dimension plus humaine, parfois même intimiste. En témoignent, par exemple, les récentes expositions consacrées à cette guerre par deux musées moscovites : le Musée central de l’histoire contemporaine de Russie et le Musée panrusse des arts décoratifs et populaires. Le premier présenta au public une collection de dessins, caricatures, croquis consacrés à la Première Guerre mondiale, souvent produits par des artistes mobilisés, alors que le second évoqua cette guerre à travers un éventail plus large d’objets-« témoins » (selon l’expression utilisée dans le titre de l’exposition) : photos, cartes postales, quelques objets et curiosités, telle qu’un menu de repas fraternel organisé par les aviateurs britanniques et russes. En mettant en scène le combattant ordinaire, son quotidien et son univers émotionnel, et en se gardant soigneusement de tout commentaire ou évocation du contexte historique, ces deux expositions cherchent à réduire la distance entre le visiteur et cette guerre oubliée, à lui fournir des images qui touchent, émeuvent, remplissent un vide, tout en évitant des interrogations et des pierres d’achoppement liées à l’interprétation de l’histoire.
Les acteurs de la mémorialisation de la Première Guerre mondiale sont en effet à la recherche des visages – et des noms – capables d’incarner cette expérience et de susciter des identifications partagées et consensuelles. Car cette guerre en Russie est avant tout une guerre sans visages connus, sans héros incontestables. Cette lacune s’explique notamment par les conflits fratricides qui éclatèrent à partir de 1917. Les nombreux officiers et généraux de la Première Guerre mondiale ayant rejoint le mouvement blanc étaient désignés, à l’époque soviétique, comme des ennemis jurés, responsables des pires atrocités. Aujourd’hui, avec la révision de l’histoire révolutionnaire et la réhabilitation du mouvement blanc, ces personnages sont aussi reconsidérés, mais leur commémoration en tant que héros de la Première Guerre mondiale ne semble pas toujours aller de soi (16). De façon symétrique, le général Broussilov qui, s’étant rallié aux Bolcheviks, bénéficia d’un traitement favorable durant l’époque soviétique, est aujourd’hui contesté par certains à cause de son soutien aux « rouges ».
Il n’est alors pas étonnant que la construction de la mémoire de la Première Guerre mondiale passe souvent par un recours aux images de combattants ordinaires, voire anonymes, qui, sans porter la responsabilité des défaites militaires ou des décisions politiques ultérieures, permettent d’incarner l’idée de loyauté et de sacrifice au nom de la patrie. Cette logique s’exprime, par exemple, dans le film « Bataillon de la mort », principal projet cinématographique réalisé dans le cadre du centenaire. Ce film de fiction, inspiré de faits réels, met en scène les femmes qui avaient combattu dans des bataillons spéciaux, faisant preuve de grand courage et d’abnégation au moment le plus désespéré de la guerre, en 1917. Comme le souligne par ailleurs le producteur, le recours aux personnages féminins doit permettre de montrer cette guerre sans patriotisme protocolaire, « sans canons, mitraillettes ni attaques de cavalerie » (17).
Ces tentatives de trouver des lieux et des personnages pour porter la mémoire de la « guerre oubliée » mériteraient une analyse plus poussée, qui prendrait notamment mieux en compte la composante régionale des processus de mémorialisation, qui se manifeste à travers la recherche des lieux, images ou évènements, capables de servir de passerelle entre l’identité locale et l’histoire de la Première Guerre mondiale. Parfois, de telles tentatives entrent en conflit avec la politique de la mémoire que cherchent à mener les acteurs centraux. Ainsi, la ville de Pskov devint récemment le lieu d’une bataille symbolique autour du futur monument en mémoire de la Première Guerre mondiale. Lors d’une courte visite en décembre 2013, le ministre de la Culture V. Medinski « offrit » à la ville, au nom de la Société d’histoire militaire russe qu’il dirige, un monument « au soldat de la Première Guerre mondiale ». A la même occasion, il désigna l’endroit pour l’installer. Des travaux préparatifs furent immédiatement lancés, afin de pouvoir inaugurer le monument seulement quelques semaines plus tard. Le monument et son emplacement furent néanmoins contestés par les habitants, d’autant plus qu’il existait déjà un autre projet de monument, qu’il était prévu d’ériger ailleurs. Outre sa faible qualité esthétique, parmi les principaux arguments contre le cadeau imposé par Moscou figurent l’emplacement choisi par le ministre qui n’a aucun lien avec l’histoire locale de 1914-1918 (contrairement à l’endroit initialement prévu, situé devant le bâtiment qu’occupait à l’époque l’État-major du front du Nord) et le caractère « artificiel » de ce très gros objet de « propagande » (le monument devrait faire plusieurs mètres de hauteur), incapable, selon ses détracteurs, de susciter des émotions et de créer une identification avec cette mémoire.
Conclusion
L’anecdote du monument au soldat de la Première Guerre mondiale de Pskov renvoie à toute une série de questions et de problèmes propres aux processus de mémorialisation actuellement en cours en Russie.
Elle permet avant tout de mieux comprendre le rôle qu’entend jouer l’État dans ce processus. Depuis deux ou trois ans, les organes centraux et surtout quelques institutions récentes, comme la Société d’histoire militaire russe et la Société d’histoire russe, devenues principaux acteurs de la politique de l’histoire gouvernementale, s’emparent de ce sujet, laissé pendant longtemps à la marge de la vie culturelle et commémorative russe. Dans ces marges, opérait néanmoins un certain nombre d’acteurs : enthousiastes, muséologues, associations, parfois autorités locales (sans parler des historiens professionnels dont je n’ai pas présenté le travail de recherche dans cet article), qui aujourd’hui se réjouissent, mais aussi parfois se méfient de l’attention dont devient subitement objet l’histoire de la Première Guerre mondiale.
Malgré les ressemblances de discours, articulés notamment autour du thème de « devoir de mémoire » envers les soldats morts, et malgré le consensus dont semblent faire objet les valeurs de patriotisme, les sens à donner à la mémoire de cette guerre ne sont pas définis de la même façon par tous les acteurs de la mémorialisation. Faut-il glorifier un État puissant et les combats qu’il avait livrés ? Rendre hommage aux hommes ayant rempli dignement leur devoir ? Pleurer les morts et se souvenir des épreuves qu’ils ont traversées ? Les sens sont multiples, parfois contradictoires, comme peuvent l’être les symboles, lieux, noms et visages susceptibles de les porter. Bien entendu, les moyens – médiatiques, économiques, administratifs – à disposition des divers milieux qui contribuent à façonner cette mémoire, ne sont guère comparables, il n’est donc pas étonnant que la version formulée par Moscou apparaisse comme dominante…
1. Pour une étude détaillée de la mémoire de la Grande Guerre en URSS, en particulier dans les années 1920-1930, voir : K. Petrone, The Great War in Russian Memory, Indiana University Press, 2011.
2. A. Sumpf, « L’historiographie russe (et soviétique) de la Grande Guerre », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 22, janvier-avril 2014 [en ligne : www.histoire-politique.fr].
3. Sur la notion de la « politique de l’histoire » et sur ce phénomène en Europe de l’Est, voir : M. Lipman et A. Miller (dir.), Istoritcheskaïa politika v XXI veke [La politique de l’histoire au XXIe siècle]), Moscou : NLO, 2012 ; A. Assmann, Der lange Schatten der Vergangenheit – Erinnerungskultur und Geschichtspolitik, C. H. Beck Publishers, Munich 2006 (traduction russe : A. Assmann, Dlinnaïa ten prochlogo: Memorialnaïa koultoura i istoritcheskaïa politika, Moscou : NLO, 2014).
4. N. Koposov, « Pamiat v zakone », Rousski journal [en ligne : http://www.russ.ru/Mirovaya-povestka/Pamyat-v-zakone].
5. Adresse présidentielle à l’Assemblée fédérale, 12 décembre 2012.
6. Voir Françoise Daucé et al. « Les usages pratiques du patriotisme en Russie », Questions de recherche, n° 32, CERI – Sciences Po, juin 2010.
7. http://histrf.ru/ru/rvio/rvio/materiali-syezda/item-47.
8. « Consignes méthodologiques relatives à la réalisation du projet panrusse pour les jeunes ‘Grande Guerre oubliée’ », présenté par les agences fédérales Rosmolodej et Rospatriotcentr [en ligne sur le site du projet : http://1914-18.ru/].
9. Portail du Ministère de la Culture de Russie : http://culture.ru/press-entre/10240?category=news.
10. Sténogramme de la session finale du Club de Valdaï, 19 septembre 2013 [en ligne : http://kremlin.ru/transcripts/19243].
11. Page d’accueil de la Société d’histoire militaire russe, consultée le 26 mai 2014 [http://histrf.ru/ru/rvio].
12. Si en 1939, la Prusse-Orientale comptait autour de 2200 lieux d’enterrement (dont 500 tombes individuelles), il en restait 1200 en 1945. En 2011, l’un des spécialistes dénombrait environ 66 monuments et 70 lieux d’enterrement collectif (К. Pakhaliouk « Zakhoronenia i pamiatniki Pervoï mirovoï voïny na territorii Kaliningradskoï oblasti » [Lieux d’enterrement et monuments de la Première Guerre mondiale dans la région de Kaliningrad], Voïennaïa arkheologuia, 2011, n°6, p. 52 -59 [en ligne : http://www.august-1914.ru/pahalyk.html].
13. Déroulement du concours et présentation des projets : http://1914.histrf.ru/monument/voting/. Les résultats de ce vote, soupçonné par ailleurs de fraude, n’ont pas eu d’effet sur la désignation du vainqueur par un jury de spécialistes : http://zemskiy-sobor.livejournal.com/38469.html et http://lenta.ru/news/2013/09/18/monument/.
14. Le « Monument aux Héros de la Première Guerre mondiale » a été officiellement inauguré le 1er août 2014 au Parc de la Victoire à Moscou.
15. Vetcherniaïa Moskva, 18 septembre 2013 [en ligne : http://vm.ru/news/2013/09/18/skulptor-andrej-kovalchuk-geroj-moego-pamyatnika-ne-proigral-vojnu-emu-prosto-prikazali-iz-nee-vijti-214427.html].
16. Cf. la polémique autour de la plaque commémorative à l’hommage du général Drozdovski, inaugurée en janvier 2014 à Rostov-sur-le-Don : http://izvestia.ru/news/563742.
17. V. Sokirko, I. Stoulov, « Pamiati Pervoï mirovoï » [À la mémoire de la Première Guerre mondiale], Portail du Ministère de la Culture de Russie, 27 décembre 2013 [en ligne : http://portal-kultura.ru/articles/country/23835-pamyati-pervoy-mirovoy/?print=Y&print=Y&CODE=23835-pamyati-pervoy-mirovoy].