Récemment, l’écrivain Vincent Duluc déclarait à propos des sportifs soviétiques : « On se disait seulement qu’il était étrange que des pays avec des champions aussi gris puissent avoir des hymnes aussi beaux, on ne parvenait pas à faire le tri entre nos clichés adolescents, cette idée de la beauté triste de l’âme slave et le soupçon d’une mélancolie austère, éteinte, nourrie par l’écrasement étatique et la privation de liberté » (1). Le sport rouge reste ancré dans les mémoires, tant il fascine et cristallise encore les dérives du sport moderne en Europe occidentale. Le dopage, la médicalisation à outrance, les violences des entraîneurs, le déni des individus, le mutisme des sportifs, le contrôle des services secrets s’accrochent aux champions soviétiques. L’image de l’implacable adversaire de Rocky, Ivan Drago, semble figer dans les mémoires collectives ce qu’a été le champion d’URSS. Or, ces représentations ont une histoire, une genèse. Elles s’inscrivent dans une tradition de légende noire. Les journaux et dirigeants politiques et sportifs ont d’abord concentré leur critique sur l’« amateurisme d’État » depuis les années 1930, avant, au milieu des années 1960, de mettre l’accent sur l’absence de fair-play soviétique, la duplicité des autorités en matière de respect du règlement et, surtout, le déni du corps des sportifs. Mais ces représentations négatives n’ont pas été les seules en Europe occidentale. D’aucuns, souvent proches du mouvement sportif communiste, tel Yvon Adam, reprenaient les antiennes du Comité de culture physique d’URSS en présentant ces champions comme le résultat d’une massification incroyable, et donnaient une nouvelle actualité à l’idée de pyramide coubertinienne (l’élite est issue de la masse) (2). L’Union soviétique était un exemple de diffusion massive du sport, ce qui permettait à l’excellence sportive d’émerger de cette masse de jeunes sportifs.
L’image des sportifs soviétiques est bien différente dans la Russie actuelle. Les traits négatifs en sont absents. Ils sont encore des « héros du sport », comme le chantait Muslim Magomaïev. Leurs victoires restent associées aux exploits de l’URSS et aux réussites du régime. Ils continuent d’être mis en valeur dans des films comme des modèles de vie, des exemples de patriotisme, dont le récent Mouvement vertical (3) d’Anton Meguerditchev qui revenait sur la victoire soviétique en basket-ball aux Jeux olympiques de Munich en 1972, ou dans des documentaires qui mettent encore en avant la simplicité, l’éducation, la culture de ces champions (4). Certains ont entamé une carrière politique, comme Viatcheslav Fetissov qui fut ministre, ou Irina Rodnina, encore députée, et reconvertissent leur capital sportif en capital politique, comme quelques-uns de leurs homologues à l’Ouest. D’autres sont toujours présents dans les manifestations publiques, telle Lidia Skoblikova pour le relais de la flamme olympique.
Ces images peuvent paraître contradictoires. Le prisme d’une analyse historique permet de montrer comment la fabrique de l’élite sportive soviétique fut la conjonction de politiques internes à l’URSS, de la convergence des systèmes sportifs entre le monde communiste et le monde capitaliste, tout autant que de regards croisés qui ont contribué à lui donner sa forme. Notre analyse embrassera l’ensemble de la période soviétique, de la révolution à la dislocation de l’Union soviétique, et en montrera les principales inflexions.
Entre rejet et adoption de l’élite sportive (1921-1946)
L’élite sportive soviétique ne naît pas ex nihilo et ce ne sont pas les bolcheviks qui font, seuls, entrer la société de l’ancien Empire de Russie dans la modernité sportive. En effet, les cercles et clubs sportifs se développent à partir de la fin du XIXe siècle et certains dirigeants, comme Georges Duperron, sont déjà partie prenante des institutions internationales sportives. Les athlètes russes participent aux Jeux olympiques de 1900, puis à ceux de 1908. En 1912, l’équipe est beaucoup plus imposante, composée de cent cinquante-neuf athlètes. Durant ces premières compétitions, les athlètes de l’Empire se distinguent dans quelques disciplines, à un moment où la pratique sportive demeure amateur et le fait des classes dominantes : lutte, tir, aviron, voile ou patinage artistique. Les révolutions de 1917 et la guerre civile désorganisent et ralentissent le développement du sport, le réorientent temporairement vers la préparation militaire, mais ne font pas disparaître ce substrat.
Alors que Lénine engage la Russie bolchevique sur la voie de la nouvelle politique économique (NEP), le spectacle sportif connaît un regain : la pratique de la lutte et du catch, les courses de chevaux et les matchs de football sont ravivés. Les championnats renaissent et les sportifs titrés sont souvent d’anciens champions déjà brillants durant la période impériale. Lev Barkhach a participé en 1915 au championnat d’athlétisme de Russie. Il est de nouveau sur les pistes en 1923, lors du championnat d’URSS en 1500 mètres (5).
Le contexte politique n’est pourtant pas favorable à l’excellence sportive. Les dirigeants bolcheviques souhaitent transformer la place et le rôle dévolus à l’éducation physique, et nombre d’initiatives s’organisent pour rompre avec ce qui est considéré comme des survivances de l’ancien monde. Les premiers dirigeants du mouvement de culture physique cherchent à limiter la pratique de la compétition et la quête du record. L’excellence sportive est alors associée au sport qui spécialise, qui professionnalise et dans lequel s’infiltrent les affairistes. La culture physique qu’ils définissent contre le sport doit servir à produire des corps harmonieux, utiles au travail, prêts à la défense.
Le marquage des pratiques sportives tend à évoluer à partir de 1928 avec l’organisation des Spartakiades à Moscou. Cette compétition, qui réunit des sportifs d’Europe et d’Uruguay, communistes et socialistes, montre aux autorités politiques combien les performances sportives et les victoires dans des compétitions conçues comme le pendant des Jeux olympiques d’Amsterdam, peuvent servir à affirmer la supériorité soviétique. Au même moment, en Union soviétique, l’idée prend corps que la compétition socialiste peut permettre l’émulation de tous et pas uniquement la désignation des meilleurs. La résolution du Comité central du Parti du 23 septembre 1929 clôt ces débats et centralise le contrôle de l’État sur le sport et l’éducation physique. S’ouvre alors une période transitoire durant laquelle l’accent est mis sur la formation physique des masses, par le biais du programme Gotov k troudou i oboroné [GTO, « Prêt au travail et à la défense »], brevet sportif attestant un niveau de culture physique de base. En parallèle, s’engage une lutte contre les excès du sport de haute performance et le football.
L’excellence sportive retrouve grâce aux yeux des dirigeants du mouvement de culture physique au milieu des années 1930. Devant la difficile réalisation de ce programme GTO, face à l’usage croissant par des États concurrents du sport comme moyen de démontrer la supériorité de leur régime, les dirigeants soviétiques réaffirment l’idée d’une possible émulation par des modèles, tout comme ils permettent, par le développement du spectacle sportif, d’assurer à la population des sas de décompression après les années chaotiques de la collectivisation et du premier plan quinquennal. Les indices de ce tournant sont multiples. Le titre de Maître émérite de sport est instauré en 1934. Les premières compétitions contre des équipes professionnelles étrangères ont lieu. Le sportif devient un héros positif valorisé dans les arts, le cinéma, la presse. Le championnat d’URSS se développe et les sociétés sportives (Spartak, Torpedo, Lokomotiv) structurent désormais l’espace des sports. Toutefois, le groupe choisi pour représenter l’URSS est le plus souvent composé de sportifs polyvalents, « amateurs-marrons », produits des sociétés sportives dans lesquelles se sont formées des écoles autour d’entraîneurs de renom. Le cadre légal définissant le comportement des athlètes et leurs revenus n’est pas encore fermement établi et l’administration sportive est affaiblie par les changements réguliers à sa tête et par les « Purges ».
Les années 1941 et 1942 sont marquées par une désorganisation de l’administration et du mouvement sportif (7). Dès 1943, les meilleurs athlètes reprennent les stages de formation, les matchs et les compétitions. Il importe alors de montrer aux alliés, comme aux ennemis, que la vie sportive se poursuit également au pays des Soviets, malgré la violence des affrontements. Dès 1944, la question de la reprise des échanges et de l’intégration au système sportif international se pose. Sur le plan intérieur comme extérieur, l’élite sportive sert à incarner la renaissance du peuple soviétique, sa régénération et son statut de puissance mondiale. La quête du record et celle de la victoire sont stimulées, valorisées par des gratifications financières de plus en plus généreuses, mais cela accentue la dissonance entre la figure idéale et l’attitude intéressée des meilleurs champions, entre les sommes confortables fréquemment allouées à des individus et l’état de délabrement du pays.
Intégration internationale et affrontements sportifs : un catalyseur pour la fabrique de l’élite sportive (1947-1965)
À partir de 1947, les Soviétiques deviennent membres des fédérations internationales et peuvent donc prendre part aux championnats d’hiver ou d’Europe, de manière officielle. La présence à ces compétitions est cependant conditionnée par leurs résultats et leur essentielle victoire. Plusieurs équipes se voient refuser la participation aux compétitions internationales, au terme de prestations décevantes. Seules sont maintenues les participations à des championnats d’Europe ou du monde où brillent les Soviétiques, comme en volley-ball ou en patinage de vitesse féminin, à des rencontres bilatérales dans des sports spécifiques avec des pays d’Europe de l’Est et de Scandinavie ou aux jeux mondiaux universitaires. En 1951, le Comité national olympique (CNO) soviétique intègre le Comité international olympique (CIO) et les athlètes d’URSS participent pour la première fois aux Jeux d’Helsinki en 1952.
L’accroissement des tensions entre les États-Unis et l’URSS amplifie la pression sur les sportifs, ce qui entraîne un raidissement du régime sportif (une accentuation et un contrôle plus marqués des comportements, lors des entraînements, des compétitions et des cérémonies protocolaires, de même qu’une prise en compte précoce du suivi médical pour protéger les sportifs). La question du professionnalisme des athlètes soviétiques s’immisce dans le débat transnational au moment de l’entrée dans les fédérations internationales et du rapprochement avec le CIO. Les autorités sportives soviétiques sont alors contraintes par la réglementation internationale de respecter les règles d’amateurisme et dissimulent les pratiques de rémunération des athlètes, valorisant un idéal de l’athlète amateur. Afin de lutter contre les transferts, de réguler les rémunérations et d’éviter la démesure, comme les emplois fictifs, un cadre strict définit l’échelle possible des rémunérations, fondées sur un système de bourse et de primes plafonnées à partir de 1947. Cela s’accompagne d’une clarification et de la rationalisation de l’attribution des titres, par le biais d’une classification sportive unique qui hiérarchise les athlètes en fonction de leurs performances et détermine fermement l’attribution d’un titre.
À la suite de la brillante entrée des Soviétiques aux Jeux olympiques d’Helsinki et des évolutions politiques liées à la mort de Staline en matière de politique intérieure et extérieure, l’élite sportive soviétique gagne en importance. Du début des années 1950 aux années 1960, le groupe social des sportifs de haut niveau s’étend et se renforce. Le développement des échanges internationaux et l’extension de l’audience du sport-spectacle en URSS, liée à la diffusion par les médias de masse des événements sportifs, constituent trois causes cruciales dans ce processus. Un plus grand nombre d’athlètes partent à l’étranger ; le champ des disciplines pratiquées en URSS à très haut niveau s’étend ; la diffusion plus large du spectacle sportif amplifie la pratique des sports et nécessite, en retour, un volume plus important de joueurs.
Face à la concurrence accrue, tant en Union soviétique qu’à l’étranger, le régime sportif s’autonomise et se renforce, la pratique sportive d’élite se spécialise. C’est alors une caractéristique proprement soviétique que de proposer une gestion centralisée de la préparation sportive, étendue à l’ensemble des disciplines, comme de définir dans une classification unique des titres et des rangs, déterminés par des performances et des résultats, ainsi que des rémunérations similaires pour l’ensemble des sports (8). Cet aspect participe à la circonscription d’une élite soviétique qui, malgré des disciplines différentes, adopte les normes d’un mode de vie commun. Le « régime sportif » s’intensifie tout au long de la période. Ses principaux traits évoluent en fonction des innovations de l’entraînement et des découvertes scientifiques concernant l’optimisation, la planification des performances et la sélection précoce des talents. Le régime dépend également de l’attitude des sportifs eux-mêmes. Les nombreux séjours à l’étranger, les écarts qui se produisent alors, comme lors des entraînements, aboutissent à davantage encadrer, par un certain nombre de règles, la vie quotidienne des sportifs pour éviter qu’en situation d’avant-poste, ils ne décrédibilisent l’URSS.
Les deux tendances globales que constituent l’ouverture internationale et l’essor du sport-spectacle favorisent l’émergence de deux images parfois divergentes de l’élite sportive. Ses héros représentent toujours des modèles de comportement. S’ils doivent servir d’exemples de vie et montrent ce à quoi doit prétendre l’ensemble de la population, s’ils incarnent les succès de l’Union soviétique, ils donnent aussi à voir les évolutions de la société khrouchtchévienne. Ce sont de jeunes hommes et de jeunes femmes à l’image de la société dans laquelle ils vivent, ancrés dans la modernité, aux vies ordinaires, tout en incarnant d’évidents « constructeurs du communisme ». Dans le contexte du Dégel, l’audience accrue du sport fait émerger, face à eux, d’autres stars, dont le comportement semble plus spontané. Le débat public, désormais possible dans certains journaux et certaines revues, s’arrête sur le « syndrome des stars », à la suite d’un nombre non négligeable de scandales. L’opposition entre de bons héros et de mauvaises idoles n’est pas si binaire : des sportifs promus peuvent descendre de leur piédestal à l’occasion d’une incartade et faire la démonstration que le succès est susceptible de gangréner jusqu’aux meilleurs esprits. Ces débats agitent la sphère sportive et ont des conséquences nettes. Le contrôle des athlètes se renforce progressivement du point de vue tant du comportement que des revenus. Des actions sont mises en œuvre pour mieux former les sportifs. L’administration se met à répondre aux demandes collectives comme aux exigences de performances.
Systématisation et critiques internationales : une élite sportive à l’apogée, mais contestée (1965-1985)
La période brejnévienne est marquée par une tendance nette à la spécification du « régime sportif » et par la disjonction entre l’élite athlétique et le commun des Soviétiques. La performance nécessite un processus de sélection qui repère les enfants de plus en plus jeunes et tend à les abstraire de leur milieu familial et de leur univers habituel, pour permettre une rationalisation de leur existence. L’excellence sportive requiert une vie ascétique aux apports contrôlés, aux temps maîtrisés, dans des espaces clos où les athlètes ne peuvent avoir les mêmes expériences que le commun de leur génération. Les corps sont observés ; les mouvements analysés ; les organismes explorés. L’élite sportive est touchée par un « tour de vis » moral, sensible à partir de 1967-1968. En raison d’une succession de scandales qui ont marqué les esprits tant en URSS qu’à l’étranger, suite à un recrutement effectué plus jeune et à des athlètes sortis plus tôt du système scolaire, mais aussi devant l’impérieuse nécessité de se montrer sous un jour probe, les autorités sportives et politiques intensifient la formation idéologico-politique et la surveillance. Pour cela, elles mobilisent diverses institutions (KGB, Komsomol (9), médecins et masseurs, entraîneurs, coéquipiers) dont la combinaison des regards contraint l’individu-sportif à l’autocontrôle. L’effort disciplinaire qui est demandé aux athlètes est contrebalancé par des avantages, légaux ou tacites. L’injonction à gagner des médailles olympiques est favorisée par une augmentation des primes confortables en cas de titres aux JO. Le Comité de culture physique ferme les yeux sur les gratifications matérielles distribuées par les sociétés sportives pour s’arracher les meilleurs athlètes, comme sur les transferts semi-légaux de produits étrangers dans les valises des sportifs, s’ils ne sont pas trop importants. Ces deux points constituent des privilèges qui permettent de remercier les champions pour leur implication, mais aussi de maîtriser par ce biais un groupe de Soviétiques qui part fréquemment à l’étranger.
La circulation désormais possible, l’envoi de Soviétiques aux quatre coins de la planète, les relations régulières avec les pays européens et les États-Unis ont habitué les athlètes et leurs dirigeants aux conditions de séjour hors des frontières de l’URSS et aux collaborations internationales. Les Soviétiques sont plus attentifs au rôle des médias étrangers, à leur image à l’extérieur, ce qui les contraint à s’impliquer dans la gestion globale de problèmes sportifs (le dopage, par exemple), à prévenir et désamorcer des crises potentielles avant qu’elles n’éclatent, à faire plus attention à la conduite des leurs. L’excellence sportive soviétique devient le point de cristallisation de nombreuses critiques et est régulièrement accusée de dopage, de subversion des genres et de manipulation des corps. Elle est une des manifestations exemplaires du « totalitarisme soviétique » et de ses conséquences funestes sur les individus. Le non-respect des droits des hommes et des femmes s’illustre dans ces corps faits pour gagner, selon les contempteurs du régime. Mais, face à la demande des supporters internationaux ou à la nécessité d’inclure quelques électrons libres dans l’équipe, les autorités soviétiques font preuve de prévention, d’une tolérance certaine, tout en resserrant les mailles du contrôle autour d’eux pour éviter les coups d’éclat.
Boycotts, recomposition de l’action publique sportive et dislocation d’un système (1980-1991)
L’élite sportive ici décrite ne s’éteint pas une fois les Jeux de Moscou (1980) terminés. Les échanges de délégation perdurent mais une des raisons d’être de l’élite sportive – la promotion d’un modèle et des valeurs d’un pays – s’émousse face à la dérive commerciale des disciplines sportives, à la concurrence des circuits professionnels qui agitent le monde des sports au début des années 1980, à la suite du boycott des Jeux olympiques de Los Angeles en 1984, tout autant que de la modification du modèle économique du CIO, sensible sous la présidence de Samaranch. Les athlètes soviétiques demeurent de brillants compétiteurs mais leur aura finit par s’affadir, voire se ternir.
La fabrique de l’élite sportive n’est remise ouvertement en cause en URSS qu’à partir de 1985. Les investissements massifs dans la préparation des champions sont contestés, et sourdent de nouveau les critiques déjà émises dans les années 1920, puis dans la seconde moitié des années 1950, à propos des choix sportifs du régime (10) : le sport soviétique se serait trop concentré sur l’élite et sur le prestige de quelques champions. Le Comité de culture physique aurait omis de s’intéresser à la pratique des jeunes et des plus âgés, aux activités de loisirs et de bien-être, préférant produire des champions olympiques dont la réinsertion sociale à l’issue de leur carrière est parfois difficile, comme en témoigne le film La poupée [Koukolka] d’Isaak Fridberg, sorti en 1988. D’anciens héros du sport, tel l’haltérophile Iouri Vlassov ou le sauteur en longueur Igor Ter Ovanessian, dénoncent publiquement l’usage de produits dopants et surtout la pression en la matière d’entraîneurs et de médecins. Leur discours s’intègre à des campagnes internationales de lutte pour un sport propre, tout autant qu’à des positionnements politiques au moment de la perestroïka en URSS. Face à la baisse des dotations, plusieurs stratégies sont éprouvées et aboutissent à une transformation progressive des formes de rémunération des sportifs, ainsi qu’à une modification du financement du sport soviétique. Dans le milieu du football, l’idée de transformer les clubs en entreprises autonomes se fait jour et prend une forme effective à partir de 1988. Ce basculement se diffuse également dans le monde du cyclisme, avec la création de la première équipe professionnelle, et chez les lutteurs et boxeurs. Ainsi, la Fédération soviétique de boxe signe un contrat avec les promoteurs nord-américains pour que vingt-quatre champions participent à des combats en Amérique du Nord. En gymnastique, ce sont les tournées des Soviétiques qui permettent l’apport de devises. Parallèlement, à partir de 1987, certains joueurs de sports collectifs sont autorisés à poursuivre leur carrière à l’étranger. Sur ces transferts, le Comité des sports touche une commission importante. La qualité de la formation technique et les secrets de jeu et de préparation que les sportifs soviétiques sont censés détenir suscitent l’intérêt de nombreux clubs de l’Ouest. L’ampleur du travail effectué durant la seconde moitié du XXe siècle continue de porter ses fruits aux Jeux olympiques de Calgary et de Séoul.
La dislocation de l’URSS en décembre 1991 remet en cause toute cette organisation élaborée après un demi-siècle de recherches scientifiques et techniques, de prise en charge des sportifs d’excellent niveau et de gestion centralisée de la performance. À mesure que l’URSS se délite, les infrastructures se délabrent, les canaux de la performance se démantèlent. Les entraîneurs partent à l’étranger en quête de meilleurs salaires. Des disciplines perdent de leur attrait. Les conditions de vie qui avaient permis le succès des meilleurs sportifs se dissipent. Certains, comme Sergueï Bubka, deviennent très vite les entrepreneurs de leurs propres performances ; d’autres quittent le milieu du sport et utilisent leurs potentialités physiques pour participer au marché de la protection, situé entre la police et la pègre (11). Durant les années 1990 et 2000, les médias russes regrettent, à chaque déconvenue olympique, l’« équipe de notre jeunesse » que chantait Ludmilla Gourtchenko, et ceux qui ont gravi les podiums avec leurs maillots rouges, ceux qui étaient devenus, par leur travail intense et par leur prise en charge extrêmement fine, la fierté de la patrie. Cela explique sans doute l’effort des gouvernements récents pour revenir au plus haut niveau mondial, sans que l’encadrement technique, administratif, physiologique ne soit ni aussi opérationnel ni aussi efficace.
1. Vincent Duluc, Kornelia, Stock, Paris, 2018, pp. 76-77.
2. Yvon Adam, Le Sport dans la vie des Soviétiques, Les éditions du Progrès, Moscou, 1979.
3. Anton Meguerditchev, Dvijenie vverkh, Moskva, Studio Tritè , 2018.
4. Mikhaïl Ananiev, Kareline, poedinok s samim soboj [Karéline, un duel contre soi-même], Moskva, KB-Prodakchine, 2016.
5. Alexandre Sounik, Otcherki otetchestvennoï istoriografii istorii fizitcheskoï koultoury i sporta [Essais d’historiographie de l’histoire de la culture physique et du sport], Sovetski sport, Moskva, 2010, pp. 376-385.
6. « Fizitcheskaïa koultoura » [La culture physique], Bolchaïa sovetskaïa entsiklopedia, Gossoudarstvenny institout « Sovetskaïa entsiklopedia », Moskva, 1936, p. 310.
7. Sylvain Dufraisse, « Sportifs soviétiques dans la Grande Guerre patriotique : des mobilisations différenciées », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2017/4 (n° 268), pp. 75-84.
8. Sylvain Dufraisse, « Contrôler, mettre en ordre et réguler : la réforme des revenus des sportifs soviétiques au lendemain de la Seconde Guerre mondiale », Le Mouvement social, 2016/1 (n° 254), pp. 103-116.
9. Jeunesses communistes.
10. James Riordan, “Playing to New Rules: Soviet Sport and Perestroika”, Soviet Studies, 42/1, 1990, pp. 133-145; Manuel Veth, “Sovintersport and the Cashing in on Soviet football”, Journal Soccer & Society, Vol. 18, 2017, pp. 132-143.
11. Jean-Christophe Collin, « Le sport entre ombre et lumières », Gilles Favarel-Garrigues, Kathy Rousselet (dir.), La Russie contemporaine, Paris, Fayard, 2010.