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B) Politique intérieure & société

Roman Lounkine
1 novembre 2018

Les vieux-croyants dans la Russie d’aujourd’hui

Les tenants de la Vieille Foi ont été en butte aux persécutions religieuses et étatiques dès le XVIIe siècle. Au début du XXe, suite au Manifeste de Nicolas II sur la tolérance religieuse, advient une brève période durant laquelle, avec le soutien de gros entrepreneurs et d’hommes politiques, ils représentent la deuxième confession après l’orthodoxie officielle, mais leur progression est interrompue par la révolution de 1917. Les vieux-croyants se considèrent comme des orthodoxes, et qualifient l’Église officielle de « nikonienne », du nom du patriarche Nikon, qui, au XVIIe siècle, décida d’amender les livres saints et les rites, déclenchant par là même un schisme. Dans la Russie d’aujourd’hui, les vieux-croyants se déclarent à nouveau porteurs de l’orthodoxie russe authentique, et une partie de l’élite du pays voit dans la « Vieille Foi » une alternative à l’Église orthodoxe officielle.

Comme avant la révolution, on trouve parmi les vieux-croyants une série de courants indépendants les uns des autres, se divisant en « prêtrisants » (conservant la hiérarchie ecclésiastique) et « non-prêtrisants » ou « sans-prêtres » (estimant qu’après le schisme, il ne peut y avoir de véritables ordinations, donc de hiérarchie). L’Église orthodoxe russe vieille-ritualiste (branche de Bielaïa Krinitsa, en Autriche-Hongrie, à présent en Ukraine, où elle est fondée au XIXe siècle) se rattache aux premiers, de même que l’Église vieille-orthodoxe russe, qui restaure sa hiérarchie dans les années 1920, sous le régime soviétique, où deux évêques nikoniens se convertissent à la Vieille Foi. Aux seconds se rattachent les Théodosiens, du nom de leur fondateur Théodose Vassiliev. La plus importante communauté de sans-prêtres est celle des Pomores vieux-croyants, du nom d’un territoire de la région d’Arkhangelsk, le Pomorié, dans le Nord russe, où, à l’abri des forêts, ils peuvent prier librement. Ils construisent aussi des églises ou des chapelles (des maisons de prières), mais tous les rites (baptême, confession, service religieux) sont célébrés sans prêtre, par des nastavnik (mentors), hommes ou femmes, choisis parmi les laïcs.

Les vieux-croyants parviennent à préserver, à travers les persécutions bolcheviques et soviétiques, leurs traits fondamentaux : l’amour de la liberté et l’organisation démocratique de leur Église, comme dans le protestantisme (chaque communauté est, de facto, autonome). Dans l’ensemble, ils considèrent avec méfiance ou mépris le pouvoir d’État, depuis l’époque où les croyants se sont mis à tenir Pierre le Grand, qui les condamnait à être brûlés vifs, pour l’Antéchrist. Ils choisissent eux-mêmes leurs prêtres, leurs évêques et leurs nastavnik. Ils sont, en même temps, le symbole le plus éclatant de la Sainte-Russie et de la spiritualité russe ancienne. À la différence des baptistes ou des pentecôtistes, souvent accusés d’être tournés vers l’Occident et les États-Unis, le patriotisme des vieux-croyants ne saurait être mis en doute.

Cette combinaison de patriotisme russe et de foi orthodoxe, qui contraste vivement avec les usages de l’Église officielle, suscite un intérêt pour les vieux-croyants dans les années 1990-2000. À la fin des années 1990, une partie de la jeunesse orthodoxe passe à la Vieille Foi, sur la vague de nationalisme eurasien et de représentations d’une « voie russe à part ». Toutefois, les responsables vieux-croyants ne laissent pas cette vague submerger leur Église ni les entraîner du côté de la pure politique, vers l’eurasisme ou l’opposition au Patriarcat de Moscou. La forte tradition spirituelle des communautés, la difficulté à passer de l’Église nikonienne à la Vieille Foi y sont pour beaucoup, car il faut réorganiser toute sa vie en fonction des longs services religieux. En outre, l’appartenance à la Vieille Foi n’est en aucun cas la promesse d’avantages matériels.

Globalement, la Vieille Foi se développe grâce aux familles de croyants qui, de génération en génération, ont préservé la tradition. Les sans-prêtres pomores en sont une éclatante illustration. Alexeï Bezgodov, nastavnik de la communauté de Novgorod, nous confiait dans une interview : « La tradition familiale, c’est lorsqu’un membre de la famille a l’obligation d’aller à l’église ; c’est pourquoi certains fidèles ne commencent à prendre part aux services qu’après la mort de leurs parents. »

Les communautés de vieux-croyants ne sont guère plus de trois cents, même dans les années 2010, un chiffre qui ne reflète pas la puissance et l’influence réelles de la Vieille Foi, car un nombre au moins égal de groupes ne sont pas enregistrés à travers le pays. Les étudiants et les chercheurs en sciences humaines s’intéressent aux vieux-croyants et, pour certains, se convertissent à leur rite. Comme dans la plupart des Églises historiques, on voit principalement, aux services, des enfants et des personnes âgées ; la jeunesse, elle, va et vient ; l’intérêt de la société, tantôt s’enflamme, tantôt semble s’éteindre. Un observateur extérieur peut avoir l’impression que ce courant chrétien est en voie d’extinction, les longues cérémonies n’attirant que des vieilles femmes. Un serviteur du culte lançait cette boutade : « Avant la révolution, il n’y avait que des grands-mères, aujourd’hui aussi, et il y a des gens qui pensent que ce sont les mêmes. »

L’intérêt pour la tradition historique de la Vieille Foi va également croissant dans les milieux politiques et entrepreneuriaux. Pour les vieux-croyants, c’est une possibilité d’avoir une assise solide parmi les « religions traditionnelles », à côté du Patriarcat de Moscou, et de bénéficier d’aides à la restauration des églises ou de récupérer des bâtiments qui, avant la révolution, relevaient de la Vieille Foi. Telles sont les principales composantes du dialogue actuel entre le pouvoir et les vieux-croyants.

En 2016, grâce au soutien de l’administration présidentielle, un groupe de travail est créé pour coordonner les relations des communautés de la Vieille Foi avec la société et l’État.

Le 31 mai 2017, le président Poutine se rend au centre métropolitain de Rogojskoïe, à Moscou, qui réunit la plus grosse communauté de vieux-croyants, l’Église orthodoxe vieille-ritualiste. C’est la première fois qu’un chef d’État rencontre ainsi un haut responsable des vieux-croyants, en l’occurrence le métropolite Cornelius, et soutient une confession concurrente de l’Église officielle.

Le 9 janvier 2018, un Fonds de Bienfaisance est créé, avec l’aide des autorités, pour aider les vieux-croyants : la « Vérité-Justice [Pravda] russe ». Entrent dans son conseil de surveillance Igor Zavialov, un des dirigeants de la compagnie d’État Rostec, Andreï Sapeline, autre gros entrepreneur, à la tête de la société « RT-Finance ». On y trouve également les hautes instances des communautés de vieux-croyants : le métropolite de Moscou et de toute la Russie Cornelius, le Patriarche de Moscou et de toute la Russie Alexandre (Église vieille-orthodoxe), le chef de l’entente théodosienne Konstantin Kojev, celui de l’Église pomore, Vladimir Chamarine. Par le biais de ce Fonds, les autorités veulent aider activement les vieux-croyants de Russie. Elles prévoient également le transfert des vieux-croyants d’Amérique latine (et, pour ceux qui le souhaitent, d’Australie et du Canada), dans des conditions avantageuses, en Sibérie et en Extrême-Orient.

Le dialogue est devenu possible avec les autorités en raison des bonnes relations (au niveau des responsables) entre les vieux-croyants et l’Église orthodoxe officielle. Les premiers, toutefois, sont attachés à leur indépendance ; jamais ils ne pourront se situer uniquement du côté du pouvoir ou former une union pleine et entière avec le Patriarcat de Moscou. Le métropolite Cornelius est ainsi critiqué par ses coreligionnaires pour sa servilité devant les autorités et le patriarche Cyrille, et il écoute humblement les reproches qui lui sont faits. Quant à l’Église vieille orthodoxe du patriarche Alexandre, elle a été la première à qualifier de péché, lors de son concile de 2018, le comportement de ses évêques qui ont collaboré avec les « sans-Dieu » du pouvoir soviétique. L’Église pomore, elle, n’étant pas soumise à une hiérarchie, est à part, mais elle a conscience d’avoir besoin de l’aide de l’État pour récupérer et restaurer ses édifices historiques.

Enfin, en dépit de leur fragmentation, les vieux-croyants éduquent des chrétiens épris de liberté, qui ont leur propre représentation de l’orthodoxie, de la dignité de la personne, de leur mission et de l’Évangile ; une représentation, aussi, de l’autre face de l’histoire de la Russie, dans laquelle la force de l’État est plus associée à la cruauté qu’à la grandeur. La société et une partie de l’élite comprennent toutefois que le pays ne peut se passer de cette force.