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C) Politique intérieure & société

Viktoria Sakievitch
1 novembre 2017

La question de l’avortement en Russie

Ces dernières années ont été marquées par un activisme renouvelé des partisans d’une interdiction de l’avortement en Russie. Des initiatives fédérales et régionales visant à limiter l’accès à l’interruption volontaire de grossesse ont surgi avec une grande régularité (1). À l’automne 2016, le patriarche Cyrille, chef de l’Église orthodoxe russe, apposait sa signature au bas d’une pétition proposée par une série d’associations, appelant à interdire non seulement les avortements, mais aussi la procréation médicalement assistée, qui implique, selon ses auteurs, « le meurtre d’enfants dans les premières phases de leur développement embryonnaire » (2). L’Église précisait par la suite, il est vrai, qu’elle n’exigeait pas, dans l’état actuel des choses, l’interdiction totale, se contentant de demander que l’avortement ne fasse plus partie du système de l’assurance maladie obligatoire. La question était activement débattue dans les médias.

De notre point de vue, le buzz médiatique et l’activité législative déployée sont disproportionnés par rapport à la réalité du problème de l’avortement dans le pays. À l’époque soviétique, le nombre élevé d’avortements était effectivement une grave question de santé publique. La Russie avait été la première, en 1920, à légaliser l’avortement à la demande des femmes. Ne disposant pas de moyens de contraception sûrs, les couples étaient contraints de recourir aux interruptions de grossesse. Le milieu des années 1960 marque un pic pour les avortements. En 1964, un chiffre record est atteint, avec 5,6 millions, soit cent soixante-neuf femmes sur mille, âgées de quinze à quarante-neuf ans. Le passage à l’économie de marché et à la liberté de l’information au cours des années 1990 impulse des changements radicaux dans le domaine de la régulation des naissances. La période postsoviétique est marquée par des progrès non négligeables dans la promotion d’un contrôle de la natalité plus humain, caractérisé, non par l’interruption de grossesse, mais par sa prévention.

Entre 1988 (année qui marque le début d’une baisse constante) et 2015, le nombre absolu d’interruptions de grossesse est divisé par 5,5, passant de 4,6 millions à 0,8 million, et la proportion des avortements pour mille femmes âgées de quinze à quarante-neuf ans par 5,3 (de cent vingt-sept à vingt-quatre) (graphique 1, tableau 1). Si, dans les années 1960, on comptait une naissance pour trois avortements, on compte à présent deux fois plus de naissances. Le coefficient total des avortements – la mesure la plus précise, ne dépendant pas de l’âge des femmes – est passé d’une moyenne de 3,4 par femme en âge de procréer en 1991, à 0,8 en 2015. Les études montrent (3), en outre, que l’on peut se fier aux statistiques officielles de Rosstat et que les « 3,5 millions » d’avortements souvent évoqués par les médias relèvent du mythe.
Le nombre d’avortements a baissé pour toutes les catégories d’âge, mais la chute la plus conséquente concerne les femmes les plus jeunes : moins de vingt ans. La « culture de l’avortement », en admettant qu’elle ait existé, appartient au passé pour les générations postsoviétiques. Malgré une dynamique favorable, la comparaison avec les pays développés ne joue pas en faveur de la Russie. L’écart se réduit néanmoins (graphique 2). De plus, pour le nombre des avortements à l’adolescence, le pays a déjà rejoint la moyenne des pays développés, dépassant notamment la Grande-Bretagne, la Suède, la France. L’Estonie et la Suède sont, en l’occurrence, les plus proches de la Russie parmi les pays considérés. À l’autre extrémité – pour le nombre d’avortements le plus bas – se trouvent la Suisse et l’Allemagne. Notons que tous ces pays ont une législation libérale sur l’interruption volontaire de grossesse. Il en ressort donc que les différences entre eux sont dues à d’autres facteurs. Si les limitations juridiques du droit à l’avortement n’influent pas sur le nombre des interruptions de grossesse, elles peuvent avoir des conséquences négatives, y compris une hausse des problèmes de santé et de la mortalité maternelle (4).
La baisse significative du nombre d’avortements dans la période postsoviétique est due à des changements dans le comportement de la majorité des Russes à l’égard de la contraception. La Russie est venue tardivement à cette « révolution contraceptive » effectuée par les pays occidentaux dès les années 1960-1970. Tous les sondages récents montrent que la contraception est répandue en Russie. De ce point de vue, la Fédération ne tranche pas sur le fond des pays dont le taux de natalité est voisin du sien (il ne s’agit pas seulement de pays développés). Certes, il y a des différences dans les méthodes employées : en Occident, la plus populaire est la pilule, alors que la Russie recourt plus au préservatif, dont l’efficacité est moindre. Et le rejet de la contraception hormonale par la médecine soviétique se fait sentir aujourd’hui encore. 

On regrettera que dans sa lutte contre l’avortement, la Russie ait essentiellement choisi non de promouvoir le planning familial moderne, mais de restreindre l’accès aux interruptions volontaires de grossesse. Au cours des dix-quinze dernières années, une série de modifications ont été apportées en ce sens à la législation et plusieurs projets sont en examen à la Douma. Sur ce plan, la Russie et la France ont des orientations contraires. Ainsi, en 2011, la nouvelle loi relative aux « Principes fondamentaux de la protection sanitaire des citoyens de la Fédération de Russie » (Loi fédérale n° 323 du 21 novembre 2011) prévoit un délai entre le moment où une femme s’adresse à un établissement médical en vue d’avorter et la procédure elle-même – délai qualifié de « semaine de réflexion ». Il est alors recommandé à la femme de consulter un psychologue – consultation dont le but est d’influencer sa décision et de l’amener à garder l’enfant. En France, au contraire, la semaine de réflexion, qui existait depuis les années 1970, a depuis longtemps été supprimée. En 2016, le ministère russe de la Santé ajoutait à la Procédure de prestation des soins médicaux une condition peu humaine : le « visionnage obligatoire de l’image de l’embryon et l’audition des battements de son cœur », lors des examens effectués sur une femme désirant avorter. À la fin de la même année, le gouvernement instaurait une licence supplémentaire pour les cliniques pratiquant l’interruption volontaire de grossesse. Jusqu’à présent, ces nouvelles mesures n’ont pas entraîné une limitation sensible des droits à la procréation et la législation russe reste, dans ce domaine, relativement libérale, mais la tendance n’en est pas moins inquiétante. 

Si l’opinion dans son ensemble n’est pas favorable à l’avortement, la majorité de la population ne soutient pas les mesures radicales à cet égard, y compris le fait d’exclure les avortements de la liste des soins médicaux garantis par l’État, et préfère que la question soit laissée à l’appréciation de la famille (5). La plupart des citoyens de Russie votent, en revanche, pour des méthodes de lutte contre l’avortement telles que les campagnes d’information, le conseil et l’aide sociale, et l’on aurait du mal à ne pas être d’accord avec eux.

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1. Cf., V. Sakievitch, B. Denissov, M. Rivkine-Fich, « Neposledovatelnaïa politika v oblasti kontrolia rojdaïemosti i dinamika ourovnia abortov v Rossii » [Politique contradictoire de contrôle des naissances et dynamique des avortements en Russie], Journal issledovaniï sotsialnoï politiki, n° 4, 2016.

2. Cf. http://www.patriarchia.ru/db/text/4625720.html

3. Cf. B. Denissov, V. Sakievitch, « Aborty v post-sovietskoï Rossii : iest li osnovania dlia optimizma ? » [Les avortements dans la Russie postsoviétique : y a-t-il des raisons d’être optimiste ?], Demografitcheskoïe obozrenie, n° 1, 2014, pp. 144-169, http://demreview.hse.ru/2014--1/120991286.html ; Naselenie Rossii 2012: dvadtsaty iejegodny demografitcheski doklad [Population de Russie 2012 : vingtième rapport démographique annuel], sous la direction d’A. Vichnevski, NIOu VChE éditions, Moskva, 2014, pp. 191-193.

4. Cf. A. Vichnievski, V. Sakievitch, B. Denissov, « Zapret aborta : osvejite vachou pamiat » [Interdiction de l’avortement : rafraîchissez votre mémoire], Demoscope Weekly, n° 707-708, 2016, http://demoscope.ru/weekly/2016/0707/tema01.php

5. Fonds Opinion publique : http://fom.ru/Obraz-zhizni/13060, Centre Levada : http://www.levada.ru/2015/07/02/pravo-na-abort/