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C) Politique intérieure & société

Valéri Fiodorov
1 novembre 2017

État d'esprit de la société russe en 2016 : des craintes aux espoirs

2016 aura été pour la population de Russie une année dense, tendue, mais en aucun cas sans espoir, comme en témoignent à la fois les données du Service fédéral des statistiques (Rosstat) et les résultats des sondages d’opinion régulièrement effectués, à l’échelle du pays, par le Centre panrusse d’étude de l’opinion publique (VTsIOM), le Fonds « Opinion publique » (FOM) et le Centre Levada.

Évaluation de l'annee 2016 par les russes 


Que constatons-nous à la fin de 2016 ? Un indicateur positif (+ 4), mais de peu. À la fin de 2015, il était de + 5 et nettement plus élevé il y a deux ans (+ 20), ce qui constituait d’ailleurs le record de toutes les années mesurées (seule, l’année 2007 était meilleure, + 27 ; n’oublions pas, toutefois, que la croissance économique était alors de presque 8 % du PIB).

En ce qui concerne l’évaluation faite de la situation d’ensemble du pays, les résultats sont négatifs : - 24 points, un chiffre assez conséquent, mais celui de l’année précédente était bien pire : - 53. On note donc un brusque tournant vers une amélioration. Reste à tenter d’en comprendre les raisons. Nous y reviendrons ci-dessous, après nous être enquis des sentiments de la population. Dans quel état d’esprit a-t-elle achevé l’année 2016 et accueilli 2017 ? L’indicateur de l’état émotionnel est de + 63, le chiffre le plus élevé de toutes les années mesurées (depuis 2006). Seule l’année 2014 s’en rapprochait (+ 60).

Le paradoxe saute aux yeux : les estimations rationnelles de l’année 2016 sont des plus critiques, tandis que les émotions qui accompagnent la venue de l’année nouvelle sont des plus positives. Seuls 12 % des sondés ont répondu qu’ils voyaient arriver 2017 avec pessimisme et un moral en berne. 42 % ne ressentaient ni enthousiasme ni sentiments négatifs, et 45 % avaient un bon moral et étaient optimistes.

La dynamique examinée ici court sur dix ans, le facteur « saisonnier » – l’arrivée du Nouvel An, notre grande fête nationale, est systématiquement lié à des sentiments positifs et chaleureux – se voit donc neutralisé. Nous relevons, en effet, un virage positif net dans l’état émotionnel des Russes. La joie, l’attente de changements vers un mieux dominent. 50 % des personnes interrogées l’ont exprimé de cette façon. Un an plus tôt, elles n’étaient que 43 %, deux ans plus tôt 42 %, trois ans plus tôt 35 %. Dans l’ensemble, les Russes attendent donc des changements qui iront obligatoirement dans le sens d’une amélioration, et ces attentes augmentent, ce qui semble lié à une lassitude croissante de la crise économique et de l’atmosphère de semi-guerre qui règne en Russie depuis près de trois ans. Dans la partie négative du spectre, figurent la déception (5 % ont ainsi qualifié leurs émotions dominantes), la lassitude, la frustration (12 %), la tristesse (14 %). Il n’en demeure pas moins qu’au terme de presque trois ans de crise, l’état moral de nos concitoyens est clairement positif.
Cartographie des peurs sur fond de problèmes

Les turbulences militaires et politiques à l’échelle de la planète, dont les conflits en Ukraine et en Syrie, la confrontation avec l’Occident, la crise au sein de l’Union européenne, la fracture qui se creuse dans la société américaine en liaison avec l’élection présidentielle – autant d’événements qui, en 2016, ont été un fond extérieur important pour les Russes qui se sont trouvés, ces derniers temps, au centre des contradictions mondiales. Il en ressort que les grandes peurs de la population, au long de ces douze mois, sont restées liées aux tensions internationales, aux conflits interétatiques et aux opérations militaires. Même si le degré d’angoisse a baissé, passant de vingt-trois points à quatorze, il demeure le plus conséquent. Bien plus, il a maintes fois fait la preuve de sa capacité à revenir, en un temps très court, à des valeurs élevées (ainsi, en septembre-octobre 2016, il est remonté de onze à vingt-cinq points, retombant ensuite à quatorze).

La deuxième grande peur est d’ordre économique : augmentation des prix, disparition des denrées habituelles dans les magasins, pertes d’emploi, baisse des revenus. Entre janvier et décembre 2016, elle s’estompe également, passant de vingt-deux points à dix, ce qui correspond aux chiffres économiques, lesquels enregistrent une inflation basse, une hausse négligeable du chômage officiel et la fin de la récession.

La peur d’un déchaînement de la criminalité et d’une exacerbation des conflits dans le pays, qui se renforce d’ordinaire sur fond de crise économique, n’a guère tracassé les Russes en 2016, ce qui montre un relatif apaisement de la population après 2014 et 2015, années denses et émotionnellement complexes.
Quelles attentes pour 2017 ?

Qu’attendent les Russes de 2017 ? La question est à nouveau envisagée sous deux angles : « pour vous et votre famille », « pour l’ensemble de la Russie ». Dans le premier cas de figure, les valeurs n’ont jamais été négatives au cours des treize dernières années. En d’autres termes, l’opinion dominante est que l’année suivante sera, soit des plus heureuses, soit tout simplement bonne. Le nombre de ceux qui s’attendent à une dégradation a toujours été inférieur à celui des Russes qui misent sur la croissance, l’essor, l’amélioration. Pourtant, la proportion des optimistes et des pessimistes varie assez largement. L’année 2008 est exemplaire à cet égard : l’excédent en faveur des attentes positives était alors minimal (+ 6). À la fin de 2016, en revanche, on enregistrait un excédent record (+ 54). Si l’on considère la Russie dans son ensemble, la tendance est très voisine : + 51 (seuls les chiffres de 2007 étaient meilleurs, avec + 54).

Ainsi, la lassitude due à la crise et à la confrontation, d’une part, et les bonnes nouvelles en provenance de la scène internationale, la baisse de l’inflation, l’absence de chômage massif, d’autre part, sont à l’origine de ces attentes positives élevées. Reste à les satisfaire et, si la dynamique économique n’y correspond pas, les conséquences de ces espoirs déçus risquent d’être inquiétantes, ce qui a pu être observé au printemps et à l’été 2015, où le gouvernement déclarait que l’on voyait enfin le « bout du tunnel », sans que la dynamique, trop timide, soit en mesure de conforter ces propos optimistes. La population s’était alors sentie trompée par les ministres du bloc économique et l’on avait assisté à une nouvelle baisse de la consommation. Une autre année en donne une non moins impressionnante illustration : à 2007, année incroyablement fructueuse (augmentation de 8 % du PIB, nous l’avons dit), avait succédé une année de crise et d’opérations militaires (guerre en Géorgie).
La cote de popularité des politiques

En 2016, les cotes de popularité du président et du chef du gouvernement sont restées relativement stables : pour le premier, la part de ceux qui approuvaient sa politique a varié dans des proportions assez étroites – entre 79 % et 86 %. Le résultat le plus bas était constaté au mois d’août, le plus élevé en décembre. La tendance à la baisse a commencé au printemps ; toutefois, dès septembre, la courbe repartait en sens inverse et ne cessait de monter dans les trois derniers mois de l’année.

L’évaluation de l’action du chef du gouvernement est similaire, mais à un niveau inférieur : Dmitri Medvedev a commencé l’année avec 63 % d’opinions favorables et l’a terminée avec 61 %. Sa cote la plus basse s’affichait en août et septembre (53 %), une remontée s’amorçait en octobre, assez importante : de 53 % à 61 %. En 2016, le Premier ministre subissait une double pression : d’une part, en tant que responsable de la politique économique (c’est, traditionnellement, le gouvernement qui en répond en Russie, et non le président), or l’économie demeurait en crise ; d’autre part, en tant que leader du parti du pouvoir contre lequel les critiques se multipliaient au cours de la campagne des élections législatives. Mais si, dans les six premiers mois de l’année, ces deux facteurs jouaient en la défaveur de Dmitri Medvedev, à compter de l’automne leur impact redressait la barre vers le positif (1).

L’opposition, en revanche, est « portée par la crise » qu’elle peut utiliser pour conforter ses positions avant les élections et prendre ses distances vis-à-vis de la politique menée par Vladimir Poutine, au moins en ce qui concerne les problèmes intérieurs. Le déclencheur du renversement de tendance pour Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev a été le résultat des élections législatives de septembre 2016, largement remportées par le parti du président, Russie unie. Cette dynamique positive était, en outre, renforcée par l’actualité internationale, notamment par l’accord signé entre les principaux pays pétroliers afin de limiter leur production (ce qui devait entraîner une hausse des prix du pétrole et une stabilisation du cours du rouble). Venait s’y ajouter la victoire du candidat « prorusse » à l’élection présidentielle américaine (novembre) et la libération d’Alep, en Syrie (décembre). Décembre, nous l’avons vu, est traditionnellement un mois suscitant des émotions positives, avec l’approche des fêtes de fin d’année, ce qui se reflète généralement sur la cote de popularité du pouvoir, dont celles du président et du Premier ministre.

Un rôle essentiel a été joué, de plus, par la très nette amélioration de trois indicateurs économiques de poids, d’après lesquels la population peut se faire une idée de l’évolution du pays : les prix des produits de consommation courante (ils ont cessé d’augmenter, la Russie a connu, en 2016, l’inflation la plus basse depuis vingt-cinq ans) ; les prix du pétrole (leur courbe s’est inversée) ; le cours du rouble (qui a également augmenté par rapport au dollar). Étrangement, cela a coïncidé avec l’arrestation pour corruption de l’impopulaire ministre du Développement économique Alexeï Oulioukaïev (première arrestation à ce niveau depuis les années 1990). Et ce qui, dans un autre contexte, eût pu se refléter négativement sur l’image du chef du gouvernement, est passé quasiment inaperçu. Cela s’explique peut-être par le fait qu’Oulioukaïev avait plus d’une fois trompé les attentes des Russes en annonçant une fin imminente de la crise, suivie d’une reprise – annonces qui, hélas !, ne s’étaient jamais concrétisées.
Les partis politiques

La cote des partis politiques a été, en 2016, directement liée à la campagne en vue des élections à la Douma. Quatre formations en ont été les principaux acteurs, avec des succès divers. Le parti pro-Poutine, Russie unie, a démarré en janvier avec 51 % d’intentions de vote. Puis sa courbe est tombée à 41 % (septembre), malgré de multiples tentatives d’en rehausser l’image (primaires ouvertes, vaste renouvellement des listes de candidature, notamment). Mais après les résultats impressionnants des élections du 18 septembre (54 % des voix, avec une participation de 49 %), sa cote est repartie à la hausse, atteignant 47 % en décembre. Rappelons que les enquêtes sociologiques prennent en compte tous les sondés ; la Commission électorale ne compte, elle, que les votants. On ne s’étonnera donc pas des différences de chiffres.

Dans l’opposition (parlementaire) on a vu, pour la première fois depuis de nombreuses années, le Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR) distancer assez nettement le parti communiste. En juillet, le LDPR l’emportait en termes de sympathies parmi les communistes interrogés – ce qui n’était jamais arrivé : si, jusqu’à présent, les deux formations étaient à peu près au coude à coude, les communistes comptaient, dès le mois d’août, 9 % de sympathisants, contre 12 % pour le LDPR. Et, bien qu’aux élections du 18 septembre, le parti communiste ait obtenu à peine plus de voix que son rival, le rapport de force, dans les sondages, est resté le même jusqu’à la fin de l’année et il n’était pas en faveur des communistes. Du point de vue des sympathies de l’opinion, c’est peut-être la grande nouvelle de 2016 (on ne l’avait pas vu depuis le milieu des années 1990). Le quatrième « mousquetaire » est Russie juste, parti soutenu par 5-7 % des sondés. Ces quatre partis sont parvenus à se maintenir au parlement, ils bénéficient donc du soutien financier de l’État et peuvent prendre part à toutes les élections. Les médias leur accordent, en outre, une plus grande attention. Aucun des partis non-parlementaires, y compris Iabloko, n’a été en mesure de s’affirmer auprès de la population. Il en ressort que la vaste réforme politique, réponse du pouvoir au défi des protestataires de la place Bolotnaïa à la fin de l’année 2011, n’a pu faire vaciller les positions de l’équipe de Vladimir Poutine. Les élections législatives de 2016 se sont déroulées, à la différence des précédentes, dans une atmosphère « de concurrence, d’ouverture et de légitimité » (slogan de Viatcheslav Volodine, alors en charge de la politique intérieure à l’administration présidentielle), leurs résultats n’ont pratiquement pas été contestés par l’opposition et n’ont pas eu le moindre écho négatif important au sein de l’opinion.
Les institutions étatiques

Pour la société russe, l’État fait plutôt figure de « boîte noire ». La structure constitutionnelle, la séparation des pouvoirs, les compétences spécifiques des Chambres du Parlement, les rapports entre le gouvernement, l’administration présidentielle, le Conseil de la Fédération, la Douma et autres, les nombreux échelons du pouvoir étatique (fédéral, régional, sans compter les pouvoirs locaux particuliers), tout cela n’est généralement pas très clair pour la population, ni même très significatif. Une « boîte noire », donc, qui, d’un côté, est source de décisions et, de l’autre, réceptacle des plaintes – c’est vers elle que l’on se tourne chaque fois que nécessaire. L’État, soulignons-le, est essentiellement perçu syncrétiquement. Il est important de le comprendre avant d’analyser les différentes manières dont sont considérés les divers organes et institutions d’État, ainsi que le degré de confiance qui leur accordé.

La Douma a commencé l’année 2016 un peu au-dessous du Conseil de la Fédération, mais l’a terminée presque à égalité, 51 % de sondés approuvant le travail du Conseil de la Fédération et 52 % celui de la Douma. Les élections de l’automne, qui se sont déroulées globalement dans le calme, sans fractures importantes au sein de l’opinion, ont considérablement accru l’autorité de la Douma. Après le scrutin, les enquêtes ont relevé, trois mois durant, une nette augmentation des opinions positives concernant les travaux de la nouvelle Chambre basse.

La composition de la Douma a été modifiée par les élections à près de 70 % ; son président a également changé. La configuration des partis est cependant restée la même (parti du pouvoir et trois partis d’opposition) et le contrôle exercé par le chef de l’État n’a fait, tout bien considéré, que se renforcer. La majorité des Russes favorables à Vladimir Poutine a ainsi pu conserver cette stabilité politique qui lui est si chère, tout en se débarrassant de nombreuses figures parlementaires dont elle était lasse ou qui l’irritaient. Ce résultat est dû à l’habile stratégie politique de Viatcheslav Volodine, qui en a été récompensé par la présidence de la Chambre.

Entre 42 et 51 % des personnes interrogées ont approuvé, en 2016, l’action du Conseil de la Fédération qui, depuis plus de dix ans, demeure au second plan. Le seul facteur qui suscite un peu l’intérêt des citoyens est l’activité déployée par sa présidente, la populaire Valentina Matvienko. Elle est aujourd’hui la femme de Russie qui occupe la plus haute fonction politique. La confrontation entre le Centre et les régions, dont les intérêts sont représentés par la Chambre haute, ne pouvait que s’accentuer sur fond de crise, mais elle se déroule à huis clos, principalement dans les couloirs du Kremlin, de la Maison du Gouvernement et du ministère des Finances. Elle n’accapare donc pas l’attention de la société. Les événements qui, en 2016, ont eu le plus grand écho, en lien avec les gouverneurs, ont été l’arrestation de deux d’entre eux (Khorochavine pour Sakhaline et Belykh pour la région de Kirov), accusés de corruption.

Parmi les autres institutions, les Forces armées bénéficient de la plus haute cote de popularité (entre 82 et 87 % pour l’année 2016). Cela tient à leur nouveau visage, plus moderne, plus « technologique », à l’efficacité dont elles ont fait montre dans le conflit syrien, ainsi qu’à l’autorité personnelle de Sergueï Choïgou, considéré, depuis de nombreuses années, comme le « meilleur ministre » du gouvernement (quelle que soit sa fonction). La protection d’un pays contre les agressions extérieures est la capacité de l’État à repousser n’importe quel ennemi potentiel. 86 % des sondés sont convaincus que l’armée russe pourrait défendre le pays en cas de menace militaire réelle, et 77 % jugent élevée sa capacité de combat. Toutefois, 54 % pensent qu’il convient d’augmenter les crédits alloués par l’État à la défense.

Mais il faut aussi envisager le vecteur de la sécurité intérieure. Celle-ci est plus large que la simple notion de respect de la loi et de maintien de l’ordre. La sécurité est une notion fondamentale. Or, sur ce plan, la Russie connaît de gros problèmes. Seuls 24 % des sondés estiment que la police protège également tous les citoyens (selon le principe « tous les hommes sont égaux devant la loi »). Du point de vue des Russes, tous, hélas, ne bénéficient pas de cette égalité. À 76 %, les personnes interrogées ne se sentent pas vraiment en sécurité. Et 45 % vivent dans la peur – une peur suscitée par leur expérience quotidienne : peur d’ordre économique, peur liée à la santé, peur de l’avenir, entre autres. Force est d’en conclure que, si les citoyens de Russie se sentent plus ou moins protégés face à une menace extérieure, ils se heurtent à de grandes difficultés en ce qui concerne la sécurité intérieure, le maintien de l’ordre et le respect de la loi.

En d’autres termes, l’armée incarne la remontée de la Russie au niveau mondial et l’augmentation de l’estime de soi de sa population. Les Russes sont de nouveau fiers de leur pays, ils n’en ont plus honte comme dans les « folles années 1990 ». La situation est moins brillante pour les organes chargés de faire appliquer la loi (entre 51 et 56 % des sondés approuvent leur action) et le système judiciaire (entre 39 et 44 %), malgré toute une série d’actions retentissantes dans la lutte contre la corruption.
Les institutions publiques

De toutes les institutions publiques, l’Église orthodoxe est celle qui, en 2016, jouissait de la plus grande confiance de la population : entre 68 et 73 % des personnes interrogées approuvaient son action. Les Russes font plus confiance aux médias (entre 60 et 65 %) qu’à la Chambre publique et aux syndicats. Ces derniers sont les moins populaires (entre 36 et 41 %), la Chambre s’en tire un peu mieux, mais à peine (entre 36 et 43 %).

Au moins deux des quatre institutions mentionnées ci-dessus, l’Église et la Chambre publique, ont été soumises, tout au long de 2016, à une pression croissante de la part de la société. Dans le cas de l’Église, cela tient à l’influence croissante de ses hiérarques sur le climat idéologique et à l’activité d’organisations publiques, à la fois proches d’elle et des structures « de force ». Le nombre de conflits liés à l’Église ne cesse de se multiplier, ce qui en fait une cible commode pour les critiques à droite comme à gauche, d’autant que son intervention dans la politique, les débats sur ses biens et les affaires judiciaires concernant les droits bafoués des croyants dégradent son image aux yeux de la population. Le plus terrible qui puisse arriver à l’Église serait de passer de « persécutée » à « persécutrice ». Or, le risque de cette mutation s’accroît manifestement.

À la fin de 2016, la Chambre publique s’est trouvée placée devant la nécessité d’un « redémarrage » radical, tant son rôle et sa place dans le processus sociopolitique allaient déclinant. Le changement effectué à la tête de l’administration présidentielle à l’automne devrait y contribuer.
Visions de l'avenir

La société russe continue de vivre d’espoir : c’est ce qui revient le plus souvent dans les enquêtes évoquant non le présent, mais l’avenir. Toutefois, si les Russes espèrent en l’avenir, ils en ont une représentation floue et ont du mal à le planifier. Plus simplement, l’avenir est, pour la société russe, le présent avec un signe « + » (dans les « folles années 1990 », c’était le signe inverse). Dans ce contexte, l’État idéal serait celui qui libérerait les citoyens des peurs et résoudrait leurs problèmes.

Les discussions des politologues sur ce que les Russes doivent construire et ce qu’ils ont déjà construit, sur la façon dont ils peuvent aujourd’hui décrire leur État et le nom qu’ils sont en mesure de lui donner – s’agit-il d’une démocratie, d’un régime autoritaire, d’un système hybride ? –, ne suscitent aucun intérêt dans la population, qui ne leur accorde pas la moindre importance. La société manque d’une orientation claire sur ce que doit être la nature de l’État : démocratique, autoritaire, voire monarchique ou autre ? Ce n’est pas l’essentiel pour les Russes. Leur grande revendication est qu’il garantisse l’ordre et la stabilité, de même qu’un développement organisé. C’est dans ce cadre que les forces politiques peuvent agir sans susciter une irritation et un mécontentement extrêmes des citoyens.

L’image positive de l’État n’est pas plus précise, son flou correspond à celui des représentations de l’avenir. Cette image découle de l’expérience personnelle de la plupart des Russes d’aujourd’hui – une expérience remontant naturellement au temps de l’URSS. De l’héritage soviétique, la société retient avant tout l’image d’une grande puissance ayant une influence sur l’ensemble du monde et recevant constamment la confirmation visible de cette influence. Sur fond de « turbulences croissantes à l’échelle mondiale », la sécurité demeure une des grandes priorités de la société. La peur de conflits internationaux atteint actuellement un sommet. La crise économique que traverse le pays renforce, bien évidemment, les craintes en tout genre, y compris celle d’une « troisième guerre mondiale » (sur ce plan, au demeurant, la Russie ne fait pas figure d’exception).
Toutefois, les difficultés économiques de la période 2014-2016 mettent en lumière d’autres paramètres des « grandes puissances », non militaires cette fois. Les personnes interrogées mentionnent un élément très important du statut de grande puissance : le degré élevé de bien-être de la population. 52 % des sondés placent au premier rang une économie moderne, développée – la puissance des Forces armées ne venant qu’ensuite, même si elles ont de l’importance. Suivent, dans l’ordre, le haut degré de bien-être de la population, le développement de la science et des technologies de pointe, et après seulement, 11 % déclarent que, quand le pays aura un véritable impact au niveau mondial, sa population comprendra qu’il est véritablement une grande puissance.

On le voit, l’essentiel, dans la représentation d’une grande puissance, ce ne sont plus les tanks, les canons, les fusées, mais le niveau de bien-être élevé des gens ordinaires. Si, par ailleurs, le pays dispose de tanks, de canons, de fusées, c’est encore mieux ; en revanche, si l’armement est là, mais que le bien-être n’est pas au rendez-vous, l’image de grande puissance que les citoyens réclament et dont ils voudraient qu’elle corresponde à la réalité, s’effritera tôt ou tard – vraisemblablement assez vite.

Cette situation accentue la demande de soutien et d’attention adressée par la société à l’État. On est ici dans le domaine social : redistribution des richesses, atténuation des inégalités, aide aux catégories les plus démunies auxquelles chacun est enclin à se rattacher. L’attention portée aux citoyens est la dominante absolue dans la représentation de l’État idéal. L’État comme législateur, comme gardien de nuit et policier de jour, veillant au maintien de l’ordre et au respect de la loi – tout cela est certes précieux, indispensable, mais loin d’être suffisant. C’est là un État trop froid, sans âme, il n’est pas en harmonie avec les représentations de la population. Pour les Russes, « leur » État doit faire la preuve du soin qu’il a d’eux. Comment ce soin doit-il se traduire ? Avant tout par une aide, un soutien matériels, mais aussi, entre autres, symboliques, spirituels, culturels, apportés aux citoyens. Il va de soi que cet État a l’obligation de mettre l’accent sur le développement de l’économie, l’augmentation du bien-être de la population, et d’assurer (90 % des personnes interrogées en parlent) à chaque citoyen au moins le minimum vital.

Il nous faut évoquer un aspect nouveau de la demande adressée par les citoyens à l’État : la notion de « services », autrement dit la capacité des autorités à réagir opérationnellement et efficacement à tout besoin imprévu de la population, dans tous les domaines. Les services offerts par le secteur privé ont depuis longtemps habitué les citoyens à une réaction immédiate à n’importe quelle demande. Ajoutons que si la demande n’est pas satisfaite instantanément, cela signifie que l’entreprise n’est pas bonne et que l’on s’adressera ailleurs. L’État commence à être confronté à ce type de problème.

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1. Notons cependant que les révélations du Fonds de lutte contre la corruption d’Alexeï Navalny sur le prétendu empire immobilier du Premier ministre ont eu, au printemps 2017, un impact majeur sur la popularité de Dmitri Medvedev.