Ru Ru

A) Politique intérieure & société

Tatiana Stanovaya Tatiana Stanovaya
1 décembre 2021

La réforme constitutionnelle de 2020

Pour le système russe, l’année 2020 est celle de la rupture et de l’entrée dans une phase de transformations institutionnelles et politiques radicales, qui modifient l’essence du régime. L’origine de ces bouleversements se trouve principalement dans la révision constitutionnelle adoptée au cours de l’été. Outre la « remise à zéro » du nombre de mandats de Vladimir Poutine, elle accentue la composante « idéologique » de la politique intérieure et renforce la verticalité de la gouvernance via un affaiblissement extrême du principe de séparation des pouvoirs et un durcissement de l’appareil répressif.

La réforme revêtait une importance personnelle pour le chef de l’État. Les premiers travaux préparatoires remontent à 2017. L’administration présidentielle avait alors chargé un groupe de constitutionnalistes d’étudier la possibilité d’un « parachèvement » de la Loi fondamentale. Jusqu’au dernier moment, l’intention réelle de Vladimir Poutine et les propositions finalement retenues sont demeurées ignorées, excepté pour de rares initiés. Du point de vue du président, rénover la constitution permettrait de rompre définitivement avec la Russie de Boris Eltsine, de tirer un trait historique sur ce pays faible, vulnérable et dépendant de l’Occident, et de le remplacer par l’État poutinien – puissant (au sens militaire), autonome, respecté à l’international et doté de ses valeurs propres, distinctes de celles des Occidentaux.

Verticale présidentielle

Les changements induits relèvent de trois ordres : institutionnel, idéologique et politique.

Du point de vue institutionnel, la réforme a pour conséquence principale un renforcement significatif de la fonction présidentielle, y compris dans les relations que le chef de l’État entretient avec les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif (dans la nouvelle comme dans l’ancienne rédaction du texte, il n’est pas à la tête de l’exécutif même s’il en est l’arbitre suprême). Par exemple, dans la nouvelle procédure législative, le président dispose d’une sorte de droit de « second veto », puisqu’il peut consulter la Cour constitutionnelle sur la constitutionnalité des projets de loi encore en discussion au Parlement. Cette prééminence lui octroie un avantage indéniable sur le pouvoir législatif. Certes, les parlementaires se sont vu doter de nouvelles compétences : les nominations à la tête des ministères « de force » sont faites par le président, après consultation du Conseil de la Fédération (chambre haute), tandis que le Premier ministre doit soumettre la composition de son gouvernement à l’approbation de la Douma d’État (chambre basse). En réalité, ces prérogatives n’ont rien de véritablement décisif et ne compensent pas la perte effective de pouvoir. Autre exemple de déséquilibre : si le président doit toujours consulter le Sénat pour nommer le Procureur général, il n’est pas tenu de suivre l’avis rendu.

En ce qui concerne le judiciaire, le président dispose d’un pouvoir de révocation des juges, qui les rend toujours plus dépendants du Kremlin. Enfin, il accroît également son emprise sur l’exécutif. Avant la réforme, la démission du Premier ministre – la seule à relever du pouvoir présidentiel – entraînait automatiquement celle de l’ensemble du gouvernement, ce qui garantissait à ce dernier une certaine autonomie. Désormais, le Kremlin a la possibilité de déposer n’importe quel ministre, ne serait-ce que pour « perte de confiance ».

Une autre nouveauté importante concerne la consolidation de la « puissance publique unifiée ». Celle-ci ne recouvre plus seulement les organes fédéraux et régionaux, mais absorbe également les auto-administrations locales, pourtant distinctes du pouvoir étatique selon le chapitre 1 de la Constitution. On voit là les fondements juridiques d’une intégration plus étroite de tous les échelons du pouvoir dans une « verticale » qui rend les administrations locales et régionales toujours plus dépendantes du Centre. Du point de vue institutionnel, le régime se concentre politiquement autour de l’exécutif fédéral, de facto réduit au président. Celui-ci dispose maintenant de tous les instruments lui permettant de déterminer et de mener la politique de l’État, même si une opposition se constitue au sein du Parlement ou de l’ordre judiciaire – comme cela demeure théoriquement possible.

Enfin, soulignons que le renforcement du Conseil d’État n’a pas eu lieu. Cet organe demeure consultatif et centré sur la personne du chef de l’État (qui le préside et dont le cabinet est aux commandes). Son rôle est celui d’une plateforme de discussion et de décision rassemblant gouverneurs, experts, chefs de grandes entreprises et d’institutions financières, mais sans pouvoir de contrôler l’application des décisions. On est loin du nouveau « super-organe de pouvoir » dont certains prédisaient la création et dont Vladimir Poutine était censé prendre la tête après son dernier mandat présidentiel. Au demeurant, le chef de l’État avait à maintes reprises souligné le danger qu’il y aurait à instituer une dyarchie sous quelque forme que ce soit. Non résolue par la révision constitutionnelle, la question de l’avenir de Vladimir Poutine reste donc ouverte. Une incertitude artificiellement entretenue dans le but de couper court à toute intrigue politique autour du nom des successeurs potentiels.

Durcissement politique et idéologique

La réforme a contribué au tournant conservateur pris par le régime, en gravant les grandes lignes dans le marbre législatif. Ainsi, la Constitution définit désormais le mariage comme l’union exclusive d’un homme et d’une femme, ce qui enterre de fait toute possibilité future de légalisation du mariage homosexuel. Un amendement est consacré à la défense des valeurs familiales traditionnelles. Au terme de longs débats, la protection de l’enfance a aussi été érigée en priorité, au même titre que les valeurs patriotiques, la vérité historique ou la souveraineté. La Loi fondamentale fait désormais mention de Dieu.

Ces amendements idéologiques ont incontestablement inspiré le durcissement ultérieur de la législation. Que l’on pense, par exemple, à la pénalisation de tout discours comparant les attitudes respectives de l’URSS et de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale ; ou à la récente modification de la Loi sur l’instruction, qui interdit toute activité publique à visée pédagogique que le pouvoir jugerait relever d’une « propagande non-autorisée, organisée par des puissances antirusses, visant à discréditer la politique de la Fédération de Russie, à réécrire l’Histoire et à saper l’ordre constitutionnel ». Le but est d’empêcher la diffusion de points de vue hétérodoxes et de discours politiques divergents dans l’espace public, ainsi que de donner au pouvoir les moyens d’accroître son emprise sur le champ informationnel et les représentations sociales.

Sur le plan politique, la réforme constitutionnelle jette les bases d’une criminalisation de l’opposition, voire de son interdiction. En particulier, elle renforce les instruments juridiques utilisés dans le cadre des poursuites pour critique du pouvoir, restreignant considérablement la liberté d’expression. Elle entérine également la transformation de scrutins relativement concurrentiels en plébiscites. Cette évolution générale de la Loi fondamentale s’accompagne d’une hausse notable de l’influence des ministères « de force » et des services de sécurité dans la prise de décisions politiques (poursuites judiciaires contre l’opposition, répression des manifestations et arrestations massives de leurs participants).

Ces changements institutionnels, idéologiques et politiques ont transformé la nature même du régime poutinien, devenu moins conciliant, moins tolérant à l’égard des plus petites formes de résistance à son pouvoir. Dans la gestion des affaires courantes, l’accent est mis sur un durcissement du contrôle et sur un mode de gouvernance corporative.

Si, initialement, le Kremlin voyait dans la réforme constitutionnelle un moteur de cohésion, il en est allé tout autrement. Pour la première fois depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, la majorité des nouvelles orientations institutionnelles ou idéologiques (à l’exception des amendements concernant les droits sociaux) n’ont pas eu pour effet d’unir la société russe mais de la fractionner, de la scinder (1). Dans le même temps, l’adoption sans coup férir du texte, l’anéantissement de l’opposition « hors système », le manque de repères politiques et de culture contestataire de la société civile actuelle, ainsi que l’absence de nouvelles initiatives politiques, peuvent rassurer le pouvoir sur sa pérennité. Toutefois, une telle domination politique, accompagnée d’une monopolisation de la parole publique, n’est pas sans danger pour lui : il risque de perdre sa capacité à dialoguer et à transiger, et de se déconnecter des réalités sociales. Jusqu’à présent, les grandes vagues de protestation que la Russie a connues ont moins été le fruit des appels à la mobilisation de l’opposition, que la conséquence d’erreurs politiques commises par le pouvoir. À l’avenir, une décision mal inspirée du même ordre pourrait finir par ébranler profondément le régime.

***

1. Voir https://www.levada.ru/2020/08/07/kto-i-kak-golosoval-za-popravki-v-konstitutsiyu-zavershayushhij-opros