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B) Politique intérieure & société

Jean-Robert Raviot Jean-Robert Raviot
1 novembre 2019

La fabrique des élites en Russie

Dans un ouvrage qui expose les ressorts du poutinisme – Putinomics –, Chris Miller souligne que Vladimir Poutine, depuis son accession au Kremlin en 2000, poursuit trois grands objectifs : consolider l’État et conserver le pouvoir, accroître l’influence de la Russie sur la scène internationale, moderniser et développer l’économie du pays. Pour atteindre ces objectifs, le poutinisme s’est déployé en trois grands volets : centralisation administrative et contrôle politique, maintien d’un État social et développement du secteur privé. Cependant, vingt ans après les débuts des Putinomics, on constate que si les deux premiers objectifs ont été atteints, c’est au détriment du troisième. Depuis le retour de Vladimir Poutine à la présidence en 2012, le renforcement du contrôle politique, destiné à pallier les effets de la crise de 2008 – et à juguler les conséquences politiques de la vague de manifestations de l’hiver 2011-2012 –, a lourdement pesé sur le développement du secteur privé, pourtant seul porteur possible d’une relance de la croissance, qui nécessiterait une libéralisation politique et administrative plus soutenue, ainsi qu’un programme plus important d’investissements dans les infrastructures publiques et l’économie de la connaissance.

Or, la modernisation et la libéralisation se révèlent difficilement conciliables avec l’impératif de stabilité, priorité absolue du pouvoir. Des trois piliers du poutinisme, c’est bien le premier – maintien d’un pouvoir fort, garantie d’un État stable, pérenne et respecté à l’extérieur – qui prime pour les élites dirigeantes russes (1). Il en découle que le périmètre du pouvoir dépasse largement celui de l’État stricto sensu, puisque les secteurs stratégiques de l’économie (à travers les corporations publiques et autres grands groupes industriels, bancaires et financiers, énergétiques et technologiques) sont étroitement liés au pouvoir et forment avec les institutions de l’État fédéral et des « sujets » de la Fédération un vaste ensemble très interconnecté au sein duquel circulent les élites dirigeantes de plus en plus moscobourgeoises, large korpokratura qui tient les rênes des pouvoirs administratif, politique et économique du pays et n’a guère intérêt à bouleverser les grands équilibres en procédant à des réorganisations politico-administratives, à des privatisations ou à des refontes sectorielles dans l’économie. Cette domination de la korpokratura, légitimée par une vision « patriote » de la politique économique et la volonté de confier au sommet de l’État les rênes de la stratégie nationale, a été élargie et renforcée par la politique de sanctions américaines et européennes adoptée en 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie et l’enclenchement de la guerre à l’est de l’Ukraine.

Le consensus des élites autour de Poutine : pour longtemps encore ?

Depuis le premier mandat du président (2000-2004), le poutinisme repose sur un consensus dont l’impératif de reconstruction de l’État et de la puissance russes après la crise des années 1990 est le socle. Ce consensus des élites fut d’emblée très large, dépassant nettement les catégories habituellement décrites comme les plus « loyales », à savoir les siloviki (issus des « ministères de force » et incluant une grande partie des « oligarques »). Cependant, le noyau dur de l’élite du pouvoir, réuni autour de Vladimir Poutine, est resté remarquablement stable. Une véritable « garde prétorienne », composée de nombreux siloviki, s’est constituée et progressivement renforcée. Elle contrôle aujourd’hui encore les principaux leviers de commande politique et économique, en premier lieu les secteurs de l’économie jugés stratégiques . Ce « prétorianisme russe » est-il destiné à entrer durablement dans l’Histoire ? Survivra-t-il à Vladimir Poutine, qui devrait quitter le pouvoir au terme de son quatrième mandat en 2024 ? Tel est l’avis d’un des conseillers politiques les plus influents du président russe dans les années 2000, Vladislav Sourkov. Dans un article très commenté, il qualifie l’« État de Poutine » de « quatrième grand modèle de gouvernement de la Russie », succédant aux trois « États » russes fondés successivement par Ivan III, Pierre le Grand et Lénine (4). Il développe une vision cyclique de l’histoire nationale, chère au grand historien Karamzine, en vertu de laquelle l’État russe, depuis le XVIe siècle, se modernise par à-coups et « par le haut », au contraire des États d’Europe occidentale, dont le processus de modernisation serait graduel et s’appuierait sur la société civile (5). Ainsi, l’« État de Poutine » aurait vocation à s’inscrire dans le temps long – et même très long – de l’histoire russe. Diamétralement opposé à cette vision du poutinisme, le politiste libéral Vladimir Pastoukhov décrit le poutinisme comme moribond : la Russie se trouverait à l’aube d’une nouvelle ère de réformes libérales, portées par une évolution en profondeur de la société : « Constitué uniquement dans un objectif de conservation du pouvoir et n’ayant d’autre projet que la stagnation de la société russe pendant encore des dizaines d’années, [le poutinisme] provoquera la révolution qui entraînera sa chute » (6).

Début d’une nouvelle ère ou malencontreuse parenthèse historique ? Plus qu’un régime, le poutinisme est un équilibre évolutif et souvent précaire des forces politiques. Le consensus des élites autour de Poutine n’est pas un statu quo, mais une dynamique qui doit sans cesse être relancée pour intégrer, ou exclure, de nouveaux acteurs. Dans les conditions de la mondialisation, l’État russe doit en permanence réajuster son périmètre. Sans l’expliciter sous une forme programmatique, Vladimir Poutine tente, depuis son retour au Kremlin en 2012, de relancer une dynamique en vue de former durablement un nouveau consensus des élites. Loin de vouloir « ouvrir le jeu », ce qui risquerait de disloquer sa « garde prétorienne », il tente de refondre celle-ci en la renouvelant par des configurations institutionnelles inédites et la promotion de siloviki nantis de profils différents. Cette reconfiguration du « prétorianisme », amorcée juste avant son retour au Kremlin en 2012, provoque de nombreux conflits intra-élitaires, laissant apparaître le poids des réseaux clientélistes, voire dynastiques, qui se sont installés au pouvoir. En deçà de la strate supérieure de l’élite du pouvoir, on assiste, depuis 2008, à une énième tentative de favoriser l’émergence en Russie d’une véritable méritocratie. Il s’agit de renouveler le profil de l’élite dirigeante en relançant le chantier de la « fabrique des élites », indissociable de toutes les entreprises de réforme économique et de modernisation de l’État depuis les années 1960, afin de former une nouvelle génération de technocrates compétents et innovateurs, garants de la pérennité du « poutinisme après Poutine ».

Vers un nouveau « prétorianisme » ?

La relance du « prétorianisme russe » s’accompagne d’un volet idéologique : portée par l’annexion de la Crimée, la vague du « Printemps russe » de 2014 marque une inflexion nettement « patriotique » du discours officiel, aboutissant à un regain de popularité du pouvoir – une vague qui est retombée avec la réélection de Vladimir Poutine à la présidence en 2018. Pour Mark Galeotti, cet épisode relève de la pure communication politique : derrière l’écran du discours patriotique (et anti-occidental) qu’il qualifie de « parlocratie » [spokocracy], il faut surtout voir une tentative, qu’il juge vouée à l’échec, de reconsolider une élite du pouvoir plus que jamais désunie après la présidence Medvedev (7). La « garde prétorienne » poutinienne est un champ de bataille, ou plutôt un théâtre d’opérations fait de multiples champs de bataille mal délimités (politiques, bureaucratiques, économiques, énergétiques, géopolitiques, etc.) dont le chef du Kremlin est le seul et unique arbitre et trait d’union. Pour Galeotti, Poutine est bien la tête d’une « hydre », mais une « hydre » largement privée du contrôle de ses tentacules ! Ainsi, la « garde prétorienne » serait vouée à disparaître dans une ultime bataille qui aurait mal tourné. De façon plus prosaïque et plus parlante encore, Michael Rochlitz se demande si, dans les relations entre Poutine et les siloviki, « c’est le chien qui remue la queue ou bien la queue qui remue le chien » (8). Les membres de la « garde prétorienne » se livrent d’incessantes « guerres de territoire » pour le contrôle de leurs rentes. Le grand public n’a guère connaissance de ces conflits en forme de corporate raids se déroulant en coulisse. Néanmoins, ces « guerres de territoire » sont parfois si violentes qu’elles débordent du cadre feutré qui leur est en principe imparti. À la faveur de ces instants fugaces de publicité médiatique, on observe l’étroitesse de la marge de manœuvre du chef du Kremlin, non seulement impuissant à limiter les agissements « prédateurs » des membres de sa « garde prétorienne », mais aussi à défendre ses alliés et ses proches dans ces guerres inextricables. En 2007, le conflit ouvert entre Viktor Tcherkessov, alors directeur du Service fédéral anti-drogue, très proche de Poutine, et le FSB s’est soldé, après la parution (fait inédit, jugé « incorrect » par Poutine) d’une virulente diatribe de Tcherkessov contre le chef du FSB dans le grand quotidien Kommersant, par le sacrifice de celui-ci au profit de l’institution FSB et de la stabilité au sein de l’élite du pouvoir (9). Autre indice révélateur du caractère endémique et impitoyable de ces « guerres de territoire » entre institutions « de force », le suicide (en 2014) par défenestration du général Boris Kolesnikov (chef-adjoint de la Direction de lutte contre la criminalité économique et la corruption du ministère de l’Intérieur) au cours d’un interrogatoire par les services… du FSB !

S’il ne faut pas minimiser les faiblesses inhérentes au groupe dirigeant russe, qui plus est en ces temps de forte baisse de la popularité du président liée à la réforme des retraites, il faut aussi souligner les facteurs de cohésion de cette « garde prétorienne » qui forme toujours le noyau dur du pouvoir russe. Ce groupe dirigeant, en dépit des « guerres de territoire », est très résilient. Malgré de violentes oppositions qui jaillissent périodiquement, le socle du pouvoir – le tandem Poutine-Medvedev, la majorité Russie unie à la Douma, le contrôle politique de l’administration présidentielle sur les régions et les secteurs stratégiques de l’économie – n’a jamais vacillé. Pourtant, outre les affaires mentionnées plus haut, il faut en citer une qui, selon de nombreux observateurs, allait faire chanceler « le système ». Premier membre du gouvernement en exercice arrêté dans l’exercice de ses fonctions (en novembre 2016) depuis l’effondrement de l’URSS, Alexeï Oulioukaïev, condamné en décembre 2017 à huit ans de prison, était considéré comme une figure de proue du « clan libéral », plutôt proche du Premier ministre Dmitri Medvedev. Sa mise en examen, après qu’Igor Setchine, PDG de Rosneft, l’a accusé d’avoir tenté de lui extorquer un pot-de-vin de 2,2 millions de dollars en échange de l’accord du ministère du Développement économique pour le rachat de la compagnie pétrolière Bashneft par le géant Rosneft, a été interprétée comme le signe d’une profonde disgrâce de tout ce « clan » par le Kremlin (10). Mais l’impuissance du chef de l’État à limiter la capacité de nuisance des siloviki qui lui sont proches a pour corollaire l’impuissance de ces mêmes siloviki à faire bloc pour influencer Poutine de manière décisive… ce qui confère au président l’espace interstitiel nécessaire pour s’octroyer des marges de manœuvre et de décision. Il faut ajouter, parmi les facteurs de cohésion du groupe dirigeant, les intérêts privés qui l’unissent, dont il est certes difficile de mesurer la nature et l’ampleur, mais dont certaines révélations des Panama Papers permettent d’entrevoir qu’ils ne sont pas négligeables (11). Enfin, il faut mentionner la cohérence d’un groupe d’hommes dont la vision du monde, « étatiste » et « patriotique », est unifiée. Ces hommes s’accordent tous sur un point essentiel : le pouvoir russe doit avoir pour centre le Kremlin et il est impératif que le titulaire du pouvoir suprême soit « l’un d’entre nous », un homme « loyal envers l’État ». Il faut également ajouter que les sanctions occidentales de 2014 n’ont fait que renforcer cette cohésion de l’élite du pouvoir ; du moins ont-elles eu pour effet manifeste d’accroître la demande de protection des « oligarques » par l’État russe (12).

Tout indique qu’un « programme » de renouvellement du répertoire et des cadres dirigeants du « prétorianisme » est à l’œuvre. Il s’agit d’organiser la relève en façonnant une « jeune garde » au profil plus technocratique et moins oligarchique. Corollaire de l’extension toujours plus grande du domaine de la sécurité (économique, financière, environnementale, technologique, numérique et même informationnelle) à travers l’édiction de normes et de directives contenues dans autant de « doctrines » concoctées sous l’égide du Conseil de sécurité, organe consultatif placé sous la tutelle directe du président, le discours patriotique – avec pour mot d’ordre de faire de la Russie un pôle souverain de puissance dans les domaines stratégiques – a été étendu à un nombre croissant de domaines des politiques publiques, en particulier dans les secteurs des technologies de pointe, de l’intelligence artificielle ou de l’internet (13). La doctrine dite « de l’internet souverain » a débouché sur l’adoption (en mai 2019) d’une loi éponyme qui, selon ses promoteurs, sécurisera le segment russe de la toile en lui permettant de fonctionner « en vase clos » en cas de blocus ou de crise majeure d’un réseau global dominé par les majors américaines (14). L’extension du domaine de la sécurité favorise la multiplication de nouvelles institutions chargées de nouvelles fonctions sécuritaires dans nombre de domaines. En outre, elle a pour effet de créer ou de rehausser le prestige de corps administratifs qui deviennent la rampe de lancement de nouvelles carrières – autant de « réservoirs » possibles de profils « néo-prétoriens » en plein développement. Les siloviki issus des corps traditionnels du ministère de l’Intérieur, du FSB ou des « ministères de force » hérités de l’URSS, devraient progressivement céder le pas à des siloviki pourvus de compétences techniques solides et alternant, dans leur carrière, entre le service de l’État et les groupes privés qu’ils sont chargés de « surveiller ». Si l’on considère les organismes publics dotés de fonctions sécuritaires dans des domaines éminemment stratégiques, on ne peut que constater l’étendue de l’espace occupé par des « fabriques de néo-prétoriens », qui pourraient devenir autant de « réservoirs » de hauts dirigeants pour la Russie au cours de la prochaine décennie : ministères ou services fédéraux chargés de la surveillance des transactions financières, des réseaux et de l’internet, de l’exploitation des ressources naturelles, de la police fiscale, de l’application des normes sanitaires et environnementales… Au chapitre du « génie créatif » en matière de nouvelles institutions sécuritaires, il faut souligner le rôle pionnier du ministère de la Sécurité civile, nouveau « corps » postsoviétique créé dans les années 1990, dont le prestige et le poids politique se sont considérablement accrus après que son chef, l’actuel ministre de la Défense, Sergueï Choïgou (il a dirigé ce ministère de 1994 à 2012), a accédé à une position privilégiée au sein de la « garde prétorienne » – et même de la « garde rapprochée » – du successeur de Boris Eltsine. En même temps qu’à son extension, on assiste à une hiérarchisation institutionnelle de la « garde prétorienne » et à une recentralisation des fonctions sécuritaires au sein de l’exécutif, plus que jamais placées sous le contrôle du président depuis la création, en 2016, de la Garde nationale, un organe qui lui est directement rattaché et dont la tutelle est étendue à un nombre très important de forces armées et de détachements spéciaux qui, auparavant, étaient rattachés au ministère de la Défense, au ministère de l’Intérieur ou à d’autres « ministères de force ». La direction de la Garde nationale a été confiée à un homme (Viktor Zolotov) issu du KGB, appartenant au premier cercle (pétersbourgeois) et à la même génération que Vladimir Poutine. Sur le plan symbolique, ce geste peut être vu comme une volonté de « revenir aux sources » du poutinisme. Pour mieux en assurer la pérennité après le départ de l’actuel président.

L’éternel retour du projet méritocratique

Depuis 1917, l’État soviétique (puis russe) tente de conjuguer deux impératifs souvent contradictoires : assurer la stabilité politique, ce qui conduit à favoriser la loyauté des élites, et mener des réformes économiques, ce qui exige la promotion d’une élite recrutée sur ses compétences. La « politique des cadres », pour reprendre la terminologie soviétique – toujours employée aujourd’hui – oscille entre ces deux pôles. Sur la longue durée, l’impératif de stabilité politique, justifié par la nécessité d’assurer rien moins que la survie de l’État – une rhétorique qui, elle aussi, revient périodiquement tout au long des XXe et XXIe siècles –, l’emporte largement, mais on observe des poussées régulières de réformisme économique, accompagnées d’un discours sur la nécessaire constitution d’une méritocratie afin de reconfigurer des élites critiquées pour leur « bureaucratisme », leur enracinement local et leurs réseaux clientélistes, facteurs de « stagnation » technologique et économique. Ces poussées réformatrices conduisent parfois à une refonte complète de la « politique des cadres », débouchant sur une véritable crise politique au sommet, tant le bouleversement des rouages et des canaux du pouvoir désorganise un système institutionnel construit pour maintenir la stabilité politique. Dans la période de l’après-guerre, ce fut le cas au tournant des années 1950-1960, avec la réforme dite « des sovnarkhozes », conduite par Nikita Khrouchtchev, qui déboucha sur l’éviction de ce dernier en 1964 ; ce fut également le cas des réformes conduites par Mikhaïl Gorbatchev dans les années 1985-1991, qui aboutirent à l’effondrement de l’URSS. Dans ces deux cas, on observe que le « projet méritocratique » mis en avant par le pouvoir coïncide avec la nécessité objective de renouveler les cadres dirigeants, d’assurer la relève des générations. Dans les années 1960, le « projet méritocratique » a essentiellement consisté à promouvoir de plus jeunes cadres à la tête des comités exécutifs du parti dans toutes les républiques et régions de l’URSS, les « préfets soviétiques », pour reconstruire ce qu’on appelle, en langage poutinien, la « verticale du pouvoir », c’est-à-dire un réseau de dirigeants loyaux et, si possible, plus compétents « techniquement », c’est-à-dire non plus seulement des apparatchiks, mais des « professionnels », des managers mieux préparés à accompagner le progrès technologique et économique (15). Puis la génération des « préfets soviétiques » devint la génération de cadres dirigeants la moins mobile de toute l’histoire de l’URSS… Maintenus aux échelons supérieurs pour assurer l’équilibre d’un pouvoir central « brejnévien » très clanique et strié de rivalités profondes, ces derniers devinrent à leur tour, pendant la perestroïka, le symptôme d’une gérontocratie clientéliste et corrompue, coupable de la « stagnation » brejnévienne et du retard de l’URSS. Gorbatchev entreprit de promouvoir des « technocrates » issus des ministères industriels et de l’économie, une génération qui constituera la trame de l’élite dirigeante jusqu’au début des années 2000.

Le poutinisme est une entreprise de reconstruction de la « verticale du pouvoir » après le « chaos russe » des années 1990. L’objectif premier de Vladimir Poutine fut la restauration de la « chaîne de commandement » de l’État fédéral face aux pouvoirs très étendus des gouverneurs de régions et, en économie, la réduction de la marge de manœuvre des oligarques. La stabilité (de l’État et de la société) est redevenue le mot d’ordre. Il s’est donc agi, pendant les deux premiers mandats présidentiels de Poutine (2000-2008) de favoriser une « politique des cadres » faisant plutôt la part belle à la loyauté politique – de refonder une cohorte de « préfets » –, avec pour corollaire la constitution de nouveaux réseaux clientélistes, voire népotiques, au niveau fédéral comme au niveau régional (et de certaines grandes villes), ainsi que de nouveaux réseaux et schémas de corruption liés à la captation de la rente. Toutefois, ce « rétablissement de la verticale du pouvoir » n’a pas été conduit d’une manière aussi brutale qu’à l’époque de Khrouchtchev. Dans certaines régions et certains secteurs, les anciens réseaux sont restés en place, aux mêmes fins de stabilité, impératif catégorique du poutinisme. L’arrivée de Dmitri Medvedev au Kremlin, en 2008, s’est accompagnée d’une relance du discours réformateur et du projet méritocratique. Dans son Adresse présidentielle de 2007, Vladimir Poutine annonçait ce tournant modernisateur de Medvedev, se livrant à une critique sans précédent (et sans pitié) des méfaits du clientélisme et soulignant la nécessité de « former une nouvelle génération de responsables plus mobiles, mieux formés, plus autonomes », et moins corrompus. Si le terme de « méritocratie » n’est jamais prononcé, c’est bien cette idée qui préside à plusieurs réformes menées durant la période 2008-2012, dont les prémisses avaient été jetées par la loi sur la réforme du statut de la fonction publique d’État en 2004. Au cours de l’été 2008, le président Medvedev annonce la constitution d’une « réserve de cadres » de l’État fédéral, une liste des cent meilleurs « professionnels et gestionnaires », décrétés prioritaires pour les nouvelles nominations. Au fil des années, ce système est étendu à l’ensemble des ministères, exécutifs régionaux et municipaux, des grandes corporations d’État, des grands groupes privés, et même à certaines corporations de professions libérales ou organisations professionnelles. Ironie de l’histoire, la « réserve de cadres » – un mécanisme qui n’est pas sans faire écho à l’ancienne nomenklatura du parti – est devenue un « simple » outil de gestion des ressources humaines, figurant en bonne place dans tous les manuels de management en Russie. Dans l’esprit de cette réforme, il s’agissait de procurer les outils nécessaires aux pouvoirs décisionnaires (exécutifs et directions des grands groupes) pour qu’ils soient en mesure de mener une « politique des cadres » plus indépendante des pressions népotiques, des réseaux clientélistes et, ce faisant, de mieux lutter contre la corruption et d’assurer une meilleure « rotation des élites », selon la formule consacrée. Plusieurs études soulignent les résultats bénéfiques de l’instauration de ce système, combiné à d’autres mesures prises au cours des années 2010 pour endiguer, ou du moins limiter, la corruption, les pratiques d’abus de biens sociaux ou de délit d’initié dans les grands groupes. Cette « relance méritocratique » s’accompagne d’une multiplication des « ruches », c’est-à-dire des formations universitaires destinées (en formation initiale ou en requalification) aux futures élites, au sein desquelles l’accent est mis sur le management appliqué à tous les domaines, notamment à l’action publique. Il s’agit de remédier à une « famine de cadres » que tous les dirigeants politiques et économiques russes s’accordent à déplorer et dont les effets, conjugués à ceux de la « fuite des cerveaux » (16), se feront cruellement sentir dans les années 2020-2030.

Toutefois, après dix ans de mise en pratique, toutes les études relèvent que la constitution de ces « réserves de cadres » souffre de l’absence de directives précises dans la sélection des profils et, surtout, qu’un recrutement plus méritocratique (en puisant dans ces listes de cadres) ne garantit en rien une gestion plus méritocratique des carrières au sein des institutions ou des grands groupes (17), d’autant que le mécanisme n’est sollicité en moyenne que pour la moitié des nominations aux postes supérieurs (dans les grands groupes), ce qui érode le crédit que lui portent les postulants et mine la croyance dans la possibilité de l’existence d’une véritable méritocratie en Russie (18). Dans les conditions où les « ruches » produisent un nombre grandissant de jeunes diplômés aspirant à des fonctions de cadres supérieurs et de direction, ce « manque de foi » entretient un pessimisme et un mécontentement croissants, particulièrement sensibles dans les couches sociales moyennes supérieures des métropoles, et un rejet grandissant du « système » de celui qui l’incarne depuis presque vingt ans, Vladimir Poutine, dont on note que la cote de confiance a fortement décru au cours des deux dernières années, pour tomber à des niveaux inférieurs à 50 % (19).

Vers un poutinisme après Poutine ?

Cinq ans avant l’arrivée d’un successeur au Kremlin, le défi majeur du président russe consiste aujourd’hui à maîtriser le mécanisme de la « transition ». Il s’agit, pour Vladimir Poutine, de pérenniser le poutinisme – ce qui implique aussi de renouveler la légitimité du « logiciel politique » – et de maîtriser, autant que faire se peut, la cristallisation de la future « élite du pouvoir » poutinienne… de l’après-Poutine. Tout indique que le Kremlin a déjà entrepris de jeter les bases de ce délicat chantier, en renouvelant l’élite de l’administration présidentielle et en arbitrant entre les divers groupes d’intérêts et d’opinion au sein de la strate supérieure du groupe dirigeant. Dans cette entreprise, toute manœuvre brutale mettrait en péril les fragiles équilibres institués au fil des ans. Bien au-delà, c’est l’économie générale du « système poutinien », lequel n’est pas seulement un modèle politique, mais également un réalisme géopolitique à plus long terme, qui limite considérablement l’extension du domaine de la méritocratie, ainsi que le rythme et l’ampleur de toute rotation des cadres dans la strate supérieure des élites russes. Tout au long de la décennie 2000, et de manière plus nette encore après le vote des sanctions occidentales en 2014, la Russie a entrepris de redéfinir sa stratégie en fonction d’une grille de lecture géopolitique, et même géoéconomique, de sa place dans le monde globalisé. Il s’agit d’« utiliser sa connectivité à l’Europe et à l’Asie pour se repositionner au cœur de l’Eurasie ». Selon cette vision, la stratégie de rapprochement vis-à-vis de l’ensemble euro-atlantique aurait nui au pays, en occasionnant le rejet de la Russie à la périphérie orientale de l’Europe (20). Pour Glenn Diesen, la « Grande Eurasie », qui a supplanté la « Grande Europe » chère à Mikhaïl Gorbatchev (« Maison commune européenne »), vise à replacer la Russie au centre d’une dynamique productive de puissance et de richesse et à la sortir du « statut périphérique » qui lui serait assigné par l’Occident – la formule est maintes fois citée d’un Zbigniew Brzezinski qualifiant la Russie de « trou noir géopolitique ». Or, à l’opposé du « néomercantilisme » libéral américain, fondé sur l’extension maximale de la globalisation et de l’ouverture des marchés en faveur des États-Unis, le dessein géoéconomique de la Russie s’appuie sur un État fort, centralisé et décisionnaire, et un « nationalisme économique » (au sens de Friedrich List) placés au cœur du dispositif stratégique (21) – une vision selon laquelle l’État doit garder le contrôle des secteurs stratégiques de l’économie, des corridors de transport, de la politique financière, et favoriser la cohésion sociale. Les sanctions occidentales n’ont pu que renforcer cette conception. Comme le note Chris Miller, outre qu’elles ont considérablement renforcé le poids des grands groupes liés au pouvoir politique dans l’économie – ces derniers représentaient, à la fin de 2016, près de 80 % du PIB du pays –, elles « ont consolidé l’ordre établi des priorités des Putinomics : d’abord le contrôle politique, puis la cohésion sociale et, en troisième position seulement, l’efficacité et le profit » (22). Dans ces conditions, la nécessité semble évidente de maintenir la loyauté comme critère essentiel de la « politique des cadres » de l’État et des grandes corporations « de la rente », de pérenniser, tout en la modernisant, la korpokratura.

La nomination, en 2016, de Sergueï Kirienko, ancien Premier ministre (1998) et ancien chef de l’Agence fédérale de l’énergie atomique (2005-2016), étiqueté « libéral », au poste de premier chef-adjoint de l’administration présidentielle a pu être commentée comme un indice tangible de « libéralisation » politique, conformément à un « agenda implicite » du Kremlin. En dehors de toute conjecture kremlinologique, il semble raisonnable de considérer que, loin de favoriser une quelconque « libéralisation », l’agenda du Kremlin est plutôt dicté par une autre priorité : celle de ne pas bouleverser, mais au contraire de consolider le contrat social implicite du poutinisme, qui repose sur une base électorale issue des classes moyennes inférieures et des retraités, catégories dépendantes de l’État et des grandes corporations (40 % des emplois intermédiaires en Russie), lesquelles, dans le contexte d’une montée forte des inégalités sociales et territoriales, se sentent fragilisées et s’opposent à toute réduction de leur mince filet social. En 2012, Vladimir Poutine a déclaré, dans un raccourci très éclairant, que si « les retraites [étaient] la plus grande réalisation de l’État soviétique », « les retraités sont aujourd’hui le problème n°1 du pays », retraités qui, en 2018, déclaraient – pour 93 % d’entre eux – vivre de leur seule retraite… Aussi, loin de promouvoir une « libéralisation » qui fragiliserait encore les Russes favorables au poutinisme – dont le soutien est en net recul dans les métropoles et les classes moyennes supérieures et aisées –, le Kremlin cherche, après les signaux d’alerte qu’ont constitués les mauvais résultats régulièrement enregistrés à compter de 2016 lors de scrutins régionaux par le « parti du pouvoir » et ses candidats, à « faire monter » une nouvelle génération de gouverneurs régionaux alliant compétences techniques et managériales, et loyauté politique. Plus encore, on émet l’hypothèse que Vladimir Poutine a entrepris une montée en puissance à la tête des régions de Russie de « jeunes technocrates » modèles ayant préalablement fait leurs preuves au sein de l’appareil de l’État fédéral ou d’un grand groupe industriel, énergétique ou financier. Il s’agirait même, peut-être, de permettre la substitution progressive de cette nouvelle « garde technocratique » à la vielle « garde prétorienne ».

Nombre de commentateurs moscovites se perdent en conjectures sur les nouveaux venus, parmi lesquels se glisserait, ou se serait déjà glissé le successeur de Vladimir Poutine… Les noms de Gleb Nikitine (Nijni-Novgorod), Anton Alikhanov (Kaliningrad), Dmitri Artioukhov (Iamal) circulent, et davantage encore celui d’Alexeï Dioumine (Toula) – silovik issu du renseignement militaire, ancien n°2 de l’état-major des forces terrestres… Les « jeunes gouverneurs » doivent apparaître comme de bons « préfets », compétents, aux mains propres. S’il leur faut, conformément à l’économie générale du système, s’acquitter de l’« administration » politique, en particulier du mécanisme électoral, ce contrôle doit être exercé de manière légalement irréprochable et conduit, dans la mesure du possible, « en amont » du processus électoral, afin qu’autant que faire se peut, aucun « parti du pouvoir » – local, régional ou fédéral – ne puisse être pris en défaut de tripatouillage électoral, signe de faiblesse et d’amateurisme. Ainsi, en 2019, pour la première fois, un gouverneur sortant (Vladivostok) a été écarté après une réélection contestée, invalidée par la Commission électorale centrale. Enfin, si les chefs d’exécutifs se doivent d’être de bons gestionnaires, compétents et incorruptibles (quinze gouverneurs ont été révoqués par le Kremlin pour corruption au cours des quatre dernières années), producteurs de bons résultats économiques et sociaux, ils se doivent aussi d’être de bons « manipulateurs de symboles », c’est-à-dire d’excellents « fonctionnaires politiques » de leur région. Ils doivent, comme l’a rappelé Vladimir Poutine à maintes reprises, savoir désamorcer les conflits avant les élections, gérer de manière souple et efficace les tensions avec les entrepreneurs et les lobbies locaux et régionaux, mais aussi avec la population, dont ils doivent être à l’écoute. Si le gouverneur de région paraît désormais incarner l’« homme politique modèle » du poutinisme, Vladimir Poutine souhaitera-t-il choisir son successeur dans cette cohorte d’élite ? Il est indéniable qu’une expérience réussie dans une région hors des métropoles pourrait être la garantie d’une image renouvelée du « poutinisme après Poutine ».

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1. C. Miller, Putinomics: Power and Money in Resurgent Russia, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2018, pp. 10-34.

2. Néologisme visant à souligner l’imbrication des élites « de l’État » et des élites « corporatives » (des korporatsii – les grands groupes industriels, financiers et énergétiques), voir J.-R. Raviot, Qui dirige la Russie ? Paris, Lignes de Repères, 2007.

3. J.-R. Raviot, Le poutinisme : un système « prétorien » ? Paris, Notes de l’IFRI, n° 106, mars 2018.

4. V. Sourkov, « Dolgoïé gossoudarstvo Poutina » [L’État poutinien, un État fait pour durer], Nezavissimaïa gazeta, 11 février 2019.

5. G. Andreïev, D. Bordiougov, Prostranstvo vlasti ot Vladimira Sviatogo do Vladimira Poutina [Le périmètre du pouvoir de saint Vladimir à Vladimir Poutine], Moskva, AIRO-XX, 2004.

6. V. Pastoukhov, « “Doktrina Setchina” : vzliot i padenie gossoudarstvenno-oligarkhitcheskogo kapitalizma v Rossii » [La “doctrine Setchine” : essor et chute du capitalisme oligarchique d’État en Russie], Novaïa gazeta, 22 mars 2017, https://www.novayagazeta.ru/articles/2017/03/22/71873-doktrina-sechina

7. M. Galeotti, « Putin’s Hydra: Inside Russia’s Intelligence Services », European Council on Foreign Relations Policy Brief, May 11, 2016, https://www.ecfr.eu/publications/summary/putins_hydra_inside_russias_intelligence_services

8. M. Rochlitz, « The Power of the Siloviki: Do Russia’s Security Services Control Putin, or Does He Control Them? », Russian Analytical Digest, n° 223, September 12, 2018, http://www.css.ethz.ch/content/dam/ethz/special-interest/gess/cis/center-for-securities-studies/pdfs/RAD223.pdf

9. Sur le contexte dans lequel se déroule cette affaire, voir M. Zygar, Les hommes du Kremlin, Paris, Le Cherche Midi, 2018, pp. 215 et suivantes.

10. « Former Minister Ulyukaev Handed 8 Years in Rosneft Bribery Case », The Moscow Times, December 17, 2017, https://www.themoscowtimes.com/2017/12/15/former-minister-ulyukayev-handed-8-years-in-rosneft-bribery-case-a59957

11. https://www.icij.org/blog/2018/02/the-u-s-list-of-wealthy-russians-and-our-offshore-investigations/

12. A. Chatzky, « Have Sanctions on Russia Changed Putin’s Calculus ? », https://www.cfr.org/article/have-sanctions-russia-changed-putins-calculus?fbclid=IwAR2mU6lBaRa3N2gfssGkpAFukSVe-jZKKGC6dYfY1aApmF3BBq98yG5z06E

13. Sur la politique russe de l’internet souverain, voir K. Limonier, Ru.Net. Géopolitique du cyberespace russophone, Paris/Moscou, L’Inventaire/L’Observatoire franco-russe, 2018.

14. Voir : http://duma.gov.ru/news/44676/

15. J. Hough, The Soviet Prefects: The Local Party Organs in Industrial Decision-Making, Cambridge, Harvard University Press, 1969.

16. Sur la question de la « fuite des cerveaux », voir L. Zaretskaïa et V. Golendoukhina, « Problema “outetchki oumov” i pouti ee rechenia v Rossiïskoï Federatsii » [La « fuite des cerveaux » et les moyens de la résorber en Russie], Mejdounarodny journal goumanitarnykh i estestvennykh naouk, vol. 3, 2016, pp. 110-115.

17. E. Bezvikonnaïa, « Rotatsia kadrov kak perspektivnaïa kadrovaïa tekhnologuia na gossoudarstvennoï sloujbié Rossiïskoï Federatsii » [La rotation des cadres, une technique de management des cadres prometteuse dans la fonction publique d’État en Russie], ANI Ekonomika i oupravlenié, n° 1, 2018, pp. 15-22.

18. I. Tikhomirova, « Potchemou kadrovy rezerv ne vsegda effektiven » [Pourquoi la réserve de cadres n’est pas toujours efficace], Forbes, 13 novembre 2018, https://www.forbes.ru/karera-i-svoy-biznes/368933-pochemu-kadrovyy-rezerv-ne-vsegda-effektiven

19. Pour une synthèse de l’état de l’opinion publique russe au début de 2019, S. Gontcharov, « Gotovnost k zatiajnomou padeniou » [Préparation à une chute prolongée], Riddle, 9 janvier 2019, https://www.ridl.io/ru/gotovnost-k-zatjazhnomu-padeniju/

20. G. Diesen, Russia’s Geoeconomic Strategy for a Greater Eurasia, London, Routledge, pp. 9-10.

21. G. Diesen, « The Global Resurgence of Economics Nationalism », Russia in Global Affairs, https://eng.globalaffairs.ru/number/The-Global-Resurgence-of-Economic-Nationalism-19614

22. C. Miller, Putinomics…, op. cit., p. 127.