L’un des grands mystères du quatrième mandat de Vladimir Poutine est la manière dont l’actuel chef de l’État compte régler la question de son avenir personnel, une fois échu le nouveau délai de six ans passés à la tête de la Fédération. Cette question reste à ce jour la plus discutée dans la communauté des experts de Russie ; mais les débats ont lieu alors que le président en exercice se refuse à faire la lumière sur ses projets. La position officielle de Vladimir Poutine est traditionnellement la suivante : décision sera prise vers la fin du mandat présidentiel ; en attendant, cela doit rester un sujet tabou.
La principale question est de savoir ce que veut Vladimir Poutine lui-même. Il est clair que dans la situation actuelle, il dispose de toutes les ressources et moyens politiques pour choisir le scénario qui lui convient le mieux, même si le temps, en l’occurrence, ne joue pas en sa faveur. Il est admis, en Occident et dans les milieux d’opposition, que l’actuel président de Russie a l’intention de rester à tout prix au pouvoir, même après 2024, et que, pour ce faire, il a deux variantes majeures. La première, la plus simple, consiste à supprimer la limitation en vigueur de deux mandats d’affilée, ce qui impliquerait de modifier la Constitution. Cela peut être fait comme en 2008, où le mandat présidentiel est passé de quatre à six ans : les changements sont effectués sous la forme d’une loi constitutionnelle fédérale, qui entre en vigueur une fois entérinée par les organes du pouvoir législatif, soit au moins aux deux tiers des « sujets » de la Fédération. Si l’on considère que le parti Russie unie l’emporte dans les assemblées fédérale et régionales, le problème semble relativement facile à résoudre. La difficulté, dans ce scénario, tient avant tout à la chute enregistrée par la cote de popularité du pouvoir depuis juin 2018, et les trois prochaines années risquent de conduire le parti à perdre la majorité dans nombre d’assemblées régionales. Toutefois, l’inconfort psychologique de Vladimir Poutine lui-même n’a pas moins d’importance : un remaniement de la Constitution à son avantage le porterait au nombre des leaders mondiaux marginaux, qui s’accrochent de toutes les façons possibles au pouvoir, et creuserait encore l’abîme entre la Russie et l’Occident. Or, depuis son arrivée à la tête du pays, l’actuel chef de l’État est connu pour son souhait de demeurer dans le club informel des responsables des pays les plus influents, et le prolongement de son mandat dans ces conditions n’est pas, psychologiquement, la solution la plus évidente. D’un autre côté, ce facteur perd de son importance au fil du temps, surtout si l’on prend en compte la profonde déception des élites russes quant au désir des Occidentaux d’instaurer des relations constructives avec Moscou.
Le second scénario implique le départ du président en titre pour occuper une position lui permettant de conserver les grands leviers de pouvoir et continuer à être la principale figure politique de Russie. Cette variante offre quantité d’options : prendre la tête du Conseil de sécurité ou du Conseil d’État, verrouiller le parti du pouvoir et former le gouvernement, revoir les attributions du président en faveur d’un organe alternatif que dirigerait Vladimir Poutine, et bien d’autres. La grande question, ici, est celle de l’équilibre des pouvoirs entre la présidence et cette éventuelle nouvelle institution. La variante la plus radicale pour la Russie est celle du Kazakhstan. En
mars 2019, Noursoultan Nazarbaïev quittait prématurément le poste de président, en choisissant comme successeur Kassym-Jomart Tokaïev. Une réforme constitutionnelle était préalablement effectuée, redistribuant le pouvoir en faveur du gouvernement et du parlement. Nazarbaïev, quant à lui, conservait le statut d’Elbassy, père de la nation, et présidait à vie le Conseil de sécurité (doté, dès lors, du statut de principal organe de coordination) ; il demeurait, en outre, à la tête du parti du pouvoir. Pour plus de sûreté et pour que ce schéma fonctionne, la fille de Nazarbaïev, Dariga, prenait la tête du parlement. En cas d’échec du successeur de son père, elle deviendrait elle-même chef de l’État.
En Russie, un scénario de ce genre est risqué. D’une part, la classe politique est majoritairement moderne, et non traditionnelle, et le rôle des relations familiales, claniques, y est moins marqué qu’au Kazakhstan. Par ailleurs, Poutine n’a pas une « famille » au sens oriental du terme : ses filles sont exclues des processus politiques et publics, il n’a pas d’héritier politique et ne peut miser sur de proches parents (or, dans le scénario du Kazakhstan, le rôle de Dariga Nazarbaïeva demeure stratégiquement important). D’autre part, cette variante va à l’encontre de la position personnelle de Poutine, qui a toujours milité pour un pouvoir présidentiel fort en Russie et considéré avec une grande méfiance, voire de la crainte, un renforcement du rôle du parlement (cela est lié à son expérience douloureuse du travail avec le parlement démocratique d’opposition de Saint-Pétersbourg, dans les années 1990). Réviser la Constitution en faveur d’un chef plus ou moins symbolique du Conseil de sécurité, affaiblir considérablement le président et tout verrouiller – pareille approche est contraire au style poutinien de gouvernance. Malgré tout le caractère autoritaire de son mode de gouvernement, Vladimir Poutine devient de moins en moins présent dans les conflits au sein de l’élite, il perd de sa fonction d’arbitrage, délègue de plus en plus ces « missions » à d’autres institutions.
Les choix qui se profilent
Les événements des cinq dernières années ont conduit à une baisse radicale de l’intérêt de Poutine pour les problèmes intérieurs et à la domination de la géopolitique dans l’agenda présidentiel. L’actuel chef de l’État est principalement plongé dans les questions de politique étrangère, tandis que l’économie, le social et même les cadres, sont confiés à ses subordonnés. Le scénario d’un départ « en douceur » semble mieux correspondre à cette pratique. Vladimir Poutine y conserverait les mécanismes permettant d’opposer un veto aux décisions du futur président, mais se concentrerait en premier lieu sur la géopolitique, en se libérant de toute responsabilité dans les affaires intérieures courantes. Ce scénario est aujourd’hui le plus vraisemblable : il lui permet de s’écarter quelque peu de la routine, tout en continuant à s’occuper de ce qu’il juge historiquement important : la construction d’alliances régionales et mondiales. Le principal problème est que cette variante se fonde sur la préservation de la domination de l’institution présidentielle ; en d’autres termes, le successeur ne peut pas être un simple suppléant ou une pâle figure de technicien. Il peut être une brusque révélation, une personnalité inattendue, tout autant qu’un des compagnons bien connus de Poutine.
Quel que soit le choix de l’actuel président, il importe de considérer le besoin croissant d’associer au régime la génération des « jeunes technocrates », dont le rôle dans la passation de pouvoir peut être élargi et devenir de plus en plus conséquent politiquement. On ne saurait exclure de cette variante (avec, il est vrai, d’infimes probabilités) un départ anticipé de Vladimir Poutine, ce qui réduirait le risque, à moyen terme, d’une chute de popularité et garantirait un processus de transition plus confortable et prédictible.
Deux autres facteurs essentiels sont également susceptibles d’influer sur le cours des événements aux environs de 2024. Le premier concerne les élites, dont une partie est encline à maintenir Vladimir Poutine au pouvoir. Ce que l’on peut appeler le « parti du troisième mandat », qui, en 2006-2007, s’efforçait de le convaincre de se représenter, est aujourd’hui plus large et plus puissant ; il s’agit pratiquement de toute l’élite « de force », des conservateurs, de l’entourage le plus proche de l’actuel président, des cadres du parti. Les libéraux exceptés, un consensus s’est formé dans la classe politique de Russie : Poutine doit rester et, d’année en année, il sera de plus en plus compliqué d’agir contre lui.
Le second facteur est d’ordre social : il y a peu de raisons de penser que le Kremlin parvienne à inverser la tendance électorale à la perte de confiance ; or, la cote de popularité de Poutine, stable, élevée, demeure une condition fondamentale de la réussite de tous les schémas de passation du pouvoir. Le successeur devra être élu et, si la popularité de l’actuel chef de l’État se révèle relativement basse, il sera difficile de faire la promotion du candidat, ou bien les choses s’effectueront par contraste (comme en 1999), ce qui paraît quasi impossible, car la continuité de la ligne Poutine reste un attribut essentiel de cette passation.
La continuité, dans un contexte de mécontentement social de plus en plus important, exigera du pouvoir des mesures plus dures, donc moins démocratiques, ou poussera à une nouvelle perestroïka (ce qui, de fait, marquera le début de l’érosion du régime Poutine). Aussi le destin de l’actuel président n’est-il pas seulement – et pas tant – entre ses mains : le temps réduit sa marge de manœuvre et limite les possibilités d’une transition indolore. La désacralisation progressive du pouvoir poutinien et la montée du mécontentement social constituent un nouveau défi que le régime en place ne sait pas gérer. Le choix final sera moins celui de la personne du successeur ou la recherche du « paquet de pouvoirs » optimal pour le président sur le départ, que celui, stratégique, entre un durcissement du régime et une libéralisation progressive.