Révélations sur le rôle présumé du FSB dans la tentative d’empoisonnement d’Alexeï Navalny en août dernier, échange téléphonique entre l’opposant et l’un des agents de la Loubianka mis en cause, retour – médiatisé et rocambolesque – de l’ancien « patient de Berlin » à Moscou, interpellation puis condamnation dès le lendemain à 30 journées de détention pour violation de conditionnelle, mise en ligne d’un film sur ce que ses auteurs présentent comme étant le « palais de Poutine » et qui a été visionné plus de 80 millions de fois, enfin, samedi 23 janvier, manifestations dans plus d’une centaine de villes du pays à l’appel des partisans d’Alexeï Navalny : les événements politiques s’accélèrent depuis la mi-décembre en Russie, alors que doit se tenir à l’automne un scrutin législatif important et que le thème de la transition au sommet du pouvoir – que la réforme constitutionnelle adoptée par « vote populaire » le 1er juillet dernier était censée renvoyer au second plan pour quelque temps – reste en réalité présent dans tous les esprits. Sans surprise, cette séquence donne lieu à des interprétations divergentes : le Kremlin, faute de pouvoir désormais ignorer les faits, veille à en minimiser la portée, tandis que l’opposition dite « hors-système » veut croire à l’avènement d’une ère nouvelle, un narratif repris à quelques nuances près par la plupart des médias occidentaux. Qu’en est-il précisément ?
Le premier motif de dissension porte sur l’ampleur de la mobilisation de samedi dernier et sa signification. S’agissant de Moscou, la fourchette va de 4 000 (ministère de l’Intérieur) à 40 000 (agence Reuters). Le décompte était compliqué en l’absence de portique à l’entrée de la manifestation, mais des commentateurs généralement crédibles évoquent une foule légèrement supérieure à 20 000 personnes. À l’échelle du pays, les rassemblements – qui rappelons-le, étaient interdits – ont sans doute réuni un peu plus de 100 000 personnes si l’on recoupe les différentes sources. À titre de comparaison, les manifestations du 26 mars 2017 consécutives à d’autres révélations du Fonds de lutte contre la corruption – sur Dmitri Medvedev – avaient mobilisé entre 7 000 et 25 000 personnes à Moscou et de 32 000 à 92 000 à l’échelle du pays. Le cortège du 4 février 2012 contre les fraudes électorales aux législatives du 4 décembre 2011 avait quant à lui rassemblé entre 30 000 (selon les forces de l’ordre) et 120 000 personnes (d’après les organisateurs). Les manifestations de samedi ne marquent pas un changement d’ordres de grandeur. Ils n’en sont pas moins significatifs au vu du contexte et des risques encourus.
La géographie des rassemblements apporte plus de surprises. Moscou compte pour un cinquième environ des manifestants, ce qui différencie fondamentalement la séquence actuelle de celle de l’hiver 2012. Saint-Pétersbourg – où se sont rassemblées plus de 10 000 personnes, certaines bloquant la circulation sur la perspective Nevski – apparaît clairement comme un foyer majeur de contestation. L’ampleur des cortèges à Vladivostok n’est guère surprenante compte tenu de l’histoire politique récente, pas plus qu’à Irkoutsk, où une partie des communistes – puissants localement – ont suivi l’appel de l’ex-gouverneur Levtchenko à se joindre aux militants d’Alexeï Navalny. Ces derniers ont en revanche fait plutôt pâle figure à Khabarovsk, où la population s’est mobilisée plus massivement depuis l’été dernier en faveur de l’ex-gouverneur Fourgal. L’élément nouveau le plus significatif est l’éveil politique de certaines villes de la Russie européenne d’ordinaire plutôt tranquilles, comme Belgorod, Tver ou Briansk.
Qui a manifesté samedi dernier ? De sources concordantes – et contrairement à ce que qu’anticipaient les autorités – les 16-20 ans, très présents place Pouchkine le 26 mars 2017, ce qui avait beaucoup frappé les esprits à l’époque, étaient, cette fois, très minoritaires. Pas d’effet TikTok, donc, malgré une circulation virale de certaines vidéos ces derniers jours. Ce sont plutôt des 20-35 ans qui sont descendus dans la rue le 23 janvier, dont une part significative de primo-manifestants. D’après le politologue Alexandre Baounov du Centre Carnegie de Moscou, qui a publié l’une des analyses « à chaud » les plus originales sur le sujet (
https://carnegie.ru/commentary/83710), le profil sociologique de ces personnes est dans l’ensemble très différent de celui des manifestants de la « marche Nemtsov » de 2015. L’intelligentsia « classique » de la capitale aurait, pour partie en tout cas, été remplacée par ce que l’auteur qualifie de « prolétariat post-industriel », composé principalement d’employés du tertiaire assez précaires. Autre particularité des événements de samedi dernier à Moscou par rapport à ceux observés depuis une dizaine d’années – la fin des « lignes rouges » s’agissant du recours à la violence par certains manifestants. L’attaque dont a été la cible un policier à Saint-Pétersbourg ou une voiture de l’administration présidentielle place Troubnaïa dans la capitale montre que l’époque des cortèges « bon enfant » est probablement révolue. Nul doute que les forces de l’ordre – dont l’attitude n’a en revanche jamais varié – et les « durs » du régime y verront le signe d’une radicalisation de la rue justifiant de nouvelles mesures répressives.
L’affaire Navalny et ses développements devraient continuer à rythmer la vie politique russe au cours des prochains mois. Sur le plan judiciaire, trois dossiers sont à suivre : d’une part, dès le 2 février, la possible révocation du sursis dont avait été assortie la condamnation d’Alexeï Navalny à trois années et demie de détention dans le cadre de l’affaire Yves Rocher (laquelle avait valu à la Fédération de Russie une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme pour procès inéquitable). Puis, le 5 février, débutera un procès en diffamation contre Alexeï Navalny, accusé d'avoir diffusé des informations « injurieuses » à l'égard d'un ancien combattant qui avait soutenu le référendum constitutionnel ayant renforcé les pouvoirs de Vladimir Poutine. La peine maximale encourue par l’opposant est de cinq années de prison. Il est en outre probable que soit prochainement lancée l’enquête criminelle pour escroquerie ouverte le 29 décembre dernier : une nouvelle condamnation – qui fait peu de doute – allongerait sensiblement la perspective carcérale d’Alexeï Navalny, dont peu d’observateurs russes pensent qu’il sortira de prison avant l’été 2024, c’est-à-dire après la prochaine présidentielle.
Pour Alexeï Navalny et ses soutiens qui, depuis quelques semaines, donnent le ton et le tempo de la vie politique russe, l’enjeu sera de maintenir un fort niveau de mobilisation et d’exister – notamment par le biais du « vote intelligent » – aux législatives de septembre prochain. La contestation – puissante, durable et évolutive – qui agite la Biélorussie depuis le mois d’août constitue à cet égard un point de référence. Reste que la légitimité populaire de Svetlana Tikhanovskaïa est incomparablement plus importante que celle de Navalny. Si ce dernier a incontestablement pris une autre envergure depuis l’été dernier, il ne peut – à ce stade en tout cas – prétendre rassembler une majorité de Russes et incarner une alternative crédible à Vladimir Poutine. Le Centre Levada avait ainsi relevé au cours de l’automne dernier que seuls 20 % des sondés approuvaient l’action de l’opposant, 50 % la désapprouvant. Une autre enquête réalisée en novembre 2020 par le même centre montrait que seuls 2 % des Russes se disaient prêts à voter pour Alexeï Navalny à une présidentielle (
https://www.levada.ru/2020/12/10/prezidentskie-elektoralnye-rejtingi-i-uroven-doveriya-politikam/).
Si le pouvoir n’est pas menacé à court terme, il n’a plus les coudées franches et doit s’adapter à un acteur qui ne le craint pas et qui n’accepte pas les règles du jeu en place depuis une quinzaine d’années. Il est en outre sur la défensive sur le plan informationnel. Le Kremlin n’a en effet aucune prise sur le feuilleton des révélations publiées sur les réseaux sociaux, qu’il est réduit à commenter au risque de légitimer Alexeï Navalny. Empêtré dans ses mensonges – auquel il semble parfois croire –, manquant de la souplesse et de l’imagination dont il était capable entre 2000 et 2008, le pouvoir russe recueille les fruits d’un problème qu’il a dans une large mesure suscité lui-même. En vidant les institutions de leur substance et en étouffant toute opposition démocratique raisonnable (d’ailleurs parfaitement minoritaire dans le pays), il a créé les conditions d’une contestation « hors système », moins maîtrisable et donc potentiellement plus dangereuse. Un constat au demeurant valable pour de nombreuses périodes de l’histoire russe, en particulier sous Alexandre III (1884-1893), tsar dont Vladimir Poutine se sent probablement plus proche que de Pierre le Grand. À brève échéance, le plus probable est un nouveau tour de vis politico-sécuritaire (mais la peur semble moins opérer sur les générations post-soviétiques, ainsi que le faisait remarquer l’analyste Alexeï Makarkine), conjugué à une forte rhétorique anti-occidentale (déjà entendue ces dernières heures dans la bouche de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères Maria Zakharova et du sénateur Klimov, entre autres).
Dans ce contexte, les lignes politiques peuvent-elles bouger ? Plusieurs éléments devront être suivis de près. Tout d’abord le positionnement des partis de l’opposition parlementaire, certes généralement dociles mais dont certains représentants pourraient être tentés de se rapprocher de la contestation actuelle. C’est en particulier le cas du parti communiste, où la ligne conciliante de Guennadi Ziouganov envers le Kremlin est de plus en plus contestée. Autre inconnue : certaines grandes figures de la mouvance libérale appartenant au premier cercle de Vladimir Poutine – Herman Gref de Sberbank ou Alexeï Koudrine de la Cour des comptes, par exemple – s’exprimeront-ils ou préfèreront-ils rester dans le rang ? Une question également valable pour d’autres amis de trente ans du président, comme le patron de Rostec, Sergueï Tchemezov, qui, après les manifestations concernant les élections à l’assemblée municipale de Moscou en 2019, avait déclaré que la présence d’une opposition saine pouvait être utile à l’État. Enfin, comment réagira la majorité silencieuse, qui a soutenu Poutine avec enthousiasme au cours des années 2000 puis lors du « rattachement » de la Crimée, mais qui est aujourd’hui inquiète de sa situation matérielle et de l’absence d’ascenseurs sociaux – réservés aux enfants d’oligarques et de hauts fonctionnaires –, consciente des impasses actuelles, souhaitant des changements mais craignant plus que tout le « bount » russe, cette révolte violente synonyme de pillages et de chaos politique. Nul ne le sait aujourd’hui.