Du 17 au 19 septembre se sont tenues les élections à la Douma d’Etat, ainsi que d’autres scrutins locaux (municipales partielles) et régionaux (élections de neufs gouverneurs et de 39 assemblées régionales). Ces votes se sont déroulés sur fond de mise hors-jeu de l’opposition dite « hors système », de forte inflation qui – aux yeux de nombres de Russes – occulte les indicateurs macroéconomiques par ailleurs plutôt bons et dans un contexte sanitaire dégradé – la surmortalité depuis mars 2020 atteint 600 000 personnes – mais étonnamment absent du débat public. La campagne a dans l’ensemble suscité peu d’intérêt au sein de la population, qui avait été fortement sollicitée l’an dernier pour le « référendum » sur la réforme constitutionnelle et qui a une piètre image de la Douma d’Etat. Les enjeux étaient en revanche importants pour le pouvoir, soucieux de montrer qu’il avait repris la main après une séquence turbulente (Khabarovsk, affaire Navalny, etc.) et alors que le sujet de la transition au sommet de l’Etat reste présent dans tous les esprits.
Pour mémoire, les 450 députés de la Douma d’Etat sont élus pour un mandat de 5 ans selon un mode de scrutin mixte : la moitié des sièges est attribuée à la proportionnelle – les listes recueillant plus de 5% obtenant des élus –, l’autre moitié en circonscriptions à l’issue d’un scrutin uninominal à un tour. Les Russes avaient la possibilité d’aller aux urnes sur trois jours, tandis que le vote électronique était également proposé dans sept « sujets » de la Fédération (Moscou, régions de Iaroslavl, Koursk, Mourmansk, Nijni-Novgorod, Rostov et Sébastopol).
A ce stade, les éléments suivants doivent être relevés :
- La participation a officiellement atteint 51,88%, un chiffre supérieur à celui des législatives de 2016 (47,9%). Il y a quelques mois, l’administration présidentielle tablait sur 45% et semblait plutôt privilégier une stratégie visant à « assécher » la participation. Sans surprise, les républiques nationales – notamment au Caucase du Nord – affichent les taux les plus élevés (93% en Tchétchénie, où le chef de la République, Ramzan Kadyrov, a été réélu avec plus de 99% des voix). En Russie centrale, dans l’Oural et en Sibérie, la moyenne est généralement de 40/45%. Beaucoup d’analystes estiment que le vote sur trois jours a renforcé la capacité de pression des administrations et des grands groupes publics sur leur employés, dont beaucoup ont été « invités » à accomplir leur devoir civique le vendredi.
- Ayant recueilli 49,8 % au scrutin de liste et étant en tête dans 199 circonscriptions, Russie unie devrait compter 324 députés dans la future Douma d’Etat. C’est sensiblement plus que lui accordaient les derniers sondages, y compris ceux réalisés par des structures réputées loyales comme le VTsIOM (ce dernier envisageait un score avoisinant 45%, tandis qu’une bonne trentaine de circonscriptions étaient jugées « à risque »). Le recul du parti du pouvoir par rapport à la précédente mandature (54,2 %, 343 sièges) est donc limité ; il ne reflète clairement pas l’érosion de sa popularité observée depuis 2018 dans l’opinion. Les nouvelles mesures sociales annoncées par Vladimir Poutine lors du congrès de Russie unie fin août et la popularité des personnalités conduisant la liste nationale (les ministres de la Défense et des affaires étrangères Sergueï Choïgou et Sergueï Lavrov, le médecin-chef de l’Hôpital-COVID de Kommounarka Denis Protsenko et la directrice du Centre Sirius pour enfants surdoués Elena Chmeleva) n’expliquent pas tout.
Les luttes entre les différentes chapelles (Kirienko, Volodine, Tourtchak) devraient s’exacerber à l’occasion de l’élection des présidents des commissions de la Douma. Enfin, le renouvellement du groupe Russie unie ne doit pas être sous-estimé, ni par son ampleur ni par son impact à moyen-terme : les jeunes députés du parti du pouvoir élus le 19 septembre seront en effet sans doute présents après 2026 et façonneront dans une certaine mesure l’après-Poutine.
- Le Parti communiste enregistre un net rebond (+5,6%) par rapport aux dernières législatives mais il est probablement frustré du résultat officiel (18,93% au scrutin national, 57 mandats). Tout a été fait, semble-t-il, pour empêcher le franchissement du seuil symbolique des 20%, qui aurait changé la perception du rôle possible du KPRF et des rapports de forces avec Russie unie (mais aussi sans doute l’attitude de l’administration présidentielle à son égard). Les communistes, qui ont capté une partie du vote contestataire, vont probablement, dans les mois qui viennent, tester les limites de l’acceptable pour le Kremlin sans toutefois glisser hors du système. La non-reconnaissance des résultats du vote électronique à Moscou (cf.infra) et la manifestation du 20 septembre place Pouchkine à Moscou illustrent ce relatif durcissement.
- Le LDPR de Vladimir Jirinovski et Russie juste/Pour la vérité (SRZP), supplétifs de Russie unie sur ses flancs droite et gauche, recueillent des scores presque identiques (respectivement 7,55% et 7,46%) et disposeront d’une vingtaine de députés chacun. L’inertie a joué en leur faveur, le Kremlin souhaitant leur maintien dans la configuration politique des prochaines années. Mais leurs positions sont faibles et incertaines : le LDPR ne survivra probablement pas au départ de son fondateur, âgé de 75 ans, tandis que SRZP est un attelage sans cohérence interne, où cohabitent opportunistes, néostaliniens ayant fait le coup de feu dans le Donbass et oligarques de second rang en quête de protection.
- Seule véritable surprise des législatives, Gens nouveaux franchissent de justesse le seuil de représentation à la Douma (5,32%) et y formeront le cinquième groupe parlementaire avec 13 mandats. Leur bonne fin de campagne, le charisme de l’un de leurs leaders, Sardana Avksentieva, l’ancienne maire de Iakoutsk, ainsi peut-être qu’un « coup de pouce » de l’administration présidentielle dans la dernière ligne droite expliquent ce bon score. Ils ont également bénéficié d’une forme de « vote utile » au détriment d’autres petites formations comme Iabloko ou le Parti de la croissance de Boris Titov. Comment qualifier cette formation et quel rôle pourraient-elle jouer ? Encouragés – mais pas forcément très soutenus – par les équipes de Sergueï Kirienko, le « grand administrateur » de la scène politique nationale, Gens nouveaux rassemblent des libéraux urbains pas très politisés, à l’image de la candidature de l’oligarque Prokhorov aux présidentielles de 2012. Ils chercheront probablement à porter des thématiques économiques et sociétales jusqu’ici absentes à la Douma d’Etat. Mais leur voie est étroite : Gens nouveaux risquent en effet d’être rapidement dans le collimateur des « durs » du régime, tandis qu’ils seront perçus comme partie intégrante du système par la mouvance Navalny (ou ce qu’il en reste).
- La géographie électorale des dernières élections confirme les difficultés du pouvoir en Extrême-Orient et en Sibérie (les communistes dépassent Russie unie en Iakoutie, tandis que Mikhaïl Degtiarev – qui a péniblement succédé à Sergueï Fourgal à Khabarovsk en juillet 2020 – est le plus mal élu des gouverneurs, avec 57% des voix). Ce constat est également valable pour certaines régions de la partie européenne (Novgorod, Carélie, Kirov – où Russie unie fait moins de 30%). Les « nouveaux Russes » du Donbass, dont les suffrages (probablement plus de 200 000) étaient comptabilisés dans la région de Rostov, ont quant à eux voté en faveur du parti du pouvoir. Enfin, la situation à Moscou est au cœur de la principale controverse de ces dernières heures. Alors que les candidats des oppositions (communistes, Iabloko, etc.) étaient pour la plupart en tête à l’issue du décompte des bulletins, ils ont tous été finalement battus une fois ajoutés les votes électroniques. Ce retournement aussi spectaculaire que troublant a été dénoncé par l’ensemble des partis d’opposition, communistes compris. De fait, le vote électronique fait figure de nouveau « trou noir », insondable et incontrôlé, de la réalité électorale russe. Il devrait accessoirement aggraver le divorce entre les sympathisants de l’opposition « hors système » et les libéraux pragmatiques, tels les patrons de presse Venediktov (Echo de Moscou) ou Remtchoukov (Nezavissimaïa gazeta), qui – par conviction ou instinct de survie – se sont rapprochés, ces dernières années, du maire de Moscou, Sergueï Sobianine, en lequel ils voient à tort ou à raison l’élément le plus ouvert du régime.
- Quelles sont les suites à attendre des législatives ? Sur le plan intérieur, si un remaniement ministériel semble peu probable (le Premier ministre Mikhaïl Michoustine, qui a replacé Dmitri Medvedev en janvier 2020, est apprécié par Vladimir Poutine et a su s’imposer, avec la discrétion requise, au sein du pouvoir), quelques ajustements (Energie ?) sont possibles. Au-delà du Cabinet, des postes importants au sein des services de sécurité et de plusieurs groupes publics pourraient donner lieu à un jeu de chaises musicales. En revanche, il ne faut pas s’attendre à des manifestations d’ampleur dans le pays : le Kremlin a démantelé l’écosystème politique et médiatique gravitant autour de Navalny et de Khodorkovski, et les communistes y réfléchiront à deux fois avant d’aller au conflit ouvert avec le pouvoir. La population, quoique globalement insatisfaite de la situation sociale et sans illusion sur les derniers scrutins, n’est certainement pas désireuse de bouleversements.
De façon générale, l’horizon paraît désormais dégagé pour Vladimir Poutine et le pouvoir russe. L’épreuve des législatives, qui rendait beaucoup de fonctionnaires du pouvoir fébriles, n’a été qu’une formalité sans turbulences ; la hausse des cours des hydrocarbures donnent à l’Etat d’importantes marges de manœuvre budgétaires, qu’il est loin d’avoir épuisées malgré quelques gestes en directions des familles et des retraités notamment ; enfin, le sommet Poutine-Biden de Genève le 16 juin dernier, s’il n’a pas sonné l’heure de la réconciliation avec les Etats-Unis, a en revanche mis un terme à l’escalade de la confrontation avec les Occidentaux, désormais plus focalisés sur la Chine. Reste à savoir ce que le Kremlin entend faire de cette période qui s’annonce plus calme, notamment dans la perspective de la présidentielle de 2024.