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Trente ans après l’effondrement de l’URSS, une nouvelle ère ?

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
12 novembre 2021
Ce post reprend l'introduction à Russie 2021, le rapport annuel de l'Observatoire franco-russe, qui sera présenté à Moscou le 30 novembre et à Paris le 18 janvier. 

En cette fin 2021, la Russie n’est plus le pays que nous avions analysé dans la précédente édition des Regards de l’Observatoire. Ce constat est moins lié à la pandémie de COVID-19 – qui l’a pourtant très durement frappée – ou aux crises diplomatiques dont elle fut partie prenante sur divers théâtres, qu’à l’émergence d’une nouvelle réalité politique. La réforme constitutionnelle de 2020 et l’affaire Navalny marquent en effet, sur le plan intérieur, une rupture aussi radicale que la crise ukrainienne de 2014 s’agissant de la politique étrangère.

Enterrer les années 1990 et perpétuer le poutinisme

Le début du quatrième mandat de Vladimir Poutine avait été marqué par des turbulences inhabituelles pour le régime russe. Ainsi la réforme des retraites adoptée fin 2018 avait eu pour conséquence une baisse de la popularité du pouvoir dans son ensemble (président, gouvernement, parti Russie unie) de l’ordre de 20 % ; l’année 2019 avait quant à elle vu se développer divers mouvements de protestation au nom d’enjeux locaux (manifestations à Ekaterinbourg contre la construction d’une cathédrale dans le principal parc public de la ville), environnementaux (mobilisation contre un projet de centre d’enfouissement de déchets dans la région d’Arkhangelsk) ou politiques stricto sensu (soutien au journaliste Ivan Golounov arrêté pour « détention de stupéfiants » et dénonciation des entraves aux candidatures de l’opposition). Pas véritablement menaçantes pour la stabilité du système, ces alertes avaient cependant suscité une certaine nervosité dans les cercles du pouvoir à Moscou, où les spéculations sur la succession de Vladimir Poutine se multipliaient. Deux ans plus tard, le Kremlin a repris la main ; l’horizon politique semble totalement dégagé dans la perspective de la présidentielle de 2024.

La séquence politique ayant abouti à ce renversement se décompose en trois temps. Le premier est le remaniement ministériel de janvier 2020. Dmitri Medvedev – ancien dauphin de Vladimir Poutine, ex-président de 2008 à 2012, puis Premier ministre – est démis de ses fonctions. Discrédité aux yeux des libéraux, impopulaire dans la société, celui qui en 2009 appelait la Russie à « aller de l’avant » avait fini par incarner l’immobilisme. Il est remplacé par Mikhaïl Michoustine, le directeur du Service fédéral des impôts, un homme discret ayant à la fois la confiance des libéraux et des « services ». La deuxième étape est la réforme constitutionnelle annoncée – à la surprise générale – en mars et entérinée le 1er juillet par un « vote populaire ». Elle consacre un renforcement des prérogatives du président, inscrit dans le marbre un certain nombre de valeurs et de principes cruciaux pour le régime (mariage hétérosexuel, mémoire de la Seconde Guerre mondiale notamment) et remet le compteur des mandats à zéro pour Vladimir Poutine. Ce dernier fait donc ce qu’il n’avait pas osé en 2007 : à l’époque, dans l’impossibilité de solliciter un nouveau mandat, il s’était en effet refusé à modifier la loi fondamentale, considérant sans doute que ce qui était courant en Asie centrale n’était pas convenable pour une puissance européenne comme la Russie. Les tergiversations au sein du pouvoir et le flou du scénario avaient alors entraîné une brève « guerre des services » à Moscou, un épisode largement oublié en Occident mais qui a sûrement marqué Vladimir Poutine. Un tabou est donc tombé. La constitution de 1993, corédigée par des juristes français et héritage des années Eltsine, est plus qu’amendée : son esprit est en réalité abandonné.

Le troisième moment de ce basculement politique est l’affaire Navalny. Beaucoup a été dit et écrit tant sur la tentative d’empoisonnement dont l’opposant a été victime en août 2020 que sur son retour en Russie et son incarcération en janvier 2021. Là encore, la principale conclusion de ces événements est que ce qui paraissait impossible – voire impensable – s’est produit. La mise hors-jeu d’Alexeï Navalny et de ses soutiens, ainsi que la labellisation – infamante – de nombreux médias indépendants comme « agents de l’étranger » changent profondément la donne, même si la vérité oblige à dire que celui qui est qualifié dans la presse occidentale de « principal opposant à Vladimir Poutine » est en réalité un marginal, au sens premier du terme. Le soutien à son action dans la population, qui avait atteint 20 % au début de 2021, n’est d’ailleurs plus désormais que de 14 % d’après le Centre Levada. La rationalité n’est donc pas ce qui semble avoir guidé le pouvoir russe dans ce dossier (ni d’ailleurs la peur, contrairement à une opinion largement répandue en Europe et aux États-Unis).

Les législatives qui ont eu lieu du 17 au 19 septembre 2021 parachèvent ce processus de « normalisation ». Pour mémoire, les quatre cent cinquante députés de la Douma d’État sont élus pour un mandat de cinq ans selon un mode de scrutin mixte : la moitié des sièges est attribuée à la proportionnelle – les listes ayant recueilli plus de 5 % obtenant des élus –, l’autre moitié en circonscriptions à l’issue d’un scrutin uninominal à un tour. Les Russes avaient la possibilité d’aller aux urnes sur trois jours, tandis que le vote électronique était également proposé dans sept « sujets » de la Fédération (Moscou, régions de Iaroslavl, Koursk, Mourmansk, Nijni-Novgorod, Rostov et ville de Sébastopol). Cinq partis franchissent le seuil des 5 % au niveau national : Russie unie (49,82 %), le parti communiste (18,93 %), le parti libéral-démocrate (LDPR) de Vladimir Jirinovski (7,55 %), Russie juste-Pour la Vérité (7,46 %) et Les Hommes nouveaux (5,32 %). In fine, le parti du pouvoir conserve la majorité constitutionnelle avec trois cent vingt-trois mandats.

Quels enseignements peut-on tirer de ce scrutin ? Premièrement, le recul du parti du pouvoir par rapport à la précédente mandature (54,2 %, 343 sièges) ne reflète certainement pas l’érosion de sa popularité observée depuis 2018 dans l’opinion. Les nouvelles mesures sociales annoncées par Vladimir Poutine lors du congrès de Russie unie fin août et la popularité des personnalités conduisant la liste nationale (les ministres de la Défense et des Affaires étrangères Sergueï Choïgou et Sergueï Lavrov, le médecin-chef de l’Hôpital-COVID de Kommounarka Denis Protsenko et la directrice du Centre Sirius pour enfants surdoués Elena Chmeleva) n’expliquent pas tout. Les résultats du vote électronique à Moscou et ceux enregistrés dans de nombreux bureaux en province – notamment dans les républiques nationales, mais pas seulement – sont pour le moins troublants d’un point de vue statistique et ont donné lieu à de nombreuses accusations de fraudes.

Le second élément méritant d’être relevé est le net rebond (+5,6 %) du parti communiste par rapport aux dernières législatives de 2016. Il est cependant probable qu’il soit frustré des résultats officiels. Tout a été fait, semble-t-il, pour empêcher le franchissement du seuil symbolique des 20 %, qui aurait changé la perception de son rôle potentiel et des rapports de force avec Russie unie (mais aussi sans doute l’attitude de l’administration présidentielle à son égard). Les communistes, qui ont capté une partie du vote contestataire, vont probablement tester, dans les mois qui viennent, les limites de l’acceptable pour le Kremlin sans toutefois glisser hors du système. Le LDPR de Vladimir Jirinovski et Russie juste-Pour la vérité (SRZP), supplétifs de Russie unie sur ses flancs droite et gauche, disposeront d’une vingtaine de députés chacun. L’inertie a joué en leur faveur, le Kremlin souhaitant leur maintien dans la configuration politique des prochaines années. Mais leurs positions sont incertaines : le LDPR ne survivra probablement pas au départ de son fondateur, âgé de 75 ans, tandis que SRZP est un attelage sans cohérence interne où cohabitent opportunistes de tout poil, néostaliniens ayant fait le coup de feu dans le Donbass et oligarques de second rang en quête de protection. Seule véritable surprise des législatives, Les Hommes nouveaux franchissent de justesse le seuil de représentation à la Douma (5,32 %) et y formeront le cinquième groupe parlementaire avec treize mandats. Leur bonne fin de campagne, le charisme d’un de leurs leaders, Sardana Avksentieva, ancienne maire de Iakoutsk, ainsi peut-être qu’un « coup de pouce » de l’administration présidentielle dans la dernière ligne droite expliquent ce bon score. Comment situer cette formation et quel rôle pourrait-elle jouer ? Encouragés – mais pas forcément très soutenus – par les équipes de Sergueï Kirienko, le « grand administrateur » de la scène politique nationale, Les Hommes nouveaux rassemblent des libéraux urbains pas très politisés, à l’image de la candidature de l’oligarque Prokhorov aux présidentielles de 2012. Ils chercheront probablement à porter des thématiques économiques et sociétales jusqu’ici absentes à la Douma d’État. Mais leur voie est étroite : ils risquent en effet d’être rapidement dans le collimateur des « durs » du régime, tandis qu’ils seront perçus comme partie intégrante du système par la mouvance Navalny (ou ce qu’il en reste).

Le cap des législatives (et des autres scrutins locaux et régionaux qui se sont également tenus en septembre) est donc franchi, sans gloire mais sans encombre pour le Kremlin. La population, quoique globalement insatisfaite de la situation sociale et sans illusion sur ces élections, n’est certainement pas désireuse de bouleversements et ne descendra pas dans la rue pour contester les résultats. Vladimir Poutine a donc le champ libre pour plusieurs années. Reste à savoir quelles sont ses intentions à moyen terme.

Résilience économique, désastre démographique

L’économie russe a fait preuve ces derniers mois d’une remarquable résilience, tout comme lors des précédents chocs de 2014-2015. La récession en 2020 a été limitée à 3 %. Les mesures restrictives adoptées au début de la pandémie ont en effet été moins fortes qu’en Europe occidentale et le gouvernement a décidé de ne pas reconfiner à l’automne 2020. En l’absence de véritables filets sociaux, les autorités russes ont clairement privilégié l’économie sur les considérations sanitaires. Ce choix explique dans une large mesure – au même titre que la défiance de la population envers la vaccination en général et le Sputnik V en particulier – la surmortalité considérable, évaluée à 600 000 personnes par l’agence de statistiques Rosstat, que l’on a observée au cours des dix-huit premiers mois de la crise de la COVID-19.

Les fondamentaux macro-économiques de la Russie sont solides. La dette publique s’établit à 17 % du PIB, les réserves de change atteignent des niveaux records (près de 600 milliards de dollars), le chômage a pratiquement reflué vers ses niveaux pré-Covid, tandis que la hausse des cours des hydrocarbures – couplée à la relative faiblesse du rouble – redonne au gouvernement des marges de manœuvre. En 2021, la croissance est attendue à environ 4 %. 2022 devrait également voir une croissance supérieure à 3 %.

Plusieurs bémols doivent cependant être relevés. Le principal concerne les revenus réels de la population, qui ne représentent plus que 90 % de leur niveau de 2013. De façon surprenante, le gouvernement fédéral – qui en a pourtant les moyens – n’a pas été ambitieux dans ses réponses à la crise récente. La Russie continue de présenter l’image paradoxale d’un État interventionniste mais peu redistributif, qui s’accommode de fortes inégalités sociales et de disparités géographiques majeures en termes de développement. Ces défis, comme bien d’autres – climat des affaires, corruption, faible part des PME dans l’économie nationale –, sont parfaitement identifiés mais ne peuvent être traités sans une remise en cause des paradigmes politiques en place depuis une quinzaine d’années, ce qui n’est pas à l’ordre du jour.

Comme dans ses précédentes éditions, le Rapport annuel de l’Observatoire consacre de longues analyses aux régions de Russie. La situation socio-économique et l’impact de la COVID-19 sur les « sujets » de la Fédération, les leçons de Khabarovsk – où d’importantes manifestations ont eu lieu durant l’été et à l’automne 2020 à la suite de l’arrestation du gouverneur Sergueï Fourgal –, l’état des relations entre Moscou et la république du Tatarstan – dans un contexte de recentralisation linguistique –, les enjeux économiques liés à la façade russe en mer Noire, la Route maritime du Nord ou la situation des peuples autochtones de Sibérie figurent, entre autres, parmi les thèmes abordés dans le présent volume.

Diplomatie : début de stabilisation avec les États-Unis

Les développements récents de la politique étrangère russe doivent être analysés à l’aune de la rupture de 2014. Avec le déclenchement de la crise ukrainienne se clôt un cycle d’une trentaine d’années qui avait débuté avec la perestroïka et reposait sur le postulat de la convergence entre l’Occident et la Russie, processus au demeurant vu le plus souvent comme l’acceptation par cette dernière des règles du jeu occidentales. Ce paradigme a dominé sous Gorbatchev, Eltsine et au début de la présidence Poutine, malgré de nombreux accrocs (élargissements de l’OTAN, Kossovo, Irak, « révolution orange » en Ukraine, etc.). Aujourd’hui, la Russie se voit comme un pôle indépendant sur la scène internationale, n’ayant pas vocation à rejoindre un Occident élargi ni d’ailleurs à devenir formellement un allié de la Chine. C’est un pays qui assume sa relative solitude sur la scène internationale, qui a pris acte de la fluidité des processus actuels et qui place au cœur de sa diplomatie le concept de souveraineté.

La visite de Josep Borrell à Moscou en février dernier est à analyser dans ce contexte. Le Kremlin a signifié, assez rudement, à Bruxelles qu’il n’acceptait plus de discuter selon l’agenda, les priorités et les modalités fixées par l’Union européenne. Ce refus concerne en particulier les questions relevant de la politique intérieure russe. Le dédain manifesté par Moscou s’explique en outre par le fait que l’UE n’est pas perçue comme un acteur stratégique autonome mais comme un protectorat des États-Unis. À court terme, il faut s’attendre à un rétrécissement du dialogue avec les institutions bruxelloises, la priorité étant donnée par les dirigeants russes au format bilatéral avec certains pays jugés non hostiles. À cet égard, la configuration de la future coalition en Allemagne – à la tête de laquelle devrait se trouver le SPD, force la plus favorable à la poursuite de la coopération avec Moscou outre-Rhin – est un facteur important.

La liste des griefs de Moscou à l’égard de Washington est également longue et les contentieux anciens. Les dirigeants russes sont notamment convaincus que les États-Unis cherchent à affaiblir systématiquement leur pays voire à y organiser un changement de régime. C’est à travers ce prisme que sont analysées les activités de l’opposition russe « hors système » et, plus généralement, l’activité de la mouvance libérale en Russie. Alors que Moscou et Washington admettent que leurs relations sont au plus bas depuis le début des années 1980, le sommet Biden-Poutine du 16 juin dernier à Genève semble indiquer que ni la Russie ni les États-Unis ne souhaitent s’engager plus loin dans la voie de la confrontation. Depuis, plusieurs entretiens à haut niveau ont eu lieu, notamment entre les chefs d’États-majors, les responsables des conseils de sécurité nationale des deux pays ainsi que sur les questions climatiques (l’envoyé spécial du président américain, John Kerry, a pu évoquer le sujet avec Vladimir Poutine le 14 juillet). Cela ne signifie cependant pas que l’on doive s’attendre à un début de normalisation : sur l’Ukraine et l’espace postsoviétique, la Syrie, l’Iran, la sécurité européenne et, plus largement, les questions stratégiques, la doxa à Moscou comme à Washington ne devrait pas évoluer dans un avenir prévisible.

Regardant prioritairement du côté du monde non-occidental et ayant plutôt consolidé ses positions ces derniers mois en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique, la Russie est en revanche confrontée à des défis stratégiques multiples dans son environnement immédiat. Sur le flanc ouest de l’ex-URSS, elle a certes gardé la main en Biélorussie, au prix cependant d’un engagement aux côtés d’Alexandre Loukachenko qui pourrait lui coûter cher à terme ; mais la Moldavie, elle, semble avoir durablement basculé dans le camp euro-atlantique, tandis qu’à Kiev, les forces favorables à une normalisation avec la Russie sont de fait exclues de la vie publique, ce qui au demeurant ne semble pas émouvoir outre-mesure les Occidentaux. Dans le Caucase du Sud, les conséquences du conflit du Haut-Karabagh et de la nouvelle donne consécutive à la victoire turco-azérie donnent lieu à des interprétations divergentes, mais le crédit du Traité de sécurité collective – c’est-à-dire de la garantie russe – a souffert. Le retour des talibans au pouvoir à Kaboul ne constitue apparemment pas une menace à court terme pour l’Asie centrale ; il contraint toutefois Moscou à se réinvestir – peut-être plus lourdement qu’elle ne le souhaiterait – dans la région.

France-Russie : un rapprochement semé d’embûches

À l’heure des premiers bilans de la présidence d’Emmanuel Macron et alors que la France doit prendre, le 1er janvier 2022, celle de l’Union européenne, les relations entre Paris et Moscou offrent un visage contrasté. La relance impulsée par l’élysée en 2019 semble à l’arrêt. Pour mémoire, le chef de l’État français avait transmis, le 18 avril de cette année-là, une lettre à Vladimir Poutine par l’intermédiaire de son envoyé spécial pour la Russie, Jean-Pierre Chevènement ; quelques semaines plus tard, les Premiers ministres des deux pays, Édouard Philippe et Dmitri Medvedev, s’étaient rencontrés au Havre, premiers entretiens à ce niveau depuis le séminaire intergouvernemental d’octobre 2013 ; enfin, Emmanuel Macron avait reçu, le 19 août, son homologue russe dans sa résidence d’été de Brégançon. La nouvelle politique russe de la France avait ensuite été explicitée dans le discours du président aux ambassadeurs le 27 août 2019 et avait commencé à être mise en œuvre, à l’occasion notamment de la réunion des ministres des Affaires étrangères et de la Défense (format « 2+2 ») le 10 septembre à Moscou. Un deuxième envoyé spécial – « pour l’architecture de sécurité et de confiance avec la Russie » – était nommé en la personne de Pierre Vimont, un ancien diplomate parmi les plus chevronnés du Quai d’Orsay, à la fois dépositaire de l’héritage diplomatique de Jacques Chirac et connaissant bien les États-Unis et Bruxelles, où il fut en poste (son père, Jacques Vimont, avait quant à lui été ambassadeur en URSS de 1973 à 1976).

Les raisons de cet enlisement sont nombreuses. La première d’entre elles est liée à la pandémie de COVID-19. On peut en effet penser que la visite d’Emmanuel Macron à Moscou, prévue à l’occasion des cérémonies marquant le 75e anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie, aurait permis de donner corps au rapprochement esquissé ; la force symbolique d’un tel geste avait en tout cas été bien perçue par les Russes dans leur ensemble, avant que le contexte sanitaire n’impose le report du défilé militaire sur la place Rouge. La deuxième étape du déraillement du « processus de Brégançon », à partir d’août 2020, tient à l’affaire Navalny, considérée à Paris comme plus grave encore que l’affaire Skripal, laquelle avait déjà perturbé, au printemps 2018, la première tentative de relance des relations bilatérales initiée par Emmanuel Macron à Versailles dès son élection. À cela se sont ajoutés des problèmes plus classiques : espionnage (avec, à la clef, des expulsions – certes discrètes – de diplomates en poste à Paris et à Moscou), cyberattaques (malgré les discussions engagées, dès juillet 2018, entre l’ANSSI et le Conseil de sécurité de Russie) et de graves différends sur divers dossiers régionaux. Les plus problématiques, vu de Paris, concernent l’Afrique : l’irruption russe à Bangui, fin 2018, et, plus récemment, les velléités de coopération entre les nouvelles autorités maliennes et la société militaire privée Wagner ont été perçues comme des manœuvres particulièrement hostiles. Comment expliquer ces initiatives russes ? La plupart des analystes moscovites y voient un mélange d’opportunisme d’acteurs jouant parfois leur propre partition à Moscou, ainsi qu’une réponse à certaines démarches françaises en ex-URSS (participation de chars Leclerc à des exercices de l’OTAN dans les pays baltes, ventes de patrouilleurs à l’Ukraine et de systèmes antiaériens à la Géorgie, notamment). L’absence de progrès dans le dossier du Donbass constitue une entrave supplémentaire au développement des relations bilatérales, même si – en privé – certains diplomates français disent ne pas être dupes des manœuvres dilatoires de l’Ukraine pour ne pas appliquer le volet politique des accords de Minsk. Les déclarations de responsables du Quai d’Orsay sur le vaccin Spoutnik V et le Nord Stream 2 ont été interprétées à Moscou comme un signe du glissement de la France vers les positions des pays européens les plus hostiles à son égard.

Tout ne va cependant pas mal entre Paris et Moscou. Les flux commerciaux se sont stabilisés après le décrochage de 2014-2015, la France conservant une part de marché d’environ 3,5 % (contre 4,7 % avant l’introduction des sanctions/contre-sanctions). Elle est le deuxième investisseur – hors paradis fiscaux – en flux et en stock, et le premier employeur étranger en Russie ; le spectre de coopération est très large, incluant les secteurs technologiques de pointe, ce qui nous distingue des autres Occidentaux. La tenue, le 29 avril dernier sous l’égide du Conseil économique de la CCI France Russie, du désormais traditionnel échange entre Vladimir Poutine et les principaux investisseurs français en Russie confirme l’importance accordée par le Kremlin à nos flux économiques. L’année de la coopération décentralisée qui s’est déployée en 2021 dans le cadre du Dialogue de Trianon illustre par ailleurs la diversité et la richesse des contacts entre les sociétés civiles de nos deux pays. Acteurs français et russes se saisissent de nouvelles thématiques, telles que l’Arctique, le changement climatique ou l’hydrogène, tandis qu’ont été lancées des initiatives créant un dialogue entre jeunes dirigeants économiques et start-up de nos deux pays.

Sur le plan politique également, le dialogue franco-russe se poursuit. Les ministres français de l’Intérieur et des Transports, Gérald Darmanin et Jean-Baptiste Djebarri, se sont rendus à Moscou à l’automne 2020, tandis que celui de l’Économie, Bruno Le Maire, discutait avec son homologue Maxime Rechetnikov dans le cadre du CEFIC, fin 2020, et en marge de la réunion du G20 à Sorrento le 12 octobre dernier. Les présidents français et russe ont pour leur part des entretiens téléphoniques fréquents : leurs échanges sur le Haut-Karabagh, l’Iran ou la stabilité stratégique dessinent de réelles possibilités de convergence. Ouvrant l’exposition des frères Morozov à la Fondation Louis Vuitton le 22 septembre dernier, Emmanuel Macron a souligné sa détermination à poursuivre le rapprochement entre la France et la Russie, en dépit des « turpitudes du temps présent ». Il s’agit d’un processus de long terme, qui ne sera pas linéaire, ce que le président de la République avait d’ailleurs pris soin de souligner dès l’été 2019.

Une réactivation du vecteur russe de la diplomatie française au printemps 2022 – dans le cadre de l’UE et/ou à l’issue de la présidentielle, quel qu’en soit le résultat – est possible. Mais elle se heurtera inévitablement à de nombreux obstacles. La logique de consensus au sein de l’OTAN et de l’UE constitue la principale contrainte extérieure. Or, s’agissant de la Russie, la France n’a pas forcément les mêmes intérêts que d’autres pays européens et a fortiori que les États-Unis. Avancer sur la voie du rapprochement avec Moscou suppose en réalité un accord avec l’Allemagne et implique de ne pas attendre un revirement – plus qu’improbable – de certains membres de l’UE (Pologne, pays baltes, Suède notamment) sur la question russe. Force est cependant de constater que, jusqu’à présent, la logique européenne a prévalu sur celle de la transgression chez le président français. La Russie, échaudée par l’affaire des Mistral, les errements de l’administration Hollande et le « en même temps » de l’administration française actuelle, ne se précipitera sûrement pas dans un tel partenariat bilatéral, d’autant qu’elle s’interroge sur les perspectives stratégiques de long terme de la France, dont elle constate l’affaiblissement en Europe et au-delà. Le contexte politique intérieur russe, en particulier les crispations du régime et la prédominance des forces favorables à la fermeture du pays, sont un autre problème majeur. La triste affaire Delpal – qui n’est pas terminée à l’heure où nous écrivons ces lignes – a montré que les investisseurs étrangers n’étaient désormais plus à l’abri des dérives du système russe. Enfin, tout écart par rapport à la doxa dominante à Paris se heurtera à une forte résistance bureaucratique et donnera sûrement lieu à des tirs de barrage dans la plupart des médias. Au demeurant, le retrait américain d’Afghanistan et le scandale autour du torpillage par Washington du contrat de Naval group en Australie pourraient faire évoluer le débat de politique étrangère en France et, peut-être, rendre plus audible en Europe le discours français sur la nécessité de nouvelles approches à l’échelle du continent.

« Russie 2021 » est, comme les précédentes éditions du rapport annuel de l’Observatoire, le fruit d’un travail collectif. Je remercie l’ensemble des auteurs de ce huitième volume, ainsi que les membres de notre Conseil scientifique. Anne Coldefy-Faucard a relu l’ensemble des textes, a assuré la coordination des traductions et a été présente à toutes les étapes de la préparation du présent ouvrage, tout comme Igor Delanoë, Daria Frantz et Clément Marcoux. Jean Radvanyi et Sophie Pauchet ont, quant à eux, une nouvelle fois conçu et réalisé l’appareil cartographique. Julien Braun et François Deweer ont eu un rôle majeur dans les traductions. Enfin, Galina Kouznetsova a créé les graphiques et assuré la mise en page du livre. Leur travail remarquable mérite tous les hommages.

Ce livre et, plus généralement, l’Observatoire franco-russe n’auraient pas vu le jour sans le soutien indéfectible d’Emmanuel Quidet, le président de la CCI France Russie. Je tiens à lui exprimer à nouveau mon infinie gratitude pour la confiance qu’il nous témoigne depuis le début de cette belle aventure, il y a bientôt dix ans. Je remercie également les entreprises membres du Conseil économique de la CCI France Russie. Puissent les Regards 2021 contribuer – conformément à la mission de notre centre – à une meilleure compréhension des enjeux et des réalités russes d’aujourd’hui.

Moscou, le 30 septembre 2021

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