Le 1er avril, Israël réalisait sa 30ème frappe aérienne en Syrie depuis le début de l’année, contre un bâtiment appartenant au consulat de la République islamique d’Iran à Damas. Parmi les cibles visées par ce raid figurait Mohamed Reza Zahedi, un brigadier-général de la force al-Qods, l’unité spéciale des Gardiens de la révolution iraniens. Cette frappe constitue la plus importante opération d’élimination contre ce corps d’élite depuis celle réalisée par les États-Unis en Irak en janvier 2020 contre le chef des forces spéciales d'al-Qods, Qassem Soleimani. Mohamed Reza Zahedi est le 18ème haut gradé iranien éliminé en Syrie par l’État hébreu depuis décembre, selon la presse israélienne. Dans la nuit du 13 au 14 avril, l’Iran répliquait en tirant contre le territoire israélien 320 drones et missiles, dont l’immense majorité étaient interceptés par Israël et ses alliés. Quelles peuvent être les conséquences de cette nouvelle phase de tensions au Moyen-Orient pour la relation russo-israélienne, déjà malmenée depuis 2022 ?
Si le déclenchement par Moscou de son « opération spéciale » en Ukraine en février 2022 a terni les relations russo-israéliennes, elle ne les a pas pour autant compromises. Le conflit en Ukraine et la sympathie généralement témoignée par l’opinion publique en Israël à l’égard des Ukrainiens après le 24 février ont mis fin à une période qui a vu la relation bilatérale russo-israélienne atteindre au cours des années 2010 son plus haut niveau. Alors que le retour de Benjamin Netanyahou au poste de Premier ministre fin 2022 n’a pas permis de ramener les liens bilatéraux au niveau de qualité qu’ils avaient connu jusqu’à l’alternance survenue à Tel Aviv en juin 2021, l’attaque du 7 octobre est venue jeter une ombre supplémentaire au tableau. L’apparent manque de compassion exprimée par les responsables russes à l’égard d’Israël, leurs prises de position qualifiées par les Israéliens de « pro-Hamas » ainsi que la visite de responsables de ce mouvement islamique dans la capitale russe contribuent à la crispation des relations entre les deux pays. Les observateurs israéliens relèvent en outre le ton particulièrement dur adopté par les médias russes à l’égard de l’État hébreu dans les semaines qui suivent le déclenchement de l’opération israélienne à Gaza. Après le raid israélien contre le consulat d’Iran à Damas, la Russie a soumis le 3 avril une déclaration condamnant Israël pour cette frappe au vote du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le texte a été rejeté suite à l’opposition des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France. Enfin, Moscou a refusé de condamner l’attaque massive iranienne contre l’État hébreu dix jours plus tard, au motif qu’Israël n’a jamais condamné les frappes de drones effectuées par Kiev en Russie. En dépit de ces difficultés, ni Moscou ni Tel Aviv n’en viennent à la rupture : les autorités russes n’ont pas classé l’État hébreu dans la liste des pays dits « inamicaux » ; et Israël n’a pas adopté le régime de sanctions occidentales contre Moscou.
Les Israéliens sont conscients que, malgré ces prises de positions qu’ils désapprouvent, les leviers de Moscou sur la crise de Gaza restent très limités. La Russie n’a pas non plus intérêt à une escalade du conflit qui risquerait de fragiliser ses positions en Syrie notamment. Alors qu’une réponse israélienne au raid punitif iranien se fait attendre, Vladimir Poutine, le secrétaire-général du Conseil de sécurité de la Fédération Nikolaï Patrouchev et le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov prennent leur téléphone les 15 et 16 avril pour appeler respectivement le Président iranien, le ministre iranien des Affaires étrangères et le chef du Conseil de sécurité nationale israélien. La Russie n'a rien à gagner à un embrasement de la région. À cet égard, la police militaire russe a créé un nouveau poste d’observation début avril sur le plateau du Golan, à proximité de la ligne Bravo, en réponse au raid israélien contre le consulat iranien à Damas. Mesure symbolique, mais il s’agit toutefois du troisième poste que les Russes construisent à proximité de cette zone tampon depuis le début de l’année 2024. À ce jour, ils disposent donc désormais de 12 postes d’observation dans la zone. Depuis janvier, l’aviation russe a également repris ses patrouilles le long de cette même ligne Bravo. Ces mesures visent aussi, vu de Moscou, à « hisser le drapeau » et à prévenir, par la simple présence de ses unités sur terre et dans les airs, toute escalade autour du plateau du Golan. Si ces mesures ne dissuadent évidemment pas les Israéliens de poursuivre leurs frappes, elles entravent en revanche le déploiement par l’Iran ou ses proxys d’un dispositif militaire dans ce secteur.
Par ailleurs, les canaux entre Moscou et Washington restent ouverts sur le dossier syrien. De bonne source, lors d’une rencontre discrète qui s’est tenue début 2024, Russes et Américains ont réaffirmé qu’ils ne souhaitaient pas voir l’Iran profiter du contexte ukrainien pour s’étendre davantage en Syrie. Il s’agit là d’un (rare) point de convergence russo-américain également partagé par Israël. Au demeurant, si le partenariat russo-israélien traverse une crise, celui entre la Russie et l’Iran monte en puissance depuis le 24 février 2022, notamment sur le plan militaro-technique. Tout porte d’ailleurs à croire que l’annonce du transfert d’un lot de Su-35 à Téhéran reste suspendue à la signature du nouveau traité de partenariat stratégique global entre Moscou et Téhéran, le précédent texte étant arrivé à échéance en 2021. Les négociations traînent depuis en longueur, mais le document pourrait être paraphé dans les prochains mois. Si ces appareils rejoignent la flotte iranienne, il s’agira certainement d’un défi supplémentaire pour la relation russo-israélienne.
Or, les filets de sécurité de leur relation bilatérale sont peu nombreux. Le plus puissant demeure le facteur humain. En dépit de cette séquence difficile, les liens humains restent denses entre Israël et la Russie. L’an dernier, 35 000 « rapatriés » russes sont venus grossir les rangs des 1,5 million de russophones installés en Israël ; ils étaient 45 000 en 2022. L’État hébreu estime qu’entre 50 et 60 000 ressortissants russes peuvent à ce jour prétendre au programme de rapatriement promu par ses services diplomatiques en Russie. En outre, profitant des liaisons aériennes directes qui existent entre les deux pays, 158 000 touristes russes ont séjourné dans l’État hébreu en 2023, ce qui a fait d’eux le quatrième contingent de visiteurs étrangers (après les Américains, les Français et les Britanniques). Le commerce peut, a contrario, difficilement faire office de filet de sécurité. Selon les statistiques onusiennes, le commerce russo-israélien a été multiplié par 2,5 en 2023 avec 2,6 milliards de dollars d’échanges, après une année 2022 qui avait vu les flux commerciaux s’effondrer en s’établissant à un peu plus de 1 milliard de dollars. Il s’agissait d’un niveau historiquement bas jamais atteint depuis un quart de siècle dans les échanges entre les deux pays. Autrement dit, en 2023, le commerce russo-israélien est revenu au niveau qu’il connaissait en 2018 (2,7 milliards de dollars) avant le décrochage enregistré en 2019 et la séquence noire inaugurée par le Covid puis l’éclatement du conflit en Ukraine. Ceci dit, ce rebond conjoncturel ne doit pas masquer une tendance structurelle au tassement des échanges économiques entre la Russie et Israël au cours des 15 dernières années. Enfin, la relation personnelle entre Vladimir Poutine et Benjamin Netanyahou, qualifiée de bonne, constitue certainement le canal le plus efficace pour arrondir les angles entre les deux pays. Les deux hommes ne se sont toutefois parlé que deux fois depuis le 7 octobre ; à titre de comparaison, ils se sont vus ou entretenus par téléphone onze fois en 2020, c’est-à-dire presque une fois par mois.
Jusqu’à présent, le calcul fait en Israël consiste à préserver des relations fonctionnelles avec la Russie en dépit des prises de position de Moscou sur la crise de Gaza. Côté russe, on ne souhaite pas non plus hypothéquer les liens avec Tel Aviv. Dans la relation russo-israélienne, le pragmatisme et les intérêts continuent de l’emporter sur les émotions négatives au demeurant palpables. Il s’agit peut-être bien, avec le facteur humain, des principaux garde-fous auxquels peuvent se fier Russes et Israéliens en attendant le retour de jours meilleurs pour leur relation.
Source photo : IRNA.