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Assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle élite en Russie ?

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
4 novembre 2024
Neuvième chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF :  https://www.rtbf.be/article/chronique-l-il-de-moscou-assiste-t-on-a-l-emergence-d-une-nouvelle-elite-en-russie-11458685




" Vous savez que le mot ‘élites’est à mains égards galvaudé par ceux qui, n’ayant aucun mérite devant la société, se considèrent comme une sorte de caste disposant de droits particuliers et de privilèges. Je veux en particulier parler de ceux qui, au cours des dernières années, se sont remplis les poches grâce à divers processus initiés dans l’économie russe au cours des années 1990. Ils ne sont certainement pas l’élite. […]. La véritable, la vraie élite, ce sont ceux qui servent la Russie. Les travailleurs et les combattants, sur lesquels on peut compter, qui sont fiables et qui ont fait la preuve de leur loyauté envers la Russie […]".

Ces propos de Vladimir Poutine prononcés le 1er mars dernier lors de son adresse annuelle à l’Assemblée fédérale ont été largement perçus en Russie comme annonciateurs d’un changement de rapports de forces au sein du pouvoir. Il est vrai que la guerre d’Ukraine constitue un bouleversement majeur et que les cartes sont rebattues à tous les étages de la société russe.

Mais parler d’un remplacement des élites semble à ce stade prématuré.

Les conséquences sociales – parfois inattendues – de " l’opération spéciale " lancée le 24 février 2022 par Vladimir Poutine en Ukraine sont bien visibles.

De nombreuses publications – y compris de la part de médias d’opposition proclamés "agents étrangers" par les autorités et donc peu suspects de complaisance à l’égard du Kremlin – ont décrit ces chamboulements – particulièrement perceptibles en province – qui résultent notamment de la campagne de recrutement de contractuels par les Armées et de la montée en puissance des industries de défense dans le pays.

Ceux qui, depuis la fin de l’URSS, faisaient figure de perdants sont désormais au centre des attentions du pouvoir (et gagnent très bien leur vie). Les familles de combattants achètent des biens d’équipement jusqu’ici réservés aux classes moyennes supérieures des grandes métropoles, acquièrent terrains à bâtir et datchas et envoient leurs enfants étudier à l’université grâce à des quotas réservés.

On a par ailleurs vu, lors des élections locales et régionales qui se sont tenues début septembre, plusieurs centaines d’anciens combattants mis en avant par Russie unie, le parti présidentiel. Certains d’entre eux ont obtenu des postes importants – présidence de l’assemblée municipale de Nijni-Novgorod ou même sénateur de Crimée. Signe des temps, Vladimir Poutine nommait, le 2 octobre, Artiom Joga – chef d’une unité de volontaires du Donbass – comme " super préfet " dans le district fédéral de l’Oural et l’incluait dans la foulée au sein du Conseil de sécurité nationale.

Jusqu’ici, les observateurs russes considèrent pourtant ces processus avec un certain scepticisme. Il s’agirait au fond d’une forme d’affichage et d’opportunisme politique, reflet de l’époque – à tous égards exceptionnelle – que vit la Russie.

Rien à voir donc avec la prise du pouvoir, à partir de 2003-2004, par les "silovikis", compagnons de route de Vladimir Poutine, issus comme lui du KGB, que le président a placé à la tête des rouages de l’état et de l’économie pour succéder aux élites eltsiniennes. Cette analyse semble encore valable.

Aujourd’hui en Russie, le pouvoir est tenu par une autre "noblesse" – le FSB. La bureaucratie – sans doute la principale force politique du pays – n’a pour sa part aucune envie d’entrouvrir la porte et de partager ses rentes. Pas plus que les oligarques – qui, certes, ne font de politique depuis longtemps mais qui souhaitent cependant pouvoir transmettre leurs empires à leurs enfants. Quant à la société dans son ensemble, rien ne dit qu’elle attende un nouvel ordre social basé sur des valeurs martiales (ce serait même plutôt le contraire si l’on en croit les enquêtes d’opinion – la population russe est moins va-t-en-guerre que ses dirigeants politiques actuels et semble a priori peu disposée à accepter un ordre social nouveau basé sur des valeurs martiales).

In fine, le poids des anciens d’Ukraine au sein des élites russes dépendra principalement de l’issue de la guerre et du choix que fera Poutine pour lui succéder. Le plus probable est qu’ils ne seront qu’une composante parmi d’autres – et pas nécessairement la plus influente – du pouvoir dans la "Russie d’après ".

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