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Libye : la Russie avance ses pions

Igor Delanoë Igor Delanoë
12 mai 2025
Khalifa Haftar a assisté à Moscou le 9 mai aux célébrations du 80ème anniversaire de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie organisées comme chaque année sur la place Rouge. À ses côtés, l’un de ses fils, Khaled Haftar, le chef d'état-major des forces de sécurité de l'est de la Libye. Présent en Russie depuis près d’une semaine, Khaled Haftar a rencontré le vice-ministre de la Défense Iounous-Bek Evkourov, en charge du Corps africain, avec qui il a signé le 4 mai un document dont on ignore la nature, mais qui doit certainement porter sur l’intensification de la coopération militaire entre l’armée nationale libyenne et la Russie. Cette rencontre intervient un peu plus d’un mois après la dernière tournée africaine d'Evkourov qui l’avait notamment conduit en Libye, début mars.

Au sein du clan Haftar, Khaled est celui qui plaide en faveur d’une intensification de la coopération militaro-sécuritaire avec Moscou. En revanche, son frère Saddam, qui est chef d'état-major des forces terrestres de l’armée nationale libyenne, semble plus enclin à un rapprochement avec Washington. Fin avril, il était en visite aux États-Unis, où il a rencontré un conseiller de Donald Trump et des responsables du Département d’État. Alors que le président américain cherche à arracher un cessez-le-feu en Ukraine et s’est livré depuis février à des ouvertures en direction de la Russie, son administration poursuit « par défaut » en Libye les efforts de la précédente administration qui consistent à se rapprocher d’Haftar pour l’éloigner du Kremlin.

Cette compétition russo-américaine à fleurets mouchetés sur le terrain libyen se déroule alors que l’empreinte russe se consolide dans le pays depuis fin 2024. En août dernier, les effectifs du Corps africain en Libye étaient estimés à 2 000 – 2 500 hommes, dont de 300 à 400 rien que pour la base aérienne de Brak al-Shati. Depuis l’effondrement du pouvoir syrien en décembre dernier, et le redéploiement subséquent d’une partie du dispositif militaire russe vers l’est libyen, ces effectifs se sont certainement accrus, d’autant plus que Moscou a reçu ces derniers mois de la part d’Haftar la possibilité d’exploiter de nouvelles bases en Libye. C’est notamment le cas de la base aérienne de Maaten al-Sarra, dans l’extrême sud du pays, à proximité de la frontière avec le Soudan et le Tchad.

Depuis début mai, les Russes côtoient en Libye des officiers biélorusses – une trentaine, selon l’agence d’information italienne Nova – qui seraient arrivés à la base aérienne de Tamenhant, dans la ville de Sebha, capitale de la région du Fezzan (sud-ouest). Toujours selon cette agence, cinq vols cargo auraient rejoint le sud libyen sur la même période, avec à leur bord du matériel militaire destiné aux forces loyales à Haftar. Les connexions entre le clan Haftar et la Biélorussie montent en puissance depuis l’an dernier : si Wagner a été remplacé en Libye par le Corps africain du ministère russe de la Défense, ses hommes continuent bien de former les hommes d’Haftar, mais en Biélorussie, où les activités de la société du défunt Evgueni Prigojine se poursuivent, depuis la mutinerie ratée de juin 2023. Début mars, les hommes du 36ème bataillon des forces spéciales de l’armée nationale libyenne ont achevé leur formation sur un polygone non loin de Vitebsk. Ils y auraient notamment été formés à l’emploi de drones. Promoteur des relations avec Minsk, Saddam Haftar a rencontré Alexandre Loukachenko en octobre 2024, et discuté avec le ministre biélorusse de la Défense, Viktor Khrenine, des perspectives de coopération militaire. Le 17 février dernier, c’est au tour de Khalifa Haftar de se rendre en Biélorussie, avant qu’une délégation militaire biélorusse se déplace en Libye à la mi-mars. Un des enjeux des échanges entre Benghazi et Minsk est celui de la formation des pilotes pour les MiG-29 et Su-24 transférés depuis la Syrie vers l’est de la Libye en 2020, alors que la bataille pour Tripoli touche à sa fin.

Khalifa Haftar poursuit un objectif de renforcement de son armée et cherche donc à obtenir du matériel et de la formation pour ses hommes, en vue, très certainement, de se lancer à moyen terme dans une nouvelle offensive contre Tripoli qu’il a échoué à prendre en 2019-2020. De son côté, la Russie cherche à s’assurer un nouveau point de chute pour son aviation et une partie de son contingent ex-syrien, suite à la chute de Bachar el-Assad. Sise sur la rive sud de la Méditerranée, au cœur du bassin occidental méditerranéen et à la charnière de l’Afrique sub-saharienne, la Libye offre à Moscou de nombreux avantages étant donné son positionnement géostratégique. Le Kremlin peut répondre dans une certaine mesure aux besoins exprimés par l’armée nationale libyenne d’Haftar, besoins que ni les Américains, ni les Européens ne sont prêts pour le moment à satisfaire. L’insertion des Biélorusses dans le jeu ne contredit pas les intérêts russes ; au contraire, leur présence les sert et permet de diluer l’empreinte russe tout en brouillant les pistes sur la nature et la profondeur du partenariat russo-libyen. Les Biélorusses sont-ils des acteurs ou des objets dans le triangle sécuritaire Moscou-Minsk-Benghazi ? En toute hypothèse, le moment venu, lorsque l’aviation d’Haftar sera mobilisée contre Tripoli, le coût diplomatique sera assumé non par Moscou, mais par Minsk…

Les Russes demeurent néanmoins contraints par la nécessité de fournir en priorité leurs forces en Ukraine, d’une part, et d’autre part, ils souhaitent maintenir et développer leur relation avec Tripoli. Fin avril, le directeur du département Moyen-Orient et Afrique du Nord du ministère russe des Affaires étrangères, Alexandre Kinchtchak, était ainsi à Tripoli où il a rencontré le Premier ministre du Gouvernement d’unité nationale, Abdulhamid Dbeïba. Parallèlement, le général de corps d'armée Muhammad al-Haddad, chef d'état-major général des forces armées libyennes de l’ouest du pays, et son adjoint, Salah al-Din al-Namroush, commandant du district de la côte ouest et réputé proche des Turcs, se sont entretenus avec l'attaché militaire de l'ambassade de Russie.

Moscou poursuit ainsi en Libye son exercice d’équilibrisme diplomatique sur fond de montée en puissance de son dispositif militaire dans l’est du pays. En cas de nouvelle bataille de Tripoli, à laquelle Haftar semble plus que jamais se préparer, l’objectif de Moscou sera de maintenir les canaux ouverts avec Tripoli et de doser son intervention afin de faire pencher la balance en fonction de ses intérêts du moment. Et de se poser en médiateur si l’occasion se présente, l’objectif ultime demeurant de conserver ses positions en Libye, qui est aujourd’hui pour Moscou un corridor vers le Sahel, tout en marginalisant les puissances occidentales.

Source photo : www.kremlin.ru.
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