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Note №5, « La Russie et les BRICS »

Fiodor Loukianov Fiodor Loukianov
1 mars 2014
Fiodor Loukianov, président du Conseil de politique étrangère et de défense (SVOP) et rédacteur en chef de la revue Russia in Global Affairs.

Introduction

2013 a été baptisée, pour la Russie, « année des succès diplomatiques ». Et, en effet, les critiques les plus sévères de l’action du Kremlin sont contraints de reconnaître que Moscou a été plus impressionnante, sur la scène internationale, que d’autres acteurs de premier plan, en raison, notamment, de la cohérence de son comportement. Vladimir Poutine et ses amis, qui dirigent la politique étrangère du pays, disposent d’un éventail de principes classiques des relations internationales, au centre duquel se trouve l’intangibilité de la souveraineté. Que cet éventail réponde ou non aux réalités d’aujourd’hui (les avis divergent sur ce point), son existence même sert de boussole dans la tempête mondiale où les autres s’efforcent de se repérer aux changements de direction du vent.

En 2013, pour la première fois de toute la période postsoviétique, cet éventail de principes a revêtu une forme idéologique. Dans son Adresse à l’Assemblée fédérale du 12 décembre, Poutine a officiellement proclamé le conservatisme comme fondement de sa conception du monde. Il s’est même donné la peine de préciser, citant le philosophe Nikolaï Berdiaev, qu’il fallait entendre par là un « juste » conservatisme qui empêche le mouvement, non pas vers l’avant, mais vers l’arrière, vers les « ténèbres du chaos », « l’état primitif ». Vladimir Poutine ne prise guère le chaos, comme il l’a dit et écrit à maintes reprises. Il trace, dans son Adresse, une limite claire : « Ou l’on continue de dériver vers une érosion des fondements de l’ordre mondial, vers le triomphe de la force, le “droit du coup de poing”, la multiplication du chaos, ou l’on prend collectivement des décisions responsables. »

Afin de lever toute ambiguïté, ajoutons que, pour le président de Russie, le vecteur du chaos est aujourd’hui l’Occident – à savoir les États-Unis et l’Europe, qui ne le font pas forcément exprès ni ne sont animés de mauvaises intentions, mais, au minimum, montrent une inconscience irresponsable de leurs actes. Poutine a, notamment, écrit sur ce sujet dans son article-programme intitulé La Russie et le monde en transformation, juste avant l’élection présidentielle de 2012. Tout bien considéré, il adressait, effaré, aux grands pays occidentaux, en premier lieu aux USA, cette question : que faites-vous ? Pourquoi le moindre pas un peu important – de l’intervention dans les conflits régionaux et des tentatives de promouvoir la démocratie à des entreprises d’envergure telles que la création d’une monnaie unique européenne – sape-t-il ce qui reste des principes sur lesquels se fondait le monde ? Pourquoi vos actions sont-elles autant de nouveaux soucis ? Pourquoi aggravent-elles les problèmes ?

Quel rapport, demandera-t-on, avec les BRICS ? Le plus direct, ma foi ! Car cette communauté – des plus amorphes et encore mal définie – apparaît de plus en plus souvent, dans le discours politique russe, comme une alternative, la préfiguration (et qu’importe qu’elle soit floue !) d’une autre vision des affaires du monde, distincte de celle, libérale, de l’Occident, qui porte en germe la déstabilisation. Ce n’est pas un hasard si, dans le même article de 2012, Poutine citait la Russie, le Brésil, l’Inde et la Chine en exemple aux Européens, sur la manière de se conduire (il s’agissait de la question du soutien extérieur aux organisations non gouvernementales).

On peut trouver, dans l’histoire politique mondiale, des moments où apparaissent et se développent des institutions internationales, mais les BRICS n’ont sans doute pas d’analogue. Leur acronyme-clin d’œil, dû à un collaborateur de la banque Goldman Sachs, Jim O’Neill, à des fins commerciales (pour attirer l’attention de clients potentiels sur les marchés en développement), n’a pas tardé à se détacher de son inventeur et à vivre sa vie. Pour citer le politologue russe Viatcheslav Nikonov, les BRIC (avant que ne les rallie l’Afrique du Sud) se sont changés en « prophétie auto-réalisatrice », les « BRIC sont apparus et ont commencé à exister en réalité virtuelle – liste d’économies émergentes ayant peu à voir les unes avec les autres. Mais on n’affirme pas pour rien que le mot crée la chose. Avec le temps, les BRIC se sont transformés en une certaine réalité politique ».

 Ce constat met en lumière la grande différence entre la perception des BRICS en Russie et dans les autres pays relevant de cette formation, d’une part, et en Occident, d’autre part. Les commentateurs occidentaux, dont l’auteur du terme (qui, au demeurant, a officiellement abandonné le projet qu’il avait conçu), soulignent que, par rapport au début des années 2000, la situation économique de ces pays a radicalement changé. On ne les considère plus comme les porte-drapeaux de l’économie mondiale, les rythmes de croissance chutent (la Russie en est la meilleure illustration). Bref, ce qui unissait les BRICS n’existe plus ; en conséquence, le phénomène lui-même, effectivement artificiel à l’origine, n’a plus de réalité.

La dimension politique des BRICS

Toutefois, ayant surgi dans le champ économique, les BRICS se sont emplis depuis longtemps d’un autre contenu : politique. Un contenu fondé sur une notion commune, la souveraineté, celle-là même qui est le vecteur de la philosophie politique de Vladimir Poutine. S’il faut trouver un point susceptible de réunir ces cinq pays si différents, ce ne peut être qu’une qualité partagée : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud jouissent d’une pleine souveraineté (pour autant que ce soit possible dans le monde globalisé d’aujourd’hui). Une souveraineté pleine et entière a deux caractéristiques : d’une part, aucune adhésion génératrice d’obligations à quelque alliance ou regroupement que ce soit, contraignant le pays à restreindre sa liberté d’action, autrement dit sa capacité à mener une politique indépendante ; d’autre part, un potentiel et un poids économique suffisants pour garantir cette politique.

Il suffit de regarder une carte pour comprendre que le monde compte très peu de pays répondant à ces deux critères. Hormis les BRICS, il n’y a, sans doute, que les États-Unis. Des pays tels que l’Indonésie sont peut-être à deux doigts de les réunir, mais ce n’est pas encore le cas ; d’autres dérivent vers moins d’obligations, tout en demeurant membres de grosses organisations (la Turquie, par exemple) ou ont les ambitions nécessaires, mais sont trop conflictuels, donc isolés (comme l’Iran). Quant aux pays développés (à l’exception des USA), aucun d’eux n’a les mains entièrement libres : ainsi les puissances européennes dépendent-elles de l’Amérique et, par-dessus le marché, elles délèguent volontairement une partie de leur souveraineté à l’Union européenne supranationale.

Cette souveraineté marquée constitue le véritable fondement des BRICS, sur lequel peuvent (ou non) s’échafauder les étages suivants : économique, géopolitique, idéologique. Le scepticisme qu’ils suscitent, d’ordinaire, chez les observateurs extérieurs, n’est pas injustifié ; il omet simplement un important facteur de cohésion, qui, aussi étrange que cela paraisse, se révèle parfaitement efficace dans le monde chaotique actuel, plus, même, parfois que des liens économiques étroits.

Découvrant, à juste titre, d’innombrables divergences de points de vue, d’intérêts et d’intentions entre les cinq pays, les critiques laissent passer l’essentiel : les pays membres ont manifestement intérêt à ce que cette formation se développe, parce qu’ils y voient un potentiel qu’ils ne trouvent pas dans d’autres organisations et forums. Il y a des raisons objectives pour que les BRICS suscitent un intérêt croissant.

Premièrement, il y a le sentiment largement répandu que l’architecture des institutions mondiales ne correspond plus aux processus réels du XXIe siècle, et que la réforme de ces institutions ne va pas au-delà des mots. On peut déceler bien des différences dans les positions des États composant les BRICS, il n’en demeure pas moins que, pour des raisons individuelles et, en règle générale, ne coïncidant pas avec celles des autres, ils ne sont pas satisfaits de l’état actuel du monde ni de la place qu’ils y occupent. Le monde multipolaire exige d’autres formats que ceux qui servaient dans le monde bipolaire de la « guerre froide » ou de la brève période de suprématie américaine à la fin du XXe siècle. Ce n’est pas un hasard si, dans les déclarations des BRICS, s’expriment des doutes sur la légitimité du système en vigueur.

La Russie, il est vrai, n’est clairement pas dans ce cas de figure : elle a participé à la création (et bénéficié) de l’ancien système ; elle en garde des privilèges – en tant qu’héritière directe de l’URSS – contre lesquels, au demeurant, s’élèvent les autres « lettres » des BRICS. La Chine est dans une situation intermédiaire – le monopole des « cinq » au Conseil de sécurité de l’ONU lui convient parfaitement, mais pas la répartition des forces au sein des organisations financières internationales. Quoi qu’il en soit, l’élément fédérateur est ici la conscience que l’Occident n’a aucun droit de dicter aux autres la manière dont il faut aménager le monde.

Deuxièmement, la nécessité d’imaginer des approches vraiment nouvelles pour résoudre des problèmes globaux tombe sous le sens. Les cinq pays estiment que le discours mondial est, à peu de chose près, monopolisé par l’Occident. Non seulement cela ne correspond pas à la répartition des forces économiques, voire politiques, mais c’est un obstacle sur la voie de solutions inédites, qui ne peuvent surgir qu’au terme d’une discussion élargie. Les événements survenus au Moyen Orient dans les années 2011-2013 ont démontré que la panoplie occidentale de résolution des conflits locaux ne fonctionnait pas et que la volonté politique elle-même d’imposer ses décisions s’était affaiblie : à l’automne 2013, les États-Unis amorçaient un brusque virage et se distanciaient, en hâte, du conflit syro-syrien.

Troisièmement, les cinq pays se sentent limités dans leurs tentatives d’accroître leur poids et leur influence sur la scène internationale, en agissant strictement dans le cadre des institutions existantes. On peut dire que le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud sont en quête de moyens de renforcer leur pouvoir de négociation dans le processus de formation du nouvel ordre mondial.

La différence entre les BRICS et d’autres acronymes imaginés sur le même modèle (BASIC, BRICET, BRICKETS, BRIMC, etc.) réside en ceci que toutes les composantes des premiers ne représentent pas seulement, potentiellement, des pays se développant rapidement, mais aussi des « pôles » essentiels du monde multipolaire, des centres régionaux. C’est pourquoi ramener les critères d’existence de cette union d’États à des indicateurs économiques revient à user d’un mode d’analyse erroné.

Les doutes quant à la légitimité, au sein de cette formation, d’une Russie qui n’a pas effectué la modernisation de son économie et ne peut donc figurer comme un « pôle » à égalité avec les quatre autres pays seraient également fondés s’il s’agissait encore de ce dont parlaient les banquiers américains, à savoir de perspectives économiques et financières. Les BRICS, toutefois, acquièrent, nous l’avons dit, un contenu politique, et cela tient moins à une volonté des pays membres qu’à un soudain besoin objectif de formats reflétant un ordre mondial plus diversifié et moins centré sur l’Occident.

Pourquoi la Russie s’intéresse-t-elle au format « BRICS » ?

Outre la vision du monde qui rattache la Russie aux BRICS, Moscou a, ici, un intérêt propre dont la réalisation est favorisée, justement, par sa participation à cette organisation. Cela concerne principalement l’élaboration d’une nouvelle approche de la politique étrangère, en remplacement de celle que l’on peut qualifier de « postsoviétique » ou, plus exactement, de « poursuite de la politique postsoviétique ».

Globale dans sa forme, la politique étrangère russe est restée, de fait, centrée sur l’Occident. Les autres parties du monde, y compris celles qui avaient pour elle une importance extrême – Moyen-Orient, Extrême-Orient, Afrique, Amérique latine – étaient vues à travers le prisme des relations avec les pays occidentaux, avant tout les États-Unis. Dans la période postsoviétique, la politique de la Russie a beaucoup perdu de sa globalité en gardant, néanmoins, l’Occident pour centre. Si, au temps de la confrontation idéologique, ce dernier était le repoussoir, et la lutte contre lui le point cardinal de toute la politique étrangère, après l’effondrement de l’URSS, il est devenu le pôle d’attraction. La volonté de se fondre parmi les « pays civilisés » a déterminé les actions de politique étrangère, depuis le début des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000, autrement dit depuis l’arrivée d’Eltsine jusqu’à une période avancée des présidences Poutine. Certes, dans ce laps de temps, on a vu changer les conditions auxquelles la Russie était prête à devenir partie intégrante du « monde occidental », mais le but demeurait le même, ce qui ne pouvait qu’influer sur les relations avec le reste du monde.

Dans la seconde moitié des années 2000, la situation commence à évoluer. D’un côté, on perçoit mieux les restrictions sur la voie d’un rapprochement entre la Russie et l’Occident. Même pendant sa période de faiblesse maximale, au milieu et dans la seconde moitié des années 1990, Moscou n’a jamais été prête à s’intégrer aux structures occidentales sur des bases communes et dans une position de soumission. Sa psychologie, son histoire, alliées à des paramètres objectifs (ses dimensions, sa situation géographique, la présence d’un gigantesque arsenal nucléaire et d’énormes réserves de ressources minérales) ne permettaient pas à la Russie de renoncer à son statut de grande puissance. D’un autre côté, le déplacement du centre du développement mondial hors du monde occidental, et avant tout en Asie, rendait l’orientation exclusive vers l’Ouest inadéquate, d’un point de vue tant économique que politique.

Un nouveau bond qualitatif vient de s’effectuer. Dans son Adresse à l’Assemblée fédérale de décembre 2013, Vladimir Poutine n’a pas seulement proclamé sa doctrine conservatrice, il a laissé entendre que la majorité, au niveau mondial, était de son côté : « Ils sont de plus en plus nombreux, dans le monde, à soutenir notre position de défense des valeurs traditionnelles qui, durant des millénaires, ont constitué le fondement spirituel et moral de la civilisation et de chaque peuple: les valeurs de la famille traditionnelle, d’une vie humaine authentique, y compris religieuse, une vie pas seulement matérielle, mais également spirituelle, les valeurs de l’humanisme et de la diversité du monde. »

Poutine s’oppose à l’Occident et aux valeurs libérales que ce dernier veut universelles ; le président de la Fédération souligne volontiers que l’Ouest ne représente pas la majeure partie du monde. Les BRICS, si ! Il était difficile d’imaginer format plus commode pour : premièrement, corriger le grand vecteur de la politique étrangère en renforçant la ligne extra-occidentale, avant tout du côté de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, tous deux décrétés par le président priorité de la Russie pour le XXIe siècle ; deuxièmement, rappeler l’existence d’un horizon global qui, après l’effondrement de l’URSS, s’était rétréci aux dimensions d’un horizon régional ; troisièmement, souligner les points communs avec des États plus que prometteurs, auxquels bien peu, aujourd’hui, rattachent la Russie.

Rien ne garantit, au demeurant, que les autres « lettres » entendent le pathos idéologique de la Russie. Il est certain que les BRICS partagent l’approche russe des relations internationales. Certes, il est des notions qui, pour la Chine ou l’Inde, sont tout aussi intangibles que pour la Russie, dont la souveraineté. Mais celle-ci n’est pas tout à fait une valeur (or, c’est de valeurs que parle aujourd’hui Poutine), c’est un principe d’organisation des relations internationales dont les racines remontent au XVIIe siècle. (À ce propos, quand les États-Unis sont concernés, ils font plus qu’adopter ce principe !) En revanche, la Russie aurait quelque peine à parler d’une base de valeurs communes avec des zélateurs de Confucius ou des bouddhistes. Ces cultures, au demeurant, n’ont pas pour habitude de discuter « valeurs », et les Chinois, par exemple, ne comprennent tout bonnement pas les tensions occidentales entre conservateurs et libéraux. Ils ont leurs représentations qu’ils n’imposent à personne, ils n’en empruntent à personne non plus et s’étonnent que des questions d’ordre privé puissent déclencher de telles passions. Le Brésil, lui, catholique, à l’instar de nombreux pays d’Amérique latine, se rattache plutôt à l’aile réformiste de l’Église, militant pour le progrès et la modernisation de la vie religieuse. Ce n’est pas un hasard si ce continent est la patrie de la « théologie de la libération », qui a tenté de croiser marxisme et catholicisme. Quant à l’influence des courants ecclésiastiques les plus conservateurs, elle est en perte de vitesse, dans la mesure où ceux-ci sont associés à des dictatures de droite, manifestement passées de mode dans l’hémisphère occidental.

Et pourtant, les BRICS s’inscrivent magnifiquement dans le pathos russe actuel, car ils sont, par définition, une alternative à l’Occident. Comme l’écrivait Viatcheslav Nikonov, indépendamment des intentions des pays membres, « leur influence ne peut croître qu’au prix d’une perte d’influence occidentale, fût-elle relative ». D’où la crainte constante, aux États-Unis et dans l’Union européenne, que les BRICS ne préfigurent une union antioccidentale.

BRICS : l’unité dans la diversité

La cause la plus répandue du scepticisme envers les BRICS est liée au fait que les pays qui les composent ne se ressemblent pas. Aussi l’éventualité d’une alliance fondée sur une convergence de valeurs et d’intérêts concrets, sur le modèle de l’OTAN ou de l’Union européenne, n’a-t-elle pas de sens. On connaît l’extrême tension qui règne dans les relations entre Delhi et Pékin. Malgré une amélioration au cours des vingt dernières années, le degré de confiance reste peu élevé, et les processus en cours en Asie du Sud, liés à l’avenir du Pakistan, promettent une aggravation des frictions. Les relations entre la Russie et la Chine peuvent également, a priori, se compliquer, surtout en raison du déséquilibre économique croissant entre les deux pays. Il est clair que chaque État a sa propre géographie des priorités de politique étrangère : pour la Russie, ce sont actuellement la Communauté des États indépendants (CEI) et l’Europe, pour la Chine la région Asie-Pacifique, pour l’Inde, l’Asie du Sud, pour le Brésil, l’hémisphère occidental.

Tout cela est fort juste, si l’on considère les BRICS comme une alliance traditionnelle. Toutefois, partant du principe que la grande particularité actuelle du système international est son caractère transitoire, il convient d’observer la diversité des BRICS d’un autre point de vue. La principale caractéristique du XXIe siècle est une complexification fulgurante du monde, qui implique de nouvelles approches. Or leur recherche n’est possible qu’en prenant en compte les divers horizons des acteurs qui font les relations internationales.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la signification des BRICS réside précisément dans le fait que les lettres qui en composent l’acronyme n’ont rien de commun. C’est une sorte de modèle du monde en miniature. Y sont représentées les plus grandes communautés culturelles et religieuses : christianisme, bouddhisme, islam (l’Inde est le deuxième pays du monde pour le nombre de musulmans), confucianisme. La palette des régimes politiques et sociaux y est également très large, depuis diverses variantes de démocratie jusqu’à des systèmes fortement centralisés. Les orientations économiques sont multiples : exportations de matières premières, de produits, de services. Enfin, chacun de ces pays ressent vivement quelques-uns des défis les plus lourds (ou tous à la fois) du monde contemporain : terrorisme, séparatisme, extrémisme religieux, changement climatique, narcotrafics et bien d’autres. Bref, il n’y a pas, sur la planète, de format plus représentatif, à même de servir de plateforme pour mettre au point des approches réellement globales dans la résolution des problèmes internationaux.

Les cinq États des BRICS sont réunis par le fait que chacun d’eux prétend être un pôle indépendant dans le système international en formation, où la mondialisation prend une dimension régionale. Cela ne signifie pas qu’ils trouveront aisément un terrain d’entente, voire qu’ils chercheront à institutionnaliser leurs contacts. Bien plus, entre les pays qui composent cette association informelle, les points de tensions potentielles ne manquent pas, par exemple entre la Chine et l’Inde ou la Russie et la Chine. La communauté d’intérêts dans les problèmes globaux ne fera pas disparaître les contradictions régionales, mais elle peut, dans une série de cas, les atténuer ou ne serait-ce qu’aider à agrémenter un ordre du jour négatif de nuances plus positives.

Dans un monde où les structures internationales familières traversent une grave crise parce qu’elles sont dans l’incapacité de s’adapter aux circonstances, une approche créatrice des institutions et des formes de conciliation des intérêts est indispensable. Les BRICS sont une tentative intéressante de franchir les barrières traditionnelles, de considérer l’évolution du monde à travers un autre prisme, plus adapté aux réalités du XXIe siècle.

En ce qui concerne les problèmes régionaux, les BRICS ne peuvent, bien sûr, servir de plateforme pour les résoudre, mais leur existence ne sera pas un obstacle au développement de la coopération sous ce format ; curieusement, au sein de cette organisation, les problèmes régionaux n’ont pas une importance décisive. Ayant des désaccords, parfois assez vifs, sur ce terrain, les pays des BRICS s’accordent pratiquement sur l’approche des problèmes globaux, avant tout sur les principes du nouvel ordre du monde.

Le chercheur Nikolaï Kossolapov attire l’attention sur un facteur intéressant d’union des BRICS dans leur rapport à l’Occident. Selon lui, le trait commun des pays qui les forment n’est pas seulement leur hypothétique force future, mais également leur vulnérabilité actuelle, chacun d’eux se heurtant à ses propres et graves problèmes de développement. Le fait qu’ils se soient saisis d’une dénomination commune qui, tout bien considéré, leur était étrangère, témoigne d’une crise profonde de leur identité socio-historique et, à bien des égards, politique et idéologique. Tous les cinq espèrent que, par le biais d’un contexte commun, ils pourront mieux s’arranger de leur propre auto-identification.

Conclusion

En 2015, la Russie présidera les BRICS, ce qui sera le couronnement d’une série de présidences de structures internationales, dans les années 2012-2015 : Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC), G20, G8, Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Toutes correspondent à une période où la Russie est en quête d’idées, sur le plan intérieur (quel sera le fondement de la société au XXIe siècle ?) comme extérieur (quelle place dans le monde, quand la force d’inertie de la période soviétique sera vraiment arrivée à épuisement ?). Aussi l’ordre du jour formel des sommets des BRICS, tels les interminables débats sur la création d’une banque commune de développement ou d’un fonds de crise, n’est que l’entourage de questions plus largement métaphysiques. Curieux résultat pour une structure partie d’un mot d’ordre purement économique. Mais il donne de grands espoirs quant à sa longévité : traditionnellement, la Russie n’aime rien tant que de réfléchir aux destinées du monde.

Cependant, les événements tumultueux de l’hiver et du printemps 2014 pourraient faire prendre un caractère fort différent au débat autour des BRICS, dans la mesure où ils ont profondément modifié le paysage politique mondial et la place qu’y occupe la Russie. Ce conflit aigu et potentiellement durable a certes sapé la présidence russe du G8, mais il est susceptible de stimuler l’intérêt de la Russie pour tous les formats de collaboration avec ses partenaires non-occidentaux, dans l’objectif de trouver une alternative sérieuse à l’Occident. La position des autres « lettres » du BRICS est en effet bien plus « compréhensive » que celles de l’Amérique du Nord et de l’Europe. Le sommet des BRICS qui aura lieu cette année au Brésil fera donc l’objet d’une attention tout à fait particulière.
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