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Le quatrième vecteur de Vladimir Poutine

Dmitri Trenine Dmitri Trenine
27 mai 2013
Article de « France - Russie » - numéro spécial de la revue « Russia in global affairs »

La politique étrangère russe depuis 2000 a été multi-vectorielle — c’est-à-dire qu’elle a changé de vecteur à plusieurs reprises. Le début du premier mandat de Vladimir Poutine a été marqué par l’établissement d’une relation forte avec les États-Unis et le rapprochement avec l’Union européenne dans le cadre de ce qu’on appelait à l’époque le « choix européen » de la Russie. Cette courte période a été symbolisée par le soutien de Poutine aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001, un soutien clairement exprimé dans le discours que le président russe a prononcé au Bundestag le 25 septembre de cette même année. Ensuite, au milieu des années 2000, Moscou a quitté l’« orbite » politique de l’Occident et affiché son opposition à Washington sur les principaux dossiers internationaux. L’illustration de cette séquence historique a été la « Guerre des cinq jours » qui a opposé la Russie à la Géorgie en 2008, et son texte emblématique a été le discours de Munich de Poutine en février 2007. La troisième période aura été formellement  « medvedevienne » mais, dans les faits, encore une fois poutinienne. Son symbole : le « redémarrage » (reset) des relations russo-américaines ; son document phare : le décret du Kremlin sur la mise en œuvre de « partenariats de modernisation » avec les pays les plus développés. 

Même si les changements de cap de la politique étrangère russe ne correspondent pas exactement aux mandats présidentiels, il est indéniable qu’une certaine corrélation existe. On peut affirmer qu’avec le retour de Poutine au Kremlin, la diplomatie de Moscou est, une fois de plus, en passe de prendre une nouvelle direction. Bien entendu, le changement de leader n’est pas l’explication première de ce phénomène : même au cours des quatre années de la présidence Medvedev, Vladimir Poutine était resté de fait le « premier personnage » de l’État et avait continué de peser sur les orientations de la politique étrangère. C’est pourquoi on aurait tort de voir dans l’« épisode libyen » le résultat d’une improvisation de Medvedev : c’est sans aucun doute Poutine qui a donné à l’ambassadeur russe à l’ONU l’instruction de s’abstenir lors du vote au Conseil de sécurité. Les nouveaux facteurs les plus importants résident dans la modification substantielle de la situation intérieure en Russie et la profonde transformation de l’environnement international dans lequel cette politique est appliquée.

CONDITIONS INTÉRIEURES ET EXTÉRIEURES 

Conditions intérieures. Vingt ans après l’effondrement du pouvoir du PCUS, la société russe a connu de profonds changements qualitatifs. Certaines couches — près de 20 % de la population — ont atteint un niveau de vie et une assurance qui les incitent à participer activement à la vie publique. Cette partie de la société a unilatéralement dénoncé le pacte tacite de « non-ingérence réciproque » passé avec le pouvoir, d’après lequel les autorités ne se mêlaient pas de la vie privée des gens, tandis que la société ne s’intéressait pas à la politique. De ce fait, la forme d’exercice du pouvoir en vigueur en Russie — un autoritarisme exercé avec le consentement des habitants — a connu une certaine érosion. Les consommateurs satisfaits ont commencé à se transformer en citoyens en colère. Fin 2011-début 2012, ce mécontentement s’est manifesté dans les rues de Moscou, Saint- Pétersbourg et d’autres grandes villes.

Le pouvoir a immédiatement attribué ce phénomène à la subversion menée par l’Occident, avant tout par les États-Unis. Vladimir Poutine a publiquement accusé le Département d’État américain de financer les contestataires. Ce faisant, les autorités souhaitaient assimiler l’opposition à une « cinquième colonne » à la solde d’un Occident déterminé à affaiblir la Russie autant que possible ; face à cet ennemi, le pouvoir russe devait apparaître comme une force patriotique défendant l’indépendance et l’unité du pays. Lorsque le 4 mars 2012 au soir, Vladimir Poutine annonça en meeting sa victoire à l’élection présidentielle, ses mots résonnèrent comme la proclamation d’un triomphe obtenu contre l’ennemi étranger et ses complices intérieurs.

Les premières mesures du chef de l'État nouvellement élu visaient à réduire à néant tous les canaux d'influence potentiels du monde extérieur sur la politique intérieure de la Fédération de Russie. On adopta en urgence une loi exigeant que les organisations non-gouvernementales russes recevant des financements depuis l'étranger s'enregistrent en tant qu'« agents étrangers ». Moscou réclama que l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) cesse ses activités sur le territoire russe. Les autorités russes dénoncèrent également plusieurs accords passés avec Washington — dont le programme de réduction concertée de la menace nucléaire (programme Nunn-Lugar) — où les États- Unis étaient les donateurs et la Russie le récipiendaire. En matière de politique intérieure, le Kremlin a opté pour une approche ouvertement conservatrice, abandonnant l’imitation du libéralisme en vigueur auparavant.

Aux États-Unis, la question russe n'a pratiquement jamais été abordée pendant la campagne présidentielle de 2012, à l'exception d'une déclaration confuse du candidat républicain Mitt Romney, qui qualifia la Russie d'« adversaire géopolitique numéro un » des États-Unis. Cependant, à la fin de l'année, après avoir aboli l'« amendement Jackson-Vanik », le Congrès des États-Unis a adopté le très controversé Acte Magnitski, qui introduisait des sanctions contre les hauts fonctionnaires russes accusés de violations des droits de l'homme. En réaction, le parlement russe a promulgué une loi interdisant l'adoption d'orphelins russes mineurs par des citoyens américains. Dans ce contexte, l'opinion publique aux États-Unis se déchaîna contre la politique du Kremlin, tandis qu'en Russie l'anti- américanisme devenait l'un des piliers du patriotisme officiel.

Ces mesures prises par Moscou, ainsi que les répressions policières visant les opposants russes, la condamnation sévère prononcée à l'égard de plusieurs membres du groupe Pussy Riot auteurs d'une « prière punk » dans la principale cathédrale orthodoxe de Russie — la cathédrale du Christ-Sauveur —, ou encore les contrôles menés dans les bureaux moscovites des fondations allemandes présentes en Russie, ont provoqué dans les pays de l'Union européenne une salve de critiques visant la politique intérieure russe.

De leur côté, les autorités russes déclarèrent, pour la première fois depuis 1991, qu'elles ne partageaient pas entièrement les valeurs européennes contemporaines  — notamment dans le domaine des droits de l'homme — et qu'elles entendaient dorénavant suivre leur propre voie. 

Tout cela appelle les conclusions suivantes :

• pour la première fois depuis le démantèlement de l'URSS, la politique intérieure russe et sa perception par les opinions publiques d'Amérique et d'Europe ont « fait intrusion » dans la sphère des relations de la Russie avec les États-Unis et l'UE ;

• cette « intrusion » semble devoir s'inscrire dans la durée, et les relations bilatérales pourraient bien être durablement marquées par les questions intérieures ;

• le patriotisme russe officiel se fonde en partie sur l'anti-américanisme ;

• les dissensions entre la Russie et l'UE ne sont plus seulement de nature conjoncturelle ou politique : elles portent désormais sur les valeurs.

Le contexte international. La crise mondiale de 2008-2009 n’a pas seulement été la plus grave depuis la Grande dépression. Elle a aussi brutalement révélé au grand jour les fautes morales du capitalisme contemporain et les profonds défauts de la gouvernance des démocraties occidentales les plus développées. Depuis le début de la crise, la croissance américaine est très faible. Dans les pays de l’Union européenne, une récession durable s’est installée. La dette accumulée par de nombreux États a mis en danger non seulement l’unité de la zone euro, mais aussi l’existence même de la monnaie unique européenne. Dans plusieurs pays d’Europe, la crise a significativement amplifié les problèmes sociaux. L’explosion de la dette publique et du déficit budgétaire des États-Unis a nettement réduit leur marge de manœuvre sur la scène internationale.

Dans le même temps, le bilan de la politique étrangère de Washington depuis le début du XXIe siècle n’est guère impressionnant. L’Irak sombre dans le chaos après le retrait des troupes américaines ; la perspective prochaine d’un retrait similaire en Afghanistan fait miroiter le spectre de la guerre civile ; l’Iran poursuit son programme nucléaire malgré les sanctions occidentales et les opérations de sabotage israéliennes ; la Corée du Nord effectue des essais balistiques et nucléaires, et menace de déclencher la guerre. Enfin, le « printemps arabe », que la Maison Blanche a décidé de soutenir après quelques atermoiements, a de toute évidence ouvert la voie du pouvoir à des islamistes qui n’ont aucune intention de perpétuer la politique étrangère pro-américaine menée par les régimes les ayant précédés. Pendant ce temps, en Syrie, le régime de Bachar el-Assad, violemment hostile à Washington, tient encore, bien que l’Occident l’ait « enterré » à de nombreuses reprises. S’y ajoute la croissance, certes un peu moins rapide dernièrement, d’une Chine qui affirme ses intérêts nationaux avec toujours plus d’assurance. La région Asie-Pacifique est en train de devenir le théâtre principal non seulement du commerce international, mais aussi de la politique mondiale.

À Moscou, cette évolution a suscité plusieurs conclusions, qui peuvent être résumées ainsi : le monde multipolaire est en passe de devenir réalité ; l’époque de la domination occidentale touche à sa fin ; l’Occident a perdu son autorité morale et ne peut plus servir de modèle à la Russie ; la démocratie n’est pas synonyme de bonne gouvernance ; la politique étrangère des États-Unis est aussi coûteuse qu’inefficace ; Washington « s’est surmené » sur la scène internationale, sa stratégie est plus destructrice que constructive et manque souvent de réalisme. Il en découle que l’indépendance de la Russie en matière de politique étrangère doit reposer sur son indépendance morale et politique. « Prendre l’Occident pour repère » en matière de valeurs est obsolète. Moscou suivra dorénavant sa propre voie.

CONDITIONS ÉCONOMIQUES 

C’est dans ce contexte qu’est intervenu un changement de la conjoncture économique internationale. Le cours du pétrole, qui avait connu une baisse brutale à l’apogée de la crise mondiale, s’était stabilisé à un niveau relativement élevé : 110- 115 dollars le baril de Brent. Cependant, les prix n’ont plus augmenté par la suite ; et, aujourd’hui, la récession en Europe et le lent rétablissement de l’économie américaine, couplés au ralentissement de la croissance chinoise, laissent augurer d’une nouvelle baisse des cours. Or, le gouvernement russe ne pourra tenir ses engagements budgétaires qu’à la condition du maintien du prix actuel du baril. De plus, en se lançant dans l’exploitation industrielle du gaz de schiste, les États- Unis ont entamé une révolution énergétique qui a significativement modifié la conjoncture mondiale. Cette révolution rend possible l’accession des Américains à l’indépendance énergétique d’ici à 2030 — une perspective qui a déjà provoqué une redistribution globale des flux d’exportation du gaz, ainsi qu’une modification de la structure du commerce gazier. Conjuguée aux mesures adoptées par les pays de l’UE à la suite des « guerres du gaz » de 2006 et 2009, cette nouvelle donne a eu un effet double : l’Europe est devenue nettement moins dépendante à l’égard du gaz russe et plus résistante aux perturbations des approvisionnements.

Ce facteur, associé au développement continu de la production de gaz naturel liquéfié, a négativement affecté les positions de Gazprom sur le marché mondial. À son tour, l’Union européenne a décidé d’examiner les activités du monopole gazier russe sur les marchés de certains pays de l’UE. Objectif : changer les règles selon lesquelles Gazprom fait des affaires en Europe et, notamment, revoir le calcul des prix du gaz acheminé par pipelines depuis la Russie. Gazprom s’est alors retrouvé dans l’obligation de développer son vecteur asiatique. La compagnie russe a cherché à renforcer ses positions sur les marchés japonais et sud-coréen, et à accéder au marché chinois. L’adhésion de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en août 2012, a également constitué un changement de premier ordre pour l’économie russe. Après dix-neuf ans de discussions acharnées, les négociateurs de Moscou ont réussi à obtenir des concessions notables de la part de leurs partenaires ; mais malgré cela, l’entrée dans l’OMC a déjà eu des effets douloureux pour plusieurs secteurs de l’économie russe, à commencer par l’agriculture. Dans ce contexte, on a vu se développer en Russie une sorte d’allergie passagère à un éventuel approfondissement de l’intégration du pays dans l’économie internationale.

UNE POLITIQUE ÉTRANGÈRE « TOUS AZIMUTS » 

Les premiers contacts étrangers de Vladimir Poutine après son investiture présidentielle ont mis en évidence un renouvellement de la politique étrangère russe. Le jour même de son entrée en fonctions, Poutine a reçu les chefs d’État de la CEI, venus au grand complet assister à l’événement à Moscou, soulignant ainsi le rôle historique de la Russie comme centre de l’Eurasie post-soviétique. La première visite de Poutine à l’étranger a été, conformément à la tradition, effectuée à Minsk, la capitale de l’allié biélorusse. Ensuite, le président s’est rendu à Berlin et à Paris, les deux principaux partenaires de Moscou au sein de l’Union européenne. Le thème européen a été prolongé quelques jours plus tard à Saint- Pétersbourg, lors d’un sommet Russie-UE. Par la suite, le président a continué de recevoir les leaders des pays européens — de l’Italie au Luxembourg — sur son territoire.

Puis vint le tour de l’Asie. Poutine s’est envolé pour Tachkent, où il a essayé — apparemment sans succès — de convaincre son homologue Islam Karimov de se joindre à ses projets d’intégration régionale. Peu après, l’Ouzbékistan a annoncé son départ de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). L’étape suivante de la diplomatie poutinienne fut Pékin, où le président a eu plusieurs rencontres bilatérales avec les dirigeants chinois et a participé à un sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OSC). Au cours des mois suivants, Poutine s’est rendu au Kazakhstan, au Kirghizistan et au Tadjikistan ; en Israël et dans les territoires palestiniens ; en Turquie et en Inde ; et a annulé au dernier moment un déplacement prévu au Pakistan. Et l’événement principal de l’année a été le sommet de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique (APEC) tenu à Vladivostok, où le président russe a accueilli les leaders d’une vingtaine de pays.

Au vu de cette activité diplomatique intense, l’absence de Vladimir Poutine à certaines réunions multilatérales n’a été que plus remarquée. Il apparaissait clairement dès le départ que la Russie ne prendrait pas part au sommet de l’OTAN à Chicago, aucun accord n’ayant été trouvé sur la défense antimissile. Mais le refus de Poutine de participer au sommet du G8, transféré à Camp David suite à la décision russe de « sécher » la réunion de Chicago de l’Alliance atlantique, a surpris. Officiellement, il avait dû rester à Moscou pour travailler sur la composition du nouveau gouvernement ; officieusement, son absence était une réplique à celle du président Obama au sommet de l’APEC. Cette démarche de Moscou, sans précédent depuis que la Russie est invitée à participer à ces sommets, a démontré que le G8, où la Russie n’a jamais réussi à être considérée comme étant à sa place, ne constitue pas pour Poutine une priorité absolue. La seule rencontre qui l’intéressait vraiment — avec le président des États-Unis — eut finalement lieu un mois plus tard, en marge d’un autre sommet, celui du G20 tenu au Mexique.

Ainsi, la géographie des déplacements et rencontres de Poutine témoigne des priorités de la politique étrangère russe : tout d’abord, l’intégration dans le cadre de la CEI ; deuxièmement, le renforcement des relations avec l’Asie ; troisièmement, une contraction des liens avec l’Union européenne, réduits à l’unique versant économique, et un intérêt moindre porté à la coopération avec l’OTAN et les autres institutions occidentales ; quatrièmement, le maintien des distances avec les États-Unis. Ces conclusions sont confirmées à la fois par l’analyse du dernier Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie, entériné par le président en février 2013, et par l’examen de la politique conduite dans chacune de ces directions.

L’Union eurasienne. L’article publié par Vladimir Poutine sur l’Union eurasienne en octobre 2011, à la veille des élections législatives, a été le premier manifeste de politique étrangère du nouveau cycle de la politique russe. Bien sûr, cette publication répondait également à des objectifs internes : de nombreux électeurs apprécient l’idée du rétablissement, dans une forme ou une autre, de l’unité de l’espace post- soviétique. Mais on aurait tort de réduire ce texte à une simple opération de propagande. Dès 2009, Poutine avait décidé d’imposer la création d’une Union douanière (UD) avec la Biélorussie et le Kazakhstan — et ce en dépit du fait que cette décision semblait alors susceptible de compliquer sérieusement l’adhésion de la Russie à l’OMC. De toute évidence, Poutine a tiré une grande leçon de la crise économique mondiale : l’intégration régionale est plus fiable que la mondialisation. Une ligne dont il n’a pas dévié depuis : l’Espace économique commun (EEC) de ces trois pays est officiellement en vigueur depuis 2012, et une Union économique eurasienne complète est censée voir le jour en 2015.

Quand on aborde la question de l’intégration économique des États post- soviétiques, il est impératif de garder plusieurs éléments à l’esprit. Premièrement, une intégration profonde n’est possible qu’à la condition que tous les États concernés y participent de leur plein gré et qu’elle se limite presque exclusivement à la sphère économique. L’intégration politique de la Russie et des nouveaux États indépendants au-delà de la coordination de leurs caps politiques respectifs n’est pas envisageable. Deuxièmement, un élargissement de l’espace d’intégration au- delà des frontières de la « troïka » formée actuellement par l’UD et l’EEC est soit tout bonnement impossible, soit synonyme de pertes sérieuses. Poutine, à la suite de Mikhaïl Gorbatchev et de Zbigniew Brzezinski, est persuadé que sans l’Ukraine, le centre de force russe ne pourra pas atteindre sa masse critique. Mais l’élite ukrainienne, de son côté, semble avoir conscience du fait qu’une intégration étroite avec la Russie signifierait, de facto, un pas en direction de l’assimilation et donc de la fin du « projet ukrainien ». Si un gouvernement de ce pays, se retrouvant dans une situation désespérée, venait un jour à accepter un rapprochement significatif avec Moscou, la partition de l’Ukraine deviendrait inéluctable.

L'intégration de l'Ouzbékistan ne paraît guère plus réaliste. En vingt ans, Tachkent a élaboré sa propre perception de son rôle et de sa place dans la région. Ni le président Karimov ni aucun de ses successeurs potentiels n'acceptera de faire du pays une simple composante d'un centre de force russo-eurasien. Mais la situation est très différente pour ce qui concerne les petits pays d'Asie centrale, à savoir le Kirghizistan et le Tadjikistan. Bien sûr, ni Bichkek ni Douchanbé ne peuvent prétendre exercer un leadership régional ; mais les deux capitales souhaitent garder les mains libres. Dans le même temps, il faut tenir compte du fait qu'une inclusion prématurée dans le champ de l’intégration du Kirghizistan et du Tadjikistan nécessiterait, quant à elle, d’importants subsides de la part de Moscou et abaisserait sensiblement le niveau général et la qualité du projet d’intégration dans son ensemble.

L’Asie. À ce jour, le basculement de la Russie vers l’Asie et l’océan Pacifique reste à l’état d’annonce. L’organisation du sommet de l’APEC à Vladivostok en septembre 2012 pourrait d’ailleurs marquer non le début de ce phénomène, mais sa fin. Pour que les conditions d’un tel basculement soient réunies, il faudrait que la Russie redéfinisse sa position géopolitique afin de se percevoir comme une puissance euro-pacifique, et qu’elle élabore une stratégie correspondant à cette nouvelle position. Une telle stratégie devrait répondre à deux objectifs fondamentaux : la « double intégration » — celle de l’Est russe dans l’espace russe général, et celle de la Russie, via ses régions de l’est, dans la région Asie-Pacifique (AP). Aujourd’hui, la principale menace qui pèse sur la sécurité du pays est due au fait que la partie de la Russie le plus en difficulté sur le plan économique est limitrophe de la région la plus dynamique de la planète. Pour résoudre ce problème, il convient d'élaborer et de mettre en œuvre un modèle efficace de développement de la Russie Pacifique. De la réponse à ce défi dépendra la capacité de la Russie à retirer des bénéfices de sa proximité immédiate avec des économies asiatiques en plein essor.

D’autres menaces naissent de l’aggravation des tensions entre les principaux États de la région AP : avant tout entre la Chine et les États-Unis, mais aussi entre la Chine et ses voisins — Japon, Vietnam, Inde. Dans ces conditions, Moscou devra manœuvrer finement : il lui incombe de défendre ses intérêts tout en évitant de se retrouver entraînée dans des disputes et conflits ne la concernant pas. En tout état de cause, tout cela est encore à venir.

Aujourd'hui, Moscou manœuvre en Asie à un niveau tactique et, dans le meilleur des cas, à un niveau opérationnel. À l'inverse, il est hautement symbolique que le premier déplacement officiel de Xi Jinping en tant que nouveau dirigeant suprême de la République populaire de Chine a eu lieu en Russie — un pays qui représente pour la RPC à la fois une profondeur stratégique et une réserve de matières premières. Jusqu'à présent, aucune stratégie comparable n'a été élaborée par la Russie en retour.

L’« ÉCONOMISATION » DES RELATIONS AVEC L’UE 

L’Union européenne demeure le premier partenaire commercial de la Fédération de Russie. Les échanges bilatéraux s’élèvent à plus de 400 milliards de dollars, soit cinq fois plus qu’entre la Russie et la Chine. L’UE représente près de 50 % du commerce extérieur de la Russie, alors que ce ratio n’est que de 7 % pour les partenaires de Moscou au sein de l’Union douanière. Jusqu’à récemment, on pouvait caresser l’espoir que l’adhésion de la Russie à l’OMC allait donner une nouvelle impulsion aux relations commerciales et économiques Russie-UE. Mais ces espoirs sont restés vains. La Russie doit « digérer » les conséquences de son entrée dans l’OMC, tandis que l’Europe se préoccupe avant tout de sa profonde crise intérieure. Résultat : les interactions des deux partenaires se limitent, dernièrement, à des discussions sur un certain nombre de problèmes pratiques, voire techniques – visas, désaccords commerciaux, etc. Nous avons déjà évoqué la perception toujours plus critique quant à la politique intérieure russe qui se fait jour dans les pays de l’UE. Du côté russe, la perception de la politique de l’UE et, avant tout, de l’Allemagne, a été négativement affectée par le règlement en mars 2013 de la question de l’endettement de Chypre — suite à quoi des gros déposants russes dans les banques chypriotes ont perdu de fortes sommes d’argent. Cette mesure a été publiquement critiquée par le président Poutine et le premier ministre Medvedev ; et de nombreux médias y ont vu un geste dirigé contre la Russie.

Dans les questions internationales, la Fédération de Russie a soutenu l’intervention militaire de la France au Mali, mais a affiché de profondes dissensions avec Paris, Londres et même Berlin sur la Syrie. Le contraste est saisissant entre la position de Moscou sur la Syrie et son approche du dossier libyen en 2011. L’explication ne réside pas dans le changement de président au Kremlin, mais dans la façon dont l’OTAN a mené l’opération en Libye. Moscou a été outrée par le fait qu’une opération autorisée par le Conseil de sécurité de l’ONU pour assurer la protection des civils contre la répression conduite par les troupes gouvernementales a abouti à un changement de régime en Libye et à l’élimination du chef de l’État. C’est à la suite de la leçon libyenne que la Russie a durci ses positions au Conseil de sécurité.

La position russe à l’ONU est définie avant tout en fonction de l’autorisation et du contrôle de l’usage de la force dans les relations internationales, ainsi que de l’évaluation de la situation en Syrie et, séparément, de la nature et de la puissance des forces en lutte contre le régime de Bachar el-Assad ; les intérêts concrets de la Russie en Syrie ne viennent qu’ensuite. Moscou ne milite pas tant pour le maintien de Bachar el-Assad au pouvoir que pour la prévention d’une intervention militaire étrangère en Syrie. Le Kremlin est également très hostile à une possible arrivée au pouvoir en Syrie des islamistes radicaux. Ces deux préoccupations répondent à certains principes mais, aussi, à des considérations pratiques : après Assad, ce sont d’autres dirigeants autoritaires, y compris certains alliés proches de la Russie, qui pourraient se retrouver sur la sellette. Malgré tout cela, Moscou se dit prête à coopérer avec l’Occident sur le dossier syrien, à condition que les États-Unis et leurs alliés consentent à se conformer strictement à la Charte de l’ONU et renoncent à provoquer un changement de régime à Damas par la force. Le problème, c’est qu’au printemps 2013n le potentiel d’un règlement politico- diplomatique du problème syrien semble quasiment épuisé.

PRISE DE DISTANCE AVEC LES ÉTATS–UNIS AU NOM DE LA SOUVERAINETÉ 

Au cours de la première année après son retour au Kremlin, le président Poutine s’est principalement consacré à consolider la souveraineté de la Fédération de Russie par rapport aux États-Unis. La véritable réponse à l’Acte Magnitski fut non la loi sur l’adoption mais le décret interdisant aux fonctionnaires russes de détenir de l’argent à l’étranger. Cette décision permettait de faire d’une pierre deux coups : les représentants du pouvoir russe devenaient moins vulnérables vis-à-vis des États étrangers, et le renforcement de la discipline interne de l’élite augmentait la dépendance de l’élite politique envers le Kremlin.

En plus de la « souverainisation » — qui répondait bien plus à des impératifs de politique intérieure russe qu’à l’évolution des relations avec les États-Unis —, Vladimir Poutine a ordonné une pause dans les rapports avec Washington. Pour autant que l’on puisse en juger, dans ses liens avec l’Occident et, en particulier, avec les États-Unis, le président russe s’appuie moins sur les gouvernements (et encore moins sur les opinions publiques, façonnées par les médias) que sur les grandes entreprises occidentales, qu’il s’efforce d’attirer en Russie. C’est la communauté des affaires qui, espère M. Poutine, permettra à la Russie d’effectuer un bond qualitatif dans ses rapports avec les États- Unis. D’après lui, les intérêts du business américain permettront à la Russie d’obtenir ce que la signature de divers accords sur la réduction des armements avec Washington n’a pu lui assurer : faire en sorte que les partenaires de la Russie respectent les intérêts de celle-ci et renoncent à s’ingérer dans ses affaires intérieures.

C’est pourquoi Poutine a donné instruction au gouvernement de faire remonter à brève échéance (d’ici à 2020) le classement de la Russie dans l’index Doing Business publié par la Banque mondiale, le pays devant progresser de pas moins de cent rangs sur cette période, passant de la 120ème place à la 20ème. Atteindre un tel but en l’absence de facto d’un État de droit paraît impossible, mais le président semble estimer que cet objectif peut être rempli grâce à une approche purement technique. À l’issue de la première année du nouveau mandat du président Poutine, on peut mettre à son actif la signature d’une série d’accords entre Rosneft et les géants énergétiques occidentaux ExxonMobil et BP. Dans le classement de la Banque mondiale, la Russie est passée à la 112ème place.

Dans le domaine militaire et politique, Moscou ne cherche pas à prendre l’initiative : dans la partie d’échecs qu’il livre aux Américains, le Kremlin préfère depuis longtemps jouer avec les noirs. En dépit de la campagne anti-américaine en cours dans les médias, les accords passés avec les États-Unis et l’OTAN concernant le transit de cargaisons « afghanes » restent en vigueur ; et Moscou a réagi de façon mesurée à l’abandon, annoncé en mars 2013, de la quatrième phase du bouclier antimissile américano-otanien en Europe. Le Kremlin prépare les prochaines rencontres de Poutine et Obama, qui auront lieu en juin au sommet du G8 tenu en Irlande du Nord, puis en septembre au G20 de Saint-Pétersbourg. Le « redémarrage » de 2009 était une idée de la partie américaine ; la Russie estime qu’il appartient également à la Maison-Blanche de procéder une fois de plus au redémarrage des relations bilatérales après la longue pause de 2012.

LE RÉARMEMENT DE L’ARMÉE ET DE LA FLOTTE 

« Les coups pleuvent sur les faibles » : Vladimir Poutine citait déjà cette maxime il y a quelques années. La réforme militaire a démarré en 2008. Un réarmement massif de l’armée, à hauteur de 20 000 milliards de roubles (soit environ 500 milliards d’euros) sur dix ans, a été annoncé en 2011. Dans le même temps, la décision a été prise de réformer l’industrie militaire et d’en faire la locomotive d’une nouvelle phase d’industrialisation du pays. Cette tâche a été confiée à l’ambitieux et énergique Dmitri Rogozine, promu au rang de vice-Premier ministre. En 2010-2011, l’échec des négociations avec les États-Unis et l’OTAN sur une coopération dans le domaine de la défense antimissile européenne a incité le Kremlin à développer un programme de fabrication de défense antimissile russe dirigée contre les États-Unis et l’OTAN, et à accroître ses efforts en matière de renforcement de son potentiel de dissuasion nucléaire. Même si la doctrine militaire actuelle, adoptée en 2010, considère qu’une guerre de grande échelle contre la Russie est peu probable, les États-Unis et l’Alliance atlantique sont perçus comme des adversaires potentiels aux niveaux régional et local.

Le changement du ministre de la défense (imposé par les accusations de corruption le visant), à l’automne 2012, a apporté quelques inflexions à la réforme militaire mais n’a pas eu d’effet sur ses priorités. Anatoli Serdioukov a été remplacé par Sergueï Choïgou, connu pour son efficacité managériale. Fin 2012, la flotte militaire russe a effectué pour la première fois en vingt ans des exercices en mer Méditerranée, et à l’automne 2013, Poutine a, pour la première fois, brusquement mis la flotte de la mer Noire en état d’alerte.

Occupée à renforcer sa puissance militaire, Moscou se montre bien plus réservée qu’il y a encore peu de temps à l’égard du contrôle des armements. Les réductions supplémentaires des armes stratégiques offensives sont liées à d’éventuelles limitations imposées à la défense antimissile américaine ; le contrôle des armements nucléaires non stratégiques est conditionné, notamment, au règlement du problème des missiles de croisières ; quant au rétablissement du contrôle des armements conventionnels, cette possibilité est perçue en Russie d’une façon radicalement différente de celle définie dans le Traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), y compris dans sa version adaptée. Pour Moscou, un monde sans armes nucléaires est une illusion dangereuse et la progression vers un tel idéal constitue une affaire risquée.

CONTINUITÉ ET INNOVATIONS 

En dépit du changement de président, le groupe de personnalités participant à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique étrangère russe n’a que très peu évolué depuis un an. Pourtant, le consensus de politique étrangère — autrement dit, l’adhésion de la majorité de la population à la politique conduite par les autorités – ne cesse de s’affaiblir. Ce phénomène s’explique par deux facteurs principaux : d’une part, les corporations, compagnies, clans et autres groupements publics et privés définissent leurs propres intérêts de politique étrangère ; de l’autre, on assiste à un morcellement politico-idéologique de la société, dont divers groupes défendent des orientations de politique étrangère différentes. Ce processus n’est pas directement lié au « grand roque » qui s’est produit au Kremlin, et est amené à se poursuivre au fur et à mesure de l’éveil de la société. Bien sûr, à court et à moyen termes, les principales décisions de politique étrangère seront prises avant tout par Vladimir Poutine et mises en œuvre par l’appareil bureaucratique existant ; mais par la suite, des idéologies et des intérêts divergents s’affronteront pour déterminer le cap que le pays suivra en matière de politique extérieure.

Il est trop tôt pour tirer des conclusions sur la politique extérieure du troisième mandat du président Poutine. Les mesures décisives n’ont pas encore été prises, les discours « historiques » n’ont pas encore été écrits. La conjoncture dans laquelle évolue la Russie change rapidement, et pas toujours de façon prévisible. Il est cependant d’ores et déjà possible de constater que les tendances qui se dessinent aujourd’hui — « rééquilibrage » géopolitique en faveur de l’Eurasie et de la région Asie-Pacifique, « souverainisation » symbolique de la Russie et éloignement croissant vis-à-vis des États-Unis et de l’UE, érosion du consensus géopolitique – vont s’approfondir. La quatrième phase de la politique étrangère poutinienne va très probablement différer sensiblement des trois précédentes.
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