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Note №4, « Etat et enjeux de l’islam « de » Russie »

Xavier Le Torrivellec
1 octobre 2013
Introduction

Malgré les avancées diplomatiques récentes, la position russe sur la Syrie reste largement incomprise en Occident. Lorsqu’il n’est pas expliqué par des préoccupations mercantiles liées aux ventes d’armes, le soutien à Bachar el-Assad est relégué au rang de vieillerie anti-occidentale, héritage de la guerre froide. Or l’actualité internationale commande de rompre avec un aveuglement qui semble parfois volontaire. Géographique, le point de vue russe doit être entendu : pour défendre ses intérêts nationaux, la Russie cherche à contenir la poussée vers le Nord des pétromonarchies wahhabites du Golfe. Elle estime que l’axe Damas-Téhéran la protège des courants radicaux qui se diffusent à partir de la plate-forme caucasienne. Car le danger est existentiel pour un pays à cheval entre l’Europe et l’Asie dans lequel, comme le dit l’expression populaire, un Tatar se cache derrière chaque Russe. Le fondamentalisme musulman remet en cause les conditions qui ont assuré, des siècles durant, la coexistence pacifique entre chrétiens et musulmans. Pour mieux comprendre les enjeux géopolitiques actuels, nous allons, à partir de sources récentes et d’observations personnelles, tirer quelques fils sur la situation de l’islam aujourd’hui en Russie. L’ambition de notre article est de fournir une analyse informée sur une réalité souvent négligée (1), sans verser dans une érudition hors de propos.

Pour saisir la spécificité de l’islam en Russie, commençons par poser quelques jalons comparatifs. À la différence des pays d’Europe de l’Ouest, la société russe reste profondément religieuse. La prégnance du religieux, comme rapport à un invisible ordonnateur, se manifeste au quotidien, à travers la croyance massive dans les prévisions des horoscopes, le renvoi fréquent au « destin » (sudba) pour expliquer un événement personnel, ou encore le respect de nombreux rites païens (par exemple l’interdiction de se saluer sur le pas de la porte d’entrée). Même si les religions sont peu pratiquées, le sacré empreigne encore fortement le tissu social. La religion est en Russie le premier critère de distinction nationale : les Russes sont réputés orthodoxes et les Tatars musulmans. La force du religieux surprend aussi par la radicalité de ses modes d’expression : la conversion de villages entiers à l’islam ou l’hostilité populaire à la profanation commise par les Pussy Riot. En matière d’explication, on peut retenir l’hypothèse d’une sécularisation inachevée: la modernisation soviétique a sécularisé la société russe, mais la croyance dans la religion séculière du communisme a préservé ce fond religieux que l’on repère aujourd’hui.

L’autre différence tient à une simple préposition : on peut parler d’un islam « de » Russie et pas seulement d’un islam « en » Russie à propos d’une religion présente depuis plus d’un millénaire sur le sol russe. Nous n’avons pas affaire à un islam importé, qui serait perçu comme étranger, inassimilable, politisé et menaçant. À ce titre, le cas russe illustre la difficulté à parler d’un islam « de » France. La Russie est un pays musulman et les musulmans de Russie sont des habitants de souche: l’islam, reconnu comme « religion traditionnelle » y occupe la deuxième place après le christianisme orthodoxe (avec près de 20 millions de musulmans contre 13 millions pour l’ensemble des pays de l’UE). Précisons que nous définissons les musulmans par leur origine culturelle et non par leur foi (2). La Russie participe au concert des États islamiques : membre de l’Organisation de la Conférence islamique depuis 2005, elle vient de signer une union douanière avec le Kazakhstan. Pour le gouvernement russe, la participation de combattants islamistes venus du Caucase et de la région Volga-Oural aux côtés des forces d’opposition en Syrie est un dossier prioritaire. L’arrivée en Russie de migrants musulmans originaires du Caucase et d’Asie centrale provoque des tensions que renforcent la lutte internationale contre le terrorisme et l’extension probable de l’instabilité en Asie centrale après le départ des troupes américaines d’Afghanistan. On le voit, les menaces auxquelles la Russie doit faire face sur son immense « front » méridional sont sérieuses.

L’islam de Russie est issu du croisement de contenus hérités et d’emprunts parfois fantaisistes à la mondialisation, le tout coexistant sans encombre dans le cadre d’un pays multiconfessionnel. On assiste à des recompositions de la forme religieuse et les références à l’islam sont multiples : la « foi des ancêtres » devient l’attribut d’un retour aux « racines populaires » ; l’islam est l’argument phare des discours identitaires pour les peuples du Caucase et de la Volga ; recours pour des individus désorientés, l’islam est aussi un outil de mobilisation pour les autorités régionales. Autour de l’enchevêtrement de logiques communautaires et individualistes, on peut repérer trois grandes orientations : la préférence pour la stabilité des traditions islamiques locales, la mode d’un islam européanisé conforme aux exigences de la laïcité et, enfin, le choix d’un islam « purifié » et « internationalisé ». Dans la réalité, les aspirations et les pratiques islamiques mélangent ces différents positionnements. La compréhension des acteurs est donc essentielle pour saisir, à partir d’une bonne connaissance du terrain, la situation de l’islam de Russie. Nous verrons que les risques de radicalisation tiennent plus aux tendances individualistes à l’œuvre, mais qu’ils sont limités par le maintien d’un fonds religieux dans lequel l’islam perdure comme facteur d’ordre malgré les manipulations dont il continue d’être l’objet. Autour de ce fil rouge, nous présenterons, après une excursion historique, un état des lieux de l’islam de Russie avant d’évoquer la situation dans les deux grandes régions de peuplement islamique.

L’histoire d’un islam « intégré »

L’histoire de l’islam sur le territoire de l’actuelle Russie débute il y a presque 1300 ans. Au milieu du VIIe siècle, l’expansion islamique du califat arabe atteint la Transcaucasie : la ville de Derbent au Daghestan est conquise en 642. Avant la christianisation de la Rus’ à la fin du Xe siècle, les Bulgares de la Volga embrassent l’islam en 922. Les deux États succombent à l’invasion mongole, mais en 1252, Berké, petit-fils de Gengis Khan, est le premier souverain mongol à se convertir à l’islam. Après la prise de Kazan en 1552, des peuples musulmans sont intégrés à la Russie et leur nombre augmente régulièrement : ils représentent 4% de la population au début du XVIIe siècle et 11% à la fin du XIXe siècle (l’URSS de Gorbatchev compte 19% de musulmans et la Russie actuelle environ 8%). L’absence de clergé dans l’islam complique les relations qui restent distantes avec l’administration tsariste. Tout change au début du XVIIIe siècle lorsque Pierre le Grand tente, sur le modèle européen, d’assimiler ses populations allogènes. Les campagnes de christianisation et la destruction des mosquées provoquent de grands mouvements de révolte. Catherine II revient à une politique de tolérance et, prenant en compte la réalité multiconfessionnelle de son Empire, instaure en 1788 une Assemblée spirituelle des musulmans (DUM) de Russie, autorité administrative chargée de nommer les mollahs et de veiller au respect de la législation russe. Premier cas d’institution représentative de ce type, la DUM permet aux musulmans de Russie d’exister politiquement.

Au XIXe siècle, les élites tatares revitalisent l’islam à travers le mouvement moderniste des djadids (le djadidisme). Financées par une bourgeoisie naissante, les madrasas (écoles coraniques) réformées se multiplient (dont les prestigieuses Mukhammadia de Kazan et Khusainia d’Orenbourg) où le russe, l’histoire et l’arithmétique sont enseignés. Pendant ce temps, la Russie mène une guerre longue et cruelle pour conquérir le Nord-Caucase (1817-1864). L’empire ottoman, aidé par l’Angleterre, accorde un appui militaire aux imams nord-caucasiens, notamment à Chamil (1834-1859), héros d’une résistance dont les confréries soufies sont le fer de lance. Le système d’allégeance des mourides à leur cheikh (maître spirituel) permet de constituer des groupes combatifs et disciplinés. Les solidarités soufies, liées aux appartenances claniques, restent prépondérantes au Nord-Caucase. Au début du XXe siècle, un mouvement d’émancipation politique émerge parmi les musulmans de Russie (apparition d’une presse musulmane et création d’un parti, l’Ittifaq al-muslimin - Union des musulmans). À la veille des révolutions de 1917, la Russie est un empire dynastique tiraillé par les revendications d’autonomie de ses nombreux peuples musulmans.

L’instauration du régime soviétique porte un coup dur aux religions, ennemies d’un régime athéiste porteur d’un projet démiurge : établir le règne d’une idéologie totale, d’une nouvelle « religion antireligieuse » (3). La chaîne de transmission des savoirs est rompue par la violence : fermeture des madrasas dès 1919, neutralisation des confréries soufies et répression contre les lignées de mollahs. La Grande Guerre patriotique offre un répit : Staline rencontre les hauts responsables religieux et, en 1944, les DUM sont restaurées (à Tachkent pour les musulmans d’Asie Centrale, à Bakou pour le Sud-Caucase, à Makhatchkala pour le Nord-Caucase et à Oufa pour la partie européenne de l’URSS). Les campagnes antireligieuses de Khrouchtchev n’éliminent pas la religion, qui se maintient dans les pratiques rituelles malgré l’instauration de cérémonies officielles soviétiques (naissance, mariage, décès). Les religions sont pratiquées de manière confidentielle mais souvent avec l’accord tacite des communistes locaux. La priorité est au compromis : il faut éviter une pratique trop visible de la religion. Mais comme en Europe à la même époque, l’urbanisation accélère le processus de sécularisation. Les traditions s’estompent et le processus de modernisation modifie le rapport de chaque individu à sa foi : elle ne disparaît pas mais se transforme profondément. On assiste dans les années 1960 à une politisation de l’islam en URSS. Un schisme apparaît entre traditionalistes et rénovateurs, entre les théologiens des DUM, qui jouent la carte du pouvoir, et de « jeunes mollahs » contestataires. Les premiers courants fondamentalistes surgissent dans les années 1970 qui participent d’une globalisation du religieux.

La disparition du cadre soviétique s’accompagne d’une pluralisation des acteurs religieux. L’accès à la souveraineté des républiques nationales de Russie enclenche un mouvement d’éclatement des directions spirituelles : des DUM régionales voient le jour, dirigées par des muftis locaux. À la tête de la Direction spirituelle centrale des musulmans de Russie (TsDUM : Tsentralnoe Dukhovnoe Upravlenie Musulman), le mufti Talgat Tadjouddine, installé à Oufa, essaie de maintenir sa domination face au Conseil des muftis de Russie, créé en 1996 par Ravil Gaïnoutdine, mufti de la Grande mosquée de Moscou, et auquel se rattachent la plupart des DUM régionales. La TsDUM supervise 1050 communautés, contre 750 pour le Conseil des muftis de Russie. Le problème du leadership est récurrent entre Tadjouddine, qui porte le titre de « grand mufti de Russie » et Ravil Gaïnoutdine. Le Centre de coordination des musulmans du Nord-Caucase, créé en 1999 pour contrecarrer les tentatives de Tadjouddine et de Gaïnoutdine de les rallier sous leur bannière, compte le plus grand nombre de communautés sous sa juridiction (2200).

Par ailleurs, l’ouverture du marché du sacré met en concurrence les « cultes établis » avec les religions prosélytes (courants salafistes, églises évangéliques, etc.). Les signes les plus évidents de ce qui fut décrit comme un « retour » à la religion (certains analystes parlent de « dé-sécularisation ») furent l’arrivée de capitaux étrangers pour la construction de mosquées (de 300 en 1991 à près de 10000 aujourd’hui), la reprise des pèlerinages à la Mecque et la formation d’étudiants dans les madrasas saoudiennes, égyptiennes, pakistanaises ou turques. En termes d’influence étrangère, si l’Iran est en retrait, ce n’est pas le cas de la Turquie : le groupe de presse Zaman et l’organisation des Nourdjous s’empressent auprès de leurs « cousins » turcophones de Russie. Pour faire face à la soudaine demande en savants musulmans, les fondations des pays du Golfe envoient des imams dans les nouvelles mosquées de Russie. Beaucoup cherchent à éliminer les pratiques locales et prêchent l’islam puritain des salafistes (qui prônent une lecture littérale des textes sacrés et un retour à une religion des premiers temps idéalisée). Bien que leurs pratiques paraissent strictes aux yeux des musulmans de Russie, elles deviennent populaires auprès de ces jeunes gens qui ne font plus confiance à des imams locaux peu férus de théologie et compromis avec les forces de sécurité. Se sentant menacés, les leaders officiels obtiennent l’expulsion de la plupart des imams étrangers à la fin des années 1990. Mais dans un contexte de conflit armé, le radicalisme salafiste continue à faire des émules au Nord-Caucase. Les autorités et les officiels musulmans en viennent alors à considérer tout tenant du salafisme comme un « wahhabite » adepte de la violence. Le terme « wahhabite » devient péjoratif, qui sert à désigner tout courant « puriste » de l’islam et à dénigrer ses défenseurs.

État des lieux d’un islam « multiforme »

Le fait majeur pour comprendre la situation de l’islam de Russie est l’absence complète d’unité au sein de la communauté. De nombreuses lignes de démarcation traversent l’islam sunnite, très majoritaire en Russie (98%, seuls les Azerbaïdjanais pratiquent le chiisme) et dans lequel il n’existe aucune institution officielle du clergé. N’importe quel croyant peut devenir imam, s’il prouve sa foi et une connaissance minimale des textes sacrés. Cela débouche sur des conflits personnels et des phénomènes d’imposture, par exemple d’imams s’autoproclamant muftis. En outre, l’islam russe est traditionnellement divisé en deux écoles juridiques, hanafite et shaféite. Les shaféites vivent surtout en Tchétchénie, en Ingouchie et au Daghestan. Les musulmans du Caucase du Nord-Ouest et de la Volga-Oural relèvent de l’école hanafite. Un autre facteur de divisions est le critère ethnique : les DUM des républiques nationales sont le plus souvent aux mains de représentants de l’ethnie titulaire. Au Daghestan, la répartition des fonctions religieuses tient à la capacité d’accès au pouvoir des différentes ethnies (4). Ce caractère multiforme de l’islam pose problème aux instances étatiques, qui tentent de contrôler la situation en s’appuyant sur les DUM et en combattant les courants considérés comme non officiels.

En août 1999, l’attaque de Chamil Bassaev déclenche la seconde campagne de Tchétchénie et incite les autorités fédérales à s’intéresser de plus près aux mouvements islamiques radicaux. Auprès de l’administration des districts fédéraux, créés par Vladimir Poutine en 2000, une activité de veille est assurée au sein d’un comité aux affaires religieuses. Lorsqu’une expertise est requise par les organes de sécurité ou dans le cadre d’une enquête judiciaire, des spécialistes en études islamiques sont mobilisés. Proches des DUM par leur activité professionnelle, ces experts rendent des avis souvent favorables aux courants officiels. Les courants déviants sont définis en fonction de critères inaptes à rendre compte de la diversité des retraitements doctrinaires contemporains. Les actions de police qui découlent de ces expertises empêchent l’apparition de concurrents à l’islam « officiel ». Ces dernières années, les condamnations se sont multipliées pour «activités extrémistes» (selon l’article 280 du Code pénal) à l’encontre des courants néo-confrériques et salafistes. La question demeure de la réalité de la menace représentée par ces groupes religieux. Certains « démocrates » et intellectuels musulmans prennent la défense des musulmans accusés d’extrémisme. Leur figure emblématique est Gaïdar Djemal, président du Comité islamique de Russie, qui considère que les salafistes sont des musulmans comme les autres : lors de manifestations antigouvernementales à Kazan, des défenseurs des droits de l’homme ont défilé aux côtés d’indépendantistes tatars et de membres du Hizb ut-Tahrir, un groupe islamiste interdit en Russie depuis 2003. Mais si la politique répressive a réduit leur visibilité, des courants « hétérodoxes » se maintiennent dans les zones d’ombre non couvertes par les travaux des experts.

Sociologie de l’islam de Russie

En termes sociologiques, on repère trois orientations majeures parmi les musulmans de Russie. Les « traditionalistes » se réfèrent à l’islam tel qu’il a survécu à 70 ans d’athéisme : un islam populaire, transmis dans les langues vernaculaires locales et loyal aux autorités. Sa proximité est forte avec la TsDUM, plus « traditionnelle » car héritière de la DUM de Catherine II. Au Nord-Caucase, la ligne traditionnelle est représentée par l’islam des confréries soufies. Même s’il est en perte de vitesse du fait de la décroissance démographique des populations rurales, l’islam « des aïeux » s’inscrit dans une continuité avec l’époque soviétique. Les adeptes de la « tradition » sont plutôt des personnes âgées : appelés aussi « musulmans ethniques », ils pratiquent moins que les jeunes, plus à la maison qu’à la mosquée, et se souviennent qu’ils sont musulmans lors de funérailles, de mariages ou des fêtes musulmanes. Le lien au peuple est essentiel : toute conversion est vécue comme une trahison et le recoupement entre identités nationale et religieuse est vécu comme une évidence. Cet islam des aînés est ironiquement qualifié par les jeunes, d’islam « funéraire ». Il se conjugue avec le respect des traditions locales. La tradition caucasienne veut par exemple que l’on salue d’abord l’homme le plus âgé. Or selon la charia, le respect dû à l’âge n’existe pas. Il en va de même de la culture de la danse, très présente au Caucase mais condamnée par les « puristes ».

Souvent issus des milieux traditionalistes, les « modernistes » privilégient le modèle laïc et affirment la compatibilité de l’islam avec les valeurs libérales. Les partisans de ce courant de pensée, souvent proches des chercheurs occidentaux et plutôt urbains, proposent une lecture critique des évolutions en cours en Russie. On trouve parmi eux ces intellectuels tatars promoteurs du néo-djadidisme qui posent le « modèle tatar » en référent au reste du monde musulman. Selon eux, les Tatars auraient un rôle historique à jouer comme porteurs d’un islam civilisé et européanisé : ils pourraient exporter leur « euro-islam » vers les peuples musulmans encore ignorants de la modernité des droits de l’homme. Le lien à la religion est fort mais intellectualisé : l’identité nationale est affirmée mais elle n’est plus rattachée à la vie communautaire dans un village.

Le dernier courant est celui, encore plus « identitaire » et en cela plus contemporain, du « radicalisme ». Qu’il s’agisse des courants déobandi (des talibans d’Afghanistan) ou salafiste, beaucoup plus répandu, leur point commun est la volonté de se distinguer des autres musulmans. Les jeunes sont nombreux à être attirés par cette perspective. Plus internationaliste que la TsDUM, le Conseil des muftis collabore avec les salafistes et se fait régulièrement accuser de « wahhabisme ». Refusant la situation existante, les salafistes choisissent ce courant pour son potentiel critique. Trouver du sens et se départir d’un sentiment d’inutilité, tels sont les avantages d’un choix fortement identitaire. Plus que l’islam, c’est la volonté de se prouver à soi-même et aux autres que l’on est capable de se soumettre à des règles contraignantes qui est le véritable facteur de conversion. On retrouve ici des processus similaires à ce que l’on repère dans l’espace occidental. Aussi mondialistes que nos « altermondialistes », « branchés » sur le reste du monde musulman et supporters d’une alternative à la domination occidentale, les salafistes sont partisans d’une approche individualisée et « authentique » de la religion. Ils renforcent leurs positions car la globalisation en cours pousse les individus à se construire de nouvelles identités valorisant des terroirs réels ou imaginaires.

Ces différents courants renvoient à des espaces particuliers, qu’il nous faut maintenant aborder. Dans la réalité, les positions sont moins marquées et l’on peut, par exemple, trouver des traditionalistes en ville. Mais pour plus de clarté nous choisissons de schématiser quelque peu. À propos des campagnes, il faut insister sur l’attachement aux traditions que l’on y repère. Il ne s’agit pas de la mode du « retour à la tradition » mais bien du maintien d’une conception « traditionnelle » du monde. Dans les villages musulmans, les vieux imams autoproclamés continuent, comme à l’époque soviétique, de célébrer les rites familiaux. Le plus souvent autodidactes, ils ne lisent pas l’arabe et ont recours aux compromis qui se sont forgés pendant des siècles : l’alcool n’est interdit que durant la partie publique des cérémonies religieuses. Relais du passé, ils remplissent leurs fonctions de conseil auprès des villageois et bénéficient d’un niveau de confiance élevé. Dans ce contexte, l’arrivée d’un jeune imam, formé à l’étranger et promoteur d’un islam plus rigoureux, est considérée comme une provocation. Nourrissant un fort ressentiment face à ces jeunes « intellos » qui tentent de prendre leur place, les vieux imams se refusent à modifier les pratiques qui ont permis à l’islam de survivre pendant les décennies d’athéisme officiel. En réaction, une certaine « gérontophobie » transparaît dans les brochures des salafistes.

L’islam des campagnes est concurrencé par l’islam « théorique » des villes, ces lieux de modernité où le rapport à la foi s’est individualisé. La religiosité y tient une place importante sans déboucher pour autant sur une pratique régulière. Pour la majorité des citadins, croire ne signifie pas adhérer de façon univoque à une religion: ils sont maîtres de l’emploi qu’ils font du religieux comme marqueur identitaire, source morale ou norme de comportements. La foi est individualisée : chacun y puise ce qu’il souhaite, en donne une lecture plus ou moins personnelle, la conjugue avec d’autres croyances et la pratique à des rythmes divers. À ce titre, la religion de Mahomet, qui ne sépare pas le temporel du spirituel, subit plus brutalement que les autres le choc de l’individualisation. La déstabilisation sociale entraînée par la modernisation y est plus sensible. Cela favorise une lecture exclusivement sécuritaire des changements en cours dans l’islam. La peur du terrorisme est liée à cette « crise » de l’islam urbain. C’est dans les villes en situation de déclin économique que les courants salafistes attirent les jeunes les plus désœuvrés sous couvert de discours de rupture. Le cas le plus connu est, au Tatarstan, Naberejnye Tchelny (siège de l’entreprise automobile Kamaz), qui est devenue la base de courants radicaux nationalistes et islamistes, parfois liés aux milieux mafieux. La prison est par excellence un espace d’embrigadement : le rappeur à la mode parmi les bandits de Russie est Timour Moutsouraev, dont certaines chansons encensent les combattants du djihad.

Les « nouveaux musulmans »

Un élément décisif pour l’avenir de l’islam russe est l’arrivée de « nouveaux musulmans », ces migrants économiques venus des anciennes républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale (5). L’installation de croyants souvent plus rigoristes que leurs coreligionnaires de Russie provoque un brassage au sein de la communauté musulmane. On voit ça et là apparaître des mosquées dédiées à tel ou tel groupe ethnique et les pratiques ostentatoires des nouveaux musulmans incommodent les musulmans autochtones : les commentaires des journaux tatars sont critiques, lors de chaque fête musulmane, sur le blocage de l’avenue de la Paix à Moscou (Prospekt Mira) par les milliers de migrants en prière. Les tiraillements entre les différents groupes ethniques s’inscrivent dans le contexte patriotique du renouveau de la puissance russe depuis les années 2000. La fierté retrouvée des populations slaves nourrit les questionnements sur l’héritage impérial : « Nous les avons aidés à l’époque soviétique et ils nous ont quittés : que veulent-ils de nous désormais ? ». Des discussions ont lieu actuellement sur la nécessité ou non d’instaurer un régime de visa pour les citoyens des pays de l’ex-URSS. Les émigrés servent souvent de boucs émissaires et les tensions aboutissent parfois à des épisodes de violences. L’insatisfaction des populations locales s’exprime politiquement à travers de nouveaux modes d’expression : en juillet 2013, pour protester contre la présence d’une forte communauté caucasienne (6), les habitants de la petite ville de Pougatchev ont bloqué l’autoroute Saratov-Samara et diffusé les vidéos de leur action sur les réseaux sociaux. Or, en consultant ces sources, on remarque que l’appartenance religieuse n’est pas mentionnée dans les raisons de la colère des habitants. De manière générale, le sentiment xénophobe s’adresse aux étrangers dont on craint les menaces potentielles. Mais l’islam en tant que tel n’est pas une cause de rejet. L’histoire longue des relations étroites entre les populations orthodoxes et musulmanes garantit une tolérance mutuelle. Mais la question migratoire reste une source de tensions pour l’avenir.

Les influences extérieures

Ce thème est surinvesti par les médias russes. Les discours sur l’ingérence étrangère permettent au pouvoir de se dédouaner à bon compte. Mais ils contiennent aussi une part de vérité. Après la chute de l’Union soviétique, des réseaux missionnaires internationaux se sont implantés en Russie : le Tablighi Jamaat pakistanais, le mouvement Nourdjou turc et un parti islamiste internationaliste, le Hizb ut-Tahrir. Ce dernier est particulièrement influent en Asie centrale et au Caucase : prônant l’islamisation par le bas, il a pénétré le tissu social grâce à un système d’entraide islamique (actions caritatives, aide aux plus démunis, prêts d’argent à taux zéro, encadrement scolaire gratuit dans ses écoles coraniques clandestines) (7). Le gouvernement russe a réagi à partir du milieu des années 2000 en rejetant les organisations transnationales dans la clandestinité. Mais l’arrivée continue de migrants en provenance des pays méridionaux de l’ex-URSS fait craindre un regain des courants étrangers. La récente nomination de Kamil Samigoulline, théologien de 28 ans et mouride d’un cheikh de Turquie, comme mufti de la DUM du Tatarstan marque un renforcement de l’influence turque sur l’islam de Russie. À travers ses diasporas, les nouvelles technologies et le commerce international, la Russie se trouve intégrée de plain pied dans les réseaux de l’islam mondialisé. La rhétorique djihadie, qui construit un univers de sens justifiant un passage à la violence armée, se développe en Russie. Nous allons voir que son impact varie en fonction des régions concernées.

Diversité d’un islam « territorialisé »

L’islam est aussi divers que le territoire de la Russie sur lequel il est présent depuis des siècles. Les deux principales zones de peuplement musulman sont le Caucase et la région Volga-Oural. Situés au cœur de la Russie d’Europe, les peuples de la moyenne-Volga ont participé au processus d’occidentalisation. Cette région se différencie du Caucase par une intégration plus ancienne à l’espace russe, une plus grande familiarité avec les cultures européennes et un niveau plus élevé d’urbanisation. À la différence des peuples caucasiens, qui ont maintenu des modes de vie familiaux plus traditionnels, les peuples musulmans de la région Volga-Oural connaissent une décélération de leur croissance naturelle, en particulier de la natalité. Les peuples du Caucase ont aussi un rapport plus communautaire à la foi. À l’intérieur de ces deux macro-régions, on note des différences notables entre les régions, selon leur composition ethno-confessionnelle : dans les oblasts où les musulmans représentent des minorités (25% en Adyguée ; 4% dans l’oblast de Rostov ; 15 à 25% en Ossétie du nord), les DUM servent à défendre les intérêts des musulmans. Dans les républiques où les groupes majoritaires sont de tradition musulmane (50% au Tatarstan, 60% au Bachkortostan, de 55 à 85% en Karatchaïévo-Tcherkessie ; de 60 à 90% en Kabardino-Balkarie ; de 75 à 90% en Ingouchie et au Daghestan), l’islam est « cohérent » comme religion communautaire et support de légitimation politique. D’importantes communautés musulmanes peuplent les grandes villes de Russie comme Moscou (qui compte au moins deux millions de musulmans), Saint-Pétersbourg ou Iekaterinbourg. En termes d’image, il est regrettable que la région Volga-Oural soit souvent négligée lorsqu’il s’agit d’évoquer l’islam de Russie. Si le Caucase et ses violences récurrentes font l’effet d’un repoussoir, la moyenne-Volga représente un modèle de coexistence pacifique entre les grandes religions.

La région Volga-Oural

Vers la fin du « modèle » tatar ?

Première minorité de Russie avec 6 millions de représentants, dont un tiers seulement vivent au Tatarstan, les Tatars se définissent comme musulmans en référence aux Russes orthodoxes. Des travaux récents sur la religiosité des jeunes montrent que 70% des Tatars interrogés se disent « musulmans ». Parmi eux, 46,7% célèbrent les fêtes religieuses, 56% possèdent un Coran mais 50,2% d’entre eux ne vont jamais à la mosquée. Même parmi les pratiquants, la part est faible de ceux qui respectent les obligations musulmanes (les cinq prières quotidiennes, le jeûne, l’aumône, les dons et le pèlerinage à la Mecque). Fiers de leur tradition d’avant-garde éclairée, les Tatars, plus sécularisés que les autres musulmans de Russie, se veulent les promoteurs d’une version modérée de l’islam. En 2005, l’inauguration de la mosquée Kul-Sharif, à côté d’une église orthodoxe, dans le Kremlin de Kazan, a symbolisé l’apogée de cet islam européen et tolérant. Or l’image du Tatarstan comme terre de concorde a été mise à mal par les attentats du 19 juillet 2013 (8). L’attaque contre le mufti et son adjoint a mis en lumière les rivalités internes à l’oumma du Tatarstan et la fragilité du « modèle tatar ». Avant-garde désormais contestée, les Tatars sont divisés sur la voie à suivre pour raviver les croyances et moderniser leur « religion ethnique ». Les luttes d’influence autour du contrôle des mosquées s’étaient intensifiées depuis quelques années entre la DUM du Tatarstan et de puissants groupes de pression salafistes. Sous le mandat du premier mufti, Gabdullah Galioulline, l’activité de la DUM fut politique plus que confessionnelle. À partir de 1998, le nouveau mufti, Gusman Iskhakov, fit de la loyauté au régime local l’axe principal de son action. L’ingérence de l’État dans les affaires musulmanes devint une spécificité tatare : les administrations locales versent tous les mois un salaire aux imams rattachés à la DUM. À tel point que la séparation entre les instances religieuses et les autorités régionales apparaît aujourd’hui comme purement déclarative. Pour les dirigeants politiques, la référence aux valeurs islamiques des Tatars est un instrument puissant de légitimation. Depuis 1991, l’Uraza-bajram est célébré à l’intérieur du Kremlin de Kazan par des prières qui rassemblent des dizaines de milliers de personnes. Chaque année, le Kremlin est au cœur des célébrations de la prise de Kazan par les troupes d’Ivan le Terrible en 1552. Dans ce contexte de convergence des intérêts entre la DUM et le gouvernement tatar, il ne reste aux croyants « non compromis » avec le pouvoir qu’à accepter les offres de soutien venues de l’étranger. Ils s’engagent dans des courants hétérodoxes rapidement condamnés pour « wahhabisme ». La pression exercée sur les courants radicaux avant les Universiades de Kazan en juillet 2013 a peut-être permis d’éviter une action terroriste. Mais la nomination de Kamil Samigoulline comme mufti suffira-t-elle à faire retomber la tension née des attentats de 2012 ?

Le Bachkortostan, la voie du pragmatisme

La situation est moins tendue au Bachkortostan voisin, l’autre grande région musulmane de la Volga-Oural, qui profite d’une réputation de quiétisme. Nomades jusqu’au début du XXe siècle, les Bachkirs se définissent par rapport aux Russes, qui représentent 40% de la population, mais surtout par rapport à leurs rivaux de toujours, les Tatars, qui représentent 30% de la population de la république. Quand ils veulent se distinguer de ces derniers, les Bachkirs insistent sur leurs croyances tengristes antéislamiques : on compte ainsi trois mosquées à Oufa contre 26 à Kazan. D’autre part, la division institutionnelle de l’islam local a limité la remontée des conflits religieux au niveau politique : les musulmans locaux sont partagés entre la TsDUM de Talgat Tadjouddine (138 communautés affiliées) et la DUM du Bachkortostan (202 communautés). Les autorités régionales ont pris leur distance avec les instances musulmanes après avoir un temps favorisé la DUM du Bachkortostan. L’islam est donc moins politisé qu’au Tatarstan. Mais il n’est pas socialement marginal : à l’heure actuelle, 792 mosquées fonctionnent en Bachkirie, contre moins de 20 en 1986. On compte une dizaine de madrasas contre aucune à l’époque soviétique. Parmi la centaine de jeunes qui terminent chaque année un cycle d’études coraniques à l’université islamique d’Oufa, une vingtaine poursuivent leur cursus à l’étranger (notamment à l’université Al-Azhar du Caire) et une dizaine sont nommés imams. On assiste actuellement à une remontée de la pratique religieuse parmi les enfants des familles turcophones. Confronté à des débats qui débordent son cadre territorial (comme lors du djihad lancé en avril 2003 par Tadjouddine contre les pays de la coalition anti-irakienne), le régime bachkir, plus ouvert et dynamique depuis le départ de Mourtaza Rakhimov, privilégie un modèle multi-culturaliste de neutralité confessionnelle. La déstabilisation du Tatarstan valorise ce modèle plus laïc et moins islamo-centré. Mais une montée des désordres n’est pas à exclure : la présence d’enclaves salafistes et les appels des « moudjahidines du Tatarstan » à étendre la lutte sur le territoire du Bachkortostan inquiètent les responsables locaux.

L’islam en minorité : les autres régions de la Volga-Oural

Dans les régions où les musulmans sont minoritaires, des communautés ont émergé localement au début des années 1990, mais sans que le besoin ne se fasse sentir de créer des structures représentatives centralisées. Au début, la TsDUM n’a accordé aucune attention à ces musulmans « périphériques ». Cela leur a permis d’être épargnés par les luttes intestines. Les 50 mille musulmans de la république de Mordovie (soit 6% de la population) se trouvent sous l’influence du pôle de Kazan et ce n’est qu’en 2000 qu’une DUM de Mordovie a vu le jour. Rattachée à la TsDUM, elle intègre 12 des 17 communautés de la région et est basée dans l’important village tatar de Belozeria (situé à 20 kilomètres au nord-est de Saransk). Ce village est considéré comme l’un des centres du salafisme en Russie depuis qu’en 1997, un émissaire de l’extrémiste d’Astrakhan Ayoub Omarov y a installé ses quartiers. On compte 8 mosquées pour 3000 habitants. La vente d’alcool y est interdite, chaque famille compte au moins trois enfants et les habitants pratiquent les cinq prières quotidiennes. Leur vie se déroule selon les préceptes de l’islam (9). En réaction, les autorités locales ont créé une DUM concurrente avec les cinq communautés restantes. Installée à Saransk, supervisant la construction de la nouvelle mosquée de la ville, elle est chargée de lutter contre l’influence salafiste. La tension est palpable et l’arrivée de « nouveaux musulmans » pour construire le stade du Mondial de football 2018 pourrait envenimer la situation. Un autre village salafiste a attiré l’attention des médias : Srednaia Eliuzan dans l’oblast de Penza, sur lequel une étude a été publiée en français (10). Le 25 juin 2013, l’un des imams a été arrêté pour extrémisme.

L’oblast d’Orenbourg (dont la population musulmane est composée de 150 000 Tatars et de 120 000 Kazakhs) occupe une position stratégique à la frontière du Kazakhstan. Écartelée entre les pôles d’Orenbourg (où se trouve la DUM, fondée en 1994) et de Bougourouslan (situé à la frontière avec l’oblast de Samara), l’oumma locale s’est divisée après la révélation de la présence d’un Tatar formé à Bougourouslan parmi les preneurs d’otage de Beslan. Les autorités locales ont expulsé le mufti autoproclamé de Bougourouslan, Ismagil Changareev, dont les activités éducatives et éditoriales étaient financées par de l’argent saoudien (11).

La république d’Oudmourtie (qui compte 100 000 Tatars) a été victime d’une tentative du même Ismagil Changareev de créer une DUM concurrente à la DUM d’Oudmourtie, fondée sous l’égide du gouvernement local en 1994. La situation est encore plus tendue dans les oblasts méridionaux de Saratov et d’Astrakhan.

À Saratov (qui compte 80 000 Kazakhs et 60 000 Tatars), l’islamisme est un élément du jeu politique : pour affaiblir un concurrent, un député local a diffusé fin mai 2013 un reportage télévisé sur « Saratov, cœur du wahhabisme en Russie ». La contestation des faits par Mikaddas Bibarsov, mufti de la DUM de Saratov, n’a pas suffi à éteindre le scandale. L’oblast d’Astrakhan (qui compte 150 000 Kazakhs, 60 000 Tatars et de nombreuses minorités du Nord-Caucase) est particulièrement sensible à toute tentative de déstabilisation. Situé aux portes du Caucase, il se trouve sous l’influence des réseaux caucasiens. L’arrivée de jeunes Daghestanais, qui se rassemblent chaque vendredi dans la mosquée « rouge » du centre-ville, favorise la montée des courants salafistes.

En comparaison, l’oblast d’Oulianovsk est quelque peu préservé du fait de son éloignement du Caucase. Cela n’a pas empêché une tentative de schisme au début des années 2000. Seule l’élection du général Chamanov comme gouverneur de l’oblast a permis de mettre fin aux activités d’une organisation islamiste liée à des groupes criminels locaux. Mais l’emploi de la force a délégitimé une DUM locale compromise avec les autorités régionales.

Pour l’instant, la situation parmi les communautés musulmanes de Sibérie semble sous contrôle. Les Tatars y sont bien intégrés et occupent des emplois qualifiés, notamment dans les activités pétrolières. On note cependant la condamnation, en mai 2013, de deux imams originaires d’Ouzbékistan par un tribunal de Novossibirsk. Le risque existe donc d’une propagation de mouvements radicaux parmi les communautés musulmanes de Sibérie, avec les conséquences que cela pourrait avoir (12).

Le Nord-Caucase

La situation de l’islam au Nord-Caucase se lit d’abord à travers le prisme du radicalisme puisque la majorité des groupes salafistes de Russie y sont présents. Il subsiste une forte tradition soufie notamment en Tchétchénie et au Daghestan, où le salafisme est très présent. Partisans d’un « islam purifié » sans intermédiaire entre Dieu et les hommes, les salafistes condamnent les pratiques soufies (le culte des saints et le recueillement sur leurs tombes) et rejettent l’école shaféite, pourtant très majoritaire au Daghestan, en Tchétchénie et en Ingouchie. La quinzaine d’ordres soufis présents au Daghestan, divisés selon un critère ethnique et qui jouissent d’une grande autorité auprès de la population, se sont ralliés aux autorités officielles. L’influence « wahhabite » s’est renforcée lors de la première guerre de Tchétchénie, mais le gouvernement russe fut capable de contenir le conflit à l’intérieur des frontières de la république sécessionniste. La seconde guerre a commencé avec l’invasion du Daghestan par des Tchétchènes, qui avaient pour objectif la création d’un califat du Caucase. La lutte a impliqué des réseaux islamistes internationaux, qui fournissaient l’argent, l’armement et les combattants. Aujourd’hui, la situation en Tchétchénie s’est normalisée mais la violence est endémique entre les deux camps ennemis. La république est contrôlée par Ramzan Kadyrov qui maintient l’ordre en usant de la méthode forte. Mais si la violence a décliné en Tchétchénie, elle s’est propagée ailleurs : en Ingouchie en juin 2004, à Beslan en septembre 2004, en Kabardino-Balkarie en octobre 2005 et jusqu’à Moscou. Le gouvernement russe rend les mercenaires étrangers responsables de la diffusion de la violence. Or celle-ci tient surtout à des facteurs domestiques et l’on peut dire que la politique du tout répressif voulue par Vladimir Poutine a accéléré la diffusion de l’islamisme radical dans la région. C’est notamment le cas au Daghestan où la lutte entre l’islam officiel des DUM, soutenu par les ordres soufis, et les groupes salafistes fait encore des dizaines de morts chaque mois. Les autorités ont systématiquement recours à la force pour neutraliser les membres des courants radicaux, qui critiquent les « déviations » autorisées par les pouvoirs religieux officiels. Des jeunes qui avaient étudié la théologie dans des madrasas du Moyen-Orient et qui pratiquaient différemment mais pacifiquement les traditions locales ont été arrêtés et torturés. L’usage de telles méthodes ne peut que radicaliser les jeunes convertis. Les groupes de combattants islamistes opèrent de manière clandestine pour commettre des attentats. En outre, la corruption et la pauvreté ont contribué pour beaucoup à la popularité de l’islam radical. Le taux de chômage pour le Nord-Caucase est de plus de 50% et les salaires sont inférieurs d’un tiers à la moyenne en Russie. La population dénonce la corruption des autorités locales, rendues responsables de l’absence d’investissements étrangers. Les clans au pouvoir sont accusés de monopoliser les ressources, de s’emparer des subventions envoyées par Moscou et de réprimer les opposants. Le discours des salafistes, insistant sur le fait que sous la loi islamique, le vol et la corruption ne seront pas tolérés, séduit les populations. Les divisions qui limitent la diffusion de l’islam radical sont nombreuses. Le clivage entre jeunes et vieux se retrouve dans tout le Nord-Caucase et les tensions ethniques y restent nombreuses et vives : les Balkars et les Tcherkesses revendiquent leur propre république, séparée de celles des Kabardins et des Karachaïs auxquelles ils sont rattachés ; au Daghestan, la domination des Avars est contestée par les Darghins (15% de la population) mais aussi par les gens de la plaine (majoritairement Koumyks).

Conclusion : La Russie, un pays comme les autres

On voit finalement que les musulmans de Russie auraient un rôle déterminant à jouer dans la vie politique de leur pays, mais que les divisions institutionnelles et autour des versions plus ou moins conformes de l’islam ont jusqu’ici empêché une telle évolution. En même temps, ces divisions limitent le développement du fondamentalisme islamique. De même, l’ancrage historique de l’islam en Russie et la tradition de tolérance interconfessionnelle incitent à l’optimisme. À travers le cas de la région Volga-Oural, la Russie montre qu’elle est un exemple de cohabitation pacifique des monothéismes. Mais le succès des Universiades de Kazan de juillet 2013 n’augure en rien de la façon dont se dérouleront les Jeux Olympiques de Sotchi en 2014. La Russie est confrontée à des évolutions similaires à celles des pays occidentaux, c’est-à-dire un désenchantement doublé de quêtes identitaires radicales. Cela nous renvoie à des problématiques familières – l’estime de soi retrouvée dans le djihad par certains jeunes gens des banlieues françaises – de ripostes identitaires face à la perte de sens associée à une modernité qui prend très souvent le visage de l’Occident. Le danger est dans la montée de l’individualisme et non dans les luttes institutionnelles ou l’absence de partis musulmans (comme le déplorent certains analystes qui évoquent la discrimination dont les musulmans seraient victimes en Russie). Le modèle tchétchène d’islamisation de la société comme moyen de couper l’herbe sous le pied des islamistes n’est pas exportable dans le reste de la Russie musulmane. Les scénarios envisageables en Russie dépendront donc pour beaucoup du contexte international. Si aujourd’hui, le gouvernement russe condamne les livraisons d’armes à l’opposition syrienne, c’est qu’il cherche avant tout à limiter les risques sur son propre territoire. Les Russes n’oublient pas la mort des écoliers de Beslan, en septembre 2004. De leur côté, les chancelleries occidentales savent que Moscou est aussi sensible qu’elles au risque de récupération d’armes chimiques par des groupes islamistes. Dans le contexte d’une prolifération des armes de destruction massive, la crise syrienne montre l’ampleur du gouffre devant lequel se tient, au-delà de la Russie, l’ensemble du monde occidental. Le temps presse pour mettre sur pied un véritable partenariat stratégique.

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1. Dans un article récent, Marie Mendras n’évoque à aucun moment la présence de musulmans en Russie. Voir « Syrie : heure de vérité pour la diplomatie du “niet !” », Le Monde, 11 sept. 2013.

2. Jean Radvanyi, « Quelques réponses à une question non posée : l’islam et le recensement de la population de Russie en 2002 », Islam et politique en ex-URSS, sous la dir. de Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse, IFEAC, L’Harmattan, 2005, p. 159-169.

3. Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, à l’épreuve des totalitarismes 1914-1974, Paris, Gallimard, 2010.

4. Voir les travaux d’Enver Kisriev, Islam i vlast v Dagestane (L’islam et le pouvoir au Daghestan) Moscou, OGI, 2004.

5. Selon les données du recensement de 2010, les Ouzbeks sont les plus nombreux parmi les immigrants étrangers, suivis des Ukrainiens et des Tadjiks. Alain Blum, « Instabilités démographiques », Regards de l’Observatoire franco-russe, Russie 2013, Paris, éditions Le Cherche-midi, 2013, p. 166.

6. Après le décès du jeune Ruslan Marzhanov (20 ans) lors d’une rixe : http://www.gazeta.ru/social/2013/07/11/5422501.shtml

7. Sur la situation au Caucase et en Asie centrale, voir Éclats d’empire, Asie centrale, Caucase, Afghanistan, Paris, Fayard, 2013.

8. Voir Le Torrivellec Xavier, « Tatarstan : mythes et réalités d’un réveil religieux », Regards de l’Observatoire franco-russe, Russie 2013, Paris, éditions Le Cherche-midi, 2013, p. 276-279.

9. Consulter les reportages passionnants réalisés sur le village et ses habitants : http://akkul.wordpress.com/

10. Lilia Sagitova, « Sociologie religieuse d’une communauté tatare aux contours mouvants », L’islam en Volga-Oural, regards de l’intérieur, numéro thématique, Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 42, n° 2, juin 2011, ss. la dir. de Xavier Le Torrivellec, p. 91-110.

11. Venalij Amelin, « Les recompositions internes dans l’islam de l’oblast d’Orenbourg », L’islam en Volga-Oural, regards de l’intérieur, numéro thématique, Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 42, n° 2, juin 2011, ss. la dir. de Xavier Le Torrivellec, p. 17-40.

12. Le Torrivellec Xavier, « La Sibérie, prochaine cible des islamistes. Pourquoi Moscou s’entête à soutenir Assad », Le Monde, 31 oct. 2012.



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