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À quoi ressemblera la « Russie d’après » ?

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
7 avril 2024
Quatrième chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF : https://www.rtbf.be/article/l-il-de-moscou-a-quoi-ressemblera-la-russie-d-apres-11355424 




La question peut sembler surprenante, voire saugrenue. En effet, la guerre en Ukraine se poursuit et nul ne croit qu’elle cessera cette année ; et si l’hypothèse d’une victoire militaire de Kiev semble de moins en moins crédible, personne ne sait quels sont les objectifs du Kremlin et jusqu’où ira le conflit.

Rappelons en outre que ni la chute de l’URSS, ni l’ascension de Poutine, ni l’annexion de la Crimée et ses prolongements n’avaient été anticipés : tout exercice prospectif doit donc être conduit avec la plus grande humilité. Mais l’ampleur des changements en cours en Russie incite tout observateur curieux à s’interroger sur leur nature et leur (ir) réversibilité.

Révolution économique

Sur le plan économique, ce à quoi l’on assiste est ni plus ni moins que la remise en cause du modèle de développement en place depuis le début des années 1990, qui reposait sur l’achat de technologies occidentales grâce à la rente des hydrocarbures.

Les Russes investissent – enfin – dans leur pays, et les priorités du gouvernement depuis 2014 – substitution d’importation et souveraineté – cessent d’être de simples slogans. Une nouvelle géographie économique émerge, soutenue par les dépenses militaires – qui favorisent nombre de régions jusqu’ici perdantes de la transition post-soviétique – et des projets d’infrastructures colossaux, notamment en Extrême-Orient (le BAM et le transsibérien recevront à eux seuls plus de 35 milliards d’euros ces prochaines années pour accroître les capacités de transport de fret vers l’Asie).

Déchristianisation

Des évolutions toute aussi significatives sont à l’œuvre au sein de la société russe. L’omniprésence politique de l’Église orthodoxe ne saurait occulter la déchristianisation en cours, qu’illustrent notamment la moindre fréquentation des lieux de culte et certaines enquêtes d’opinion (66% des Russes se disent Orthodoxes contre 76% en 2004).

À moyen terme, la population sera moins nombreuse, encore plus concentrée à Moscou, Saint-Pétersbourg et sur le littoral de la mer Noire, moins russe (les Russes ethniques représentent aujourd’hui un peu moins de 81% de la population de la Fédération) et plus musulmane.

Par ailleurs, on constate que la Sibérie orientale et l’Extrême-Orient continuent de se dépeupler malgré les généreux programmes d’aides du gouvernement et le "tournant vers l’est" proclamé (7,8 millions de personnes seulement vivent à l’Est du Baïkal).

Politiques internes

Les choses semblent en apparence plus figées en ce qui concerne les processus politiques internes. Il est vrai que les illusions sur la transition post-communiste ont fait long feu ; certes, la Russie n’est pas a priori inéligible à la démocratie, mais les pesanteurs historiques et la perte d’attractivité du modèle occidental jouent pleinement.

Les choses peuvent-elles changer avec le départ de Poutine, vraisemblable en 2030 ? Le processus sera sans doute très verrouillé et il est bien possible que le successeur de l’actuel chef de l’État soit lui aussi issu des "services". Mais le facteur générationnel ne doit pas être sous-estimé : le prochain dirigeant de la Russie, quel qu’il soit, ne sera pas hanté par la perte de l’empire et l’éclatement de l’URSS.

Une rupture définitive avec l’Occident ?

Enfin, la rupture avec l’Occident est-elle définitive ? Même si la guerre d’Ukraine devait cesser en 2025 et si des négociations reprenaient avec les Américains et les Européens, il est évident que le Kremlin ne renoncerait pas à l’immense acquis que représente à ses yeux la réorientation de ses flux commerciaux (l’Asie représentait 70% de son commerce extérieur en 2023 alors qu’en 2013, dernière année "normale", l’UE comptait pour 49% des échanges de la Russie).

Reste que les trois quarts de la population russe se trouvent dans la partie européenne du pays et que, malgré les déceptions vis-à-vis de l’Europe, les Russes ne se sentent pas asiatiques culturellement. Dans ce contexte, l’avenir du continent après la guerre d’Ukraine dépendra aussi de l’attitude des Occidentaux.

Les partisans du "cordon sanitaire" – qui font pendant à ceux, en Russie, de la "frontière épaisse" pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’historienne Sabine Dullin – garderont-ils la main ? Ou verra-t-on une nouvelle génération de responsables politiques tenter de faire mieux que leurs aînés à l’issue de la Guerre froide et reprendre le flambeau de la (vraie) grande Europe.




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