Sixième chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF : https://www.rtbf.be/article/l-il-de-moscou-les-enjeux-de-la-visite-de-vladimir-poutine-a-pekin-11374111Le président russe,
réélu en mars et
investi la semaine dernière en grande pompe au Kremlin, est attendu les 16 et 17 mai
en Chine pour une visite d’Etat. Il s’agira du premier déplacement à l’étranger de son cinquième mandat. Vladimir Poutine sera pour l’occasion accompagné de la plupart des membres
du nouveau gouvernement formé en début de semaine. S’exprimant la veille de son départ dans un entretien accordé à l'agence de presse Xinhua, le chef de l’Etat russe a une nouvelle fois souligné que la relation bilatérale était à son niveau le plus élevé de l’histoire.
Rapprochement russo-chinois depuis la fin de la Guerre froide
Depuis la fin de la Guerre froide et la normalisation entre Moscou et Pékin initiée par Mikhail Gorbatchev en mai 1989, les Occidentaux n’ont guère prêté attention au rapprochement russo-chinois. Le traité de 1996 instaurant un Partenariat stratégique n’a pas été pris au sérieux, tout comme celui signé en 2001 par le jeune président Poutine. La Russie était alors considérée comme quantité négligeable, et l’hypothèse d’un axe stratégique alternatif au partenariat avec l’Occident jugé fantaisiste. Les analyses mettaient plus volontiers l’accent sur les pommes de discorde potentielles entre Moscou et Pékin – immigration chinoise massive en Sibérie et tensions en Asie centrale, entre autres – ou sur l’indifférence mutuelle.
Depuis le début de la guerre d’Ukraine, le narratif dominant a cependant évolué : on pointe désormais la vassalisation progressive de la Russie, prix à payer pour ses choix géopolitiques et son refus de l’ordre occidental. Ce n’est que très récemment, après que le renseignement américain a recueilli des éléments sur l’ampleur et la nature du soutien chinois à Moscou, que les perceptions ont commencé à évoluer en Europe.
Une accélération ces dernières années
Il est vrai que le partenariat russo-chinois a changé d’échelle et que nul ne conteste plus son caractère stratégique. Le volume des échanges bilatéraux a atteint 240 milliards de dollars en 2023, alors qu’il ne dépassait pas 70 milliards en 2016. Et rien n’indique qu’il s’agisse d’un feu de paille : sur les quatre premiers mois de cette année, le commerce entre la Russie et la Chine a encore augmenté de près de 5%. La Chine achète massivement des hydrocarbures en provenance de Russie, fournit à cette dernière des composants essentiels à son effort de guerre et se substitue dans de nombreux secteurs – construction automobile, chimie, équipements – aux entreprises occidentales ayant décidé de quitter le marché russe. Le Kremlin est confiant sur la solidité et la pérennité du partenariat avec la République populaire, la relation personnelle entre les présidents y contribuant puissamment.
Quels sont les objectifs de la visite de Vladimir Poutine à Pékin ?
Quels sont les objectifs de la visite de Vladimir Poutine à Pékin ? Sur le plan politique, il s’agira de montrer à l’Occident et au reste du monde la réalité du rapprochement entre les deux géants eurasiens.
À l’approche du sommet de Genève sur l’Ukraine
et alors que Xi Jinping rentre de Paris, la partie russe voudra sûrement écouter les avis de la partie chinoise et s’assurer qu’aucune inflexion n’est à attendre. Il est en outre probable que les deux présidents évoquent le prochain sommet des BRICS –
élargis à plusieurs nouveaux membres – qui se tiendra cet automne à Kazan et qui constituera un autre moment fort de la diplomatie russe en direction du "Sud global".
S’agissant de l’économie, Moscou s’inquiète de la frilosité des banques chinoises – qui sont plus regardantes sur leurs transactions avec les entreprises russes de crainte de sanctions américaines – et s’impatiente dans
le dossier Force de Sibérie 2, le projet de gazoduc devant permettre à Gazprom d’augmenter ses exportations de 50 milliards de mètres cubes et de compenser partiellement ses pertes sur le marché européen.
Plus fondamentalement, le Kremlin entend institutionnaliser les liens intergouvernementaux tout en cherchant à faire monter en gamme les coopérations et à obtenir plus d’investissements directs chinois, jusqu’ici assez limités.
Une amitié "sans limite" ?
La nouvelle amitié russo-chinoise, présentée comme "sans limite" à l’issue de la visite de Xi Jinping à Moscou en mars 2023, a-t-elle vocation à être "éternelle" pour paraphraser le slogan soviétique des années 1950 ?
Côté russe, on ne voit en tout cas pas ce qui pourrait la remettre en question. On souligne volontiers les complémentarités économiques et l’absence de contentieux politiques avec la Chine (qui veille pour sa part à respecter la susceptibilité du Kremlin et à ne pas accréditer le moindre soupçon sur d’éventuelles arrière-pensées stratégiques). La construction de vastes infrastructures en Sibérie orientale et le glissement du centre de gravité mondial vers l’Asie confortent les dirigeants russes dans leur "tournant vers l’Est".
Pourtant, trois facteurs au moins doivent être pris en compte. D’une part, l’identification persistante d’une large majorité de la population et des élites russes à la culture européenne. D’autre part, les risques stratégiques croissants (Corée du Nord, Taïwan, etc.) en Asie. Enfin, l’issue de la guerre d’Ukraine et "l’après". Contrairement à une idée largement répandue, la Chine ne craint pas une victoire russe et une Russie forte (qui serait de toute façon beaucoup plus faible qu’elle et ne la menacerait nullement) ; en revanche, elle a beaucoup à perdre à la fin de la confrontation russo-occidentale, qui redonnerait des marges de manœuvre au Kremlin et rendrait plus périlleux son face-à-face avec les Etats-Unis.
Photos du site kremlin.ru